Le Théâtre d’hier/Alexandre Dumas Fils/Le réalisme et l’observation — Le Demi-Monde

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IV

LE RÉALISME ET L’OBSERVATION.


Le Demi-Monde.


Outre la science raisonnée du théâtre, M. Alexandre Dumas a le don, qui est une vue particulière des hommes et des choses, la vue en scène, si je puis ainsi dire. Appelez-la vérité, réalisme, sens de la vie, cette faculté est propre à l’auteur dramatique. « C’est un caprice de la nature, qui vous a construit l’œil d’une certaine façon, pour que vous puissiez voir d’une certaine manière, qui n’est pas absolument la vraie, et qui cependant doit paraître la seule, momentanément, à ceux à qui vous voulez faire voir ce que vous avez vu[1]. » Molière voit Tartuffe sur le théâtre ; La Bruyère perce à jour Onuphre dans le cabinet : tous deux ont vu juste. En vain nous va-t-on répétant, en ces dernières années, qu’il suffit de regarder, d’écouter et de noter, pour observer et faire des pièces vraies. Suffit-il d’entendre, en bonne place, les Huguenots, l’Africaine, et Sigurd pour être musicien ? Imaginez le théâtre le plus libre du monde : je défie qu’on n’y soit sans cesse occupé à déranger et arranger la réalité. L’air de vérité est à ce prix ; tout de même l’actrice de vingt ans, qui tient un rôle de duègne, discipline l’indépendance folle de ses frisons sous l’austère bandeau de cheveux gris, et simule, à grand effort, le ravage des rides et l’outrage du temps. — Mais le théâtre de l’avenir ne confiera les rôles de duègne qu’à une duègne. — Mais si la bonne dame a ses rhumatismes… ?

Nous sommes donc ramené à cette irritante question du réalisme théâtral ; et il nous en faut réjouir : car là aussi se voit à plein l’homme de théâtre qu’est M. Alexandre Dumas.

Entre la passion lyrique du romantisme, l’équilibre loyal d’Émile Augier, et l’ingénieuse industrie de Scribe il a pris position nettement. Il n’est point allé au réalisme par aventure. Il s’est d’abord orienté dans cette région que Balzac avait défrichée. Il a pointé vers les questions sociales, vers les irréguliers de la vie ; il y a découvert des infamies courantes et justifiées au nom d’une morale supérieure. Dans l’atelier du peintre Paul Aubry traînent encore quelques souvenirs de la fantaisie romantique. Mais dans, le monde des pêches à quinze sous, dans le salon de Mme Durieu qui communique avec l’office, dans la mansarde de Clara, auprès du berceau du petit Jacques, c’est le réalisme qu’on respire, le réalisme moderne, dont il y a quelque outrecuidance à se prévaloir pour nous imposer avec fanfare la réalité fade et sans intérêt ou l’ordure écœurante et sans excuse.

Car il y a au moins deux choses, avec quoi il ne faut pas confondre le réalisme. D’abord l’esprit, l’esprit de mots, plutôt bas. Ces « tranches de vie » qui font la joie d’une coterie, où s’égarent quelques hommes de talent, ne sont que frasques et jactance d’esprit. Dans telle pièce d’hier, une jeune fille mise à mal par un homme déjà mûr prétend épouser un homme jeune qui endosse le passé. « Si tu consentais à l’abuser, dit le père, tu serais méprisable. » — « Non, mon père, puisque je ne serais plus méprisée. » Jeu de mots, affectation pure ; pour réalisme, non pas. M. Dumas, qui a tant d’esprit, a presque toujours rebuté celui-là. À peine en relèverait-on quelques saillies de jeunesse, du temps où il se plaisait volontiers à ébouriffer les fervents de Scribe. « Nous faisions de la grosse poésie, le soir, dit Aristide Fessard, du Lord Byron au kilog » ; ou encore : « Quand on aime une femme, plus il y en a[2]… » Mais ceci n’est que de la blague un peu épaisse et encore novice. Ce n’est pas là non plus le réalisme de M. Dumas. Le dramaturge en a guéri l’homme d’esprit. Lisez, je vous prie, dans l’Édition des comédiens les notes du Demi-Monde. Vous y trouverez deux traits que l’auteur a sacrifiés. Il y était dit de la baronne d’Ange : « Elle tenait jadis le haut du pavé à Bordeaux. » — « Sans doute parce qu’il n’y avait pas de trottoir. » Pas mal, le mot, mais trop d’esprit ; par suite faux et dangereux. Cela n’allait à rien moins qu’à ravaler Suzanne plus que de nécessité et par suite altérer la vraisemblance de cette ascension de la déclassée vers le demi-monde et peut-être le monde. Et le dramaturge de biffer. Dans la même pièce, une femme tenait ce propos : « Il est toujours vert, le marquis, comme les poireaux… avec la tête blanche. » Pas mal non plus, ce qu’elle disait là ; seulement c’était encore trop. Il convient qu’il passe digne, sans être effleuré par le ridicule, ce vieillard, dont la parole est le suprême recours des honnêtes gens en cette aventure, et dont le passé ne doit pas être remué. L’esprit d’observation a eu raison de l’esprit. Mais M. Alexandre Dumas a conservé cent autres mots aussi risqués ? Sans doute, mais utiles et lumineux, qui éclairent un milieu ou un caractère, et qui ne sont pas là pour la belle raison qu’un jour l’auteur ayant entendu quelque chose d’analogue, il est juste qu’à notre tour nous en ayons le régal. Plusieurs femmes caquettent au salon, après dîner, pendant que ces messieurs s’attardent au fumoir. L’entretien tombe sur l’absente… « Ils sont trois ? » — « Y compris le mari. Mais le mari, c’est comme l’entresol dans les grandes maisons, ça ne compte pas[3]. » Le coup est rude, même aux moins bégueules. Mais que pensez-vous, à présent, de ce salon ? Vous étonnerez-vous, après cela, que, si les honnêtes femmes y tiennent de pareils propos, les hommes se laissent prendre aux autres, à celles qui ont le mot et la chose ? Or, c’est tout justement le sujet de la Princesse Georges ; et voilà du réalisme dramatique, et de l’esprit qui n’est point d’occasion.

Le réalisme qui n’est que de l’esprit prime toutefois celui qui n’en est même plus, lis sont, de nos jours, quelques énergumènes, hantés par la gloire de Rétif de la Bretonne et décidés à renouveler la scène par les grâces de style du marquis de Sades. Mais satinbleu ! comme jure le curé de M. Dumas, la chronique, la nouvelle, le roman s’ouvrent à leur ambition ; pourquoi en vouloir au théâtre, essentiellement fermé à ce genre d’exploitation ? Il reste dans la littérature un endroit réservé, presque unique, où une tenue presque décente est de rigueur, et vous l’affrontez avec des audaces vieilles comme le monde, des témérités de ruelles borgnes, et un prétendu réalisme qui n’est du réalisme. que le plus étroit préjugé. — Hypocrisie ! Bourgeoisisme ! Vous l’avez parlé, ce langage, vous les avez ressenties, ces passions populacières, vous qui vous scandalisez en public, et ne consentez pas à vous connaître. — Mais quand je marcherais à quatre pattes, de quel droit m’imposer au théâtre, où je vais pour mon agrément, les saillies d’une verve grossière et les hallucinations de la crapule que je ne puis souffrir ? Je vais voir votre petite drôlerie avec ma famille, mes amis et moi-même. De quel droit nous faire croire que l’ordure nous réjouit ? Pour nous instruire ? L’instruction obligatoire ? Mais elle s’offre gratuitement sur le boulevard, où je cueille, sans bourse délier, des mots qui ont sur les vôtres l’avantage de n’être ni prétentieux ni travaillés. Si tout l’effort de ce réalisme tend à m’édifier sur les splendeurs du ruisseau, serviteur, vos places sont trop chères. Je cours chez Pezon voir des brutes, à peu près dressées, et qui ne parlent point.

Ce réalisme est duperie, parce qu’il est en lutte, je ne dis pas avec la morale, mais avec l’homme même. Molière le savait bien, qui cachait Orgon sous la table ; il savait que l’homme est un animal sociable, c’est-à-dire, je pense, très différent en société de ce qu’il est dans le tête-à-tête, et, s’il vous plait, plus honnête sous le lustre et à la clarté des chandelles. Et M. Dumas aussi en est convaincu. Oh ! qu’il en est convaincu, M. Dumas, et que toute son œuvre pourrait servir d’exemple aux bruyants adeptes d’une brutalité commode et juvénile !

Personne n’a été plus audacieux ; mais personne n’a eu d’audaces plus concertées, avec plus de respect pour le public et une notion plus exacte de ce que le théâtre tolère. Il a atteint, comblé la mesure ; jamais il ne l’a dépassée. Et personne n’a mieux défini les limites exactes du réalisme hardi sans cynisme, et non jusqu’au défi.

« Aristophane et Shakespeare ont poussé la vérité du langage dans de certaines situations jusqu’à la crudité. Ont-ils jugé cette forme nécessaire à leur pensée ? Ou bien, sont-ils descendus jusqu’à un certain public dont ils avaient besoin ? En tout cas, est-ce pour cela qu’ils sont Aristophane et Shakespeare ?… Le livre peut dire aisément tout ce quels théâtre dirait : la scène ne pourra jamais dire tout ce que dira le livre, pas plus qu’on ne peut toujours, quand on est trois, dire tout ce qu’on peut dire , quand on est deux. Au théâtre on est toujours trois[4]. »

Il n’y a point de théorie qui tienne contre cette maxime, et un dramaturge, soucieux de vérité, qui aime son art et qui connaît son métier, ne saurait s’y méprendre. Si son goût le trahissait, il serait redressé par son expérience et contraint à proscrire sans merci les crudités à bon marché.

Dirai-je toute ma pensée ? M. Dumas, qui est sans contredit, au sens général du mot, le plus réaliste d’entre les dramatistes contemporains, n’a jamais cru que le réalisme fût un but, mais il l’a tenu pour un moyen. Sur la scène la réalité n’est pas la vérité, pas plus qu’une pièce vécue n’est nécessairement une pièce vraie, étant d’une vérité relative, individuelle, et le plus souvent dénuée d’intérêt. La Dame aux Camélias et Diane de Lys sont, de l’aveu de l’auteur, des souvenirs d’aventures personnelles. Il suffirait déjà de voir ce qu’il ajoute à la réalité, pour se rendre compte qu’il lui a fait sa part. Il arrive tous les jours que de grandes dames, de très grandes dames s’éprennent par fantaisie d’un artiste de talent. Réalité banale. L’intérêt ne naît pas de cette équipée, mais des caractères qui y sont mêlés, de la passion qui les agite, et encore, si vous le voulez, de l’idée morale qui s’en dégage, en un mot de la vérité générale, que le drame comporte. La réalité n’est que l’hypothèse de la pièce, de même que le réalisme n’en saurait être que l’accessoire, quelque chose comme le décor de la pensée, un truchement adroit, un trompe-l’œil engageant, qui intéresse le spectateur sans l’absorber. Elle est la reproduction extérieure et presque matérielle du détail d’actualité saisissante ; la vérité est la préhension profonde de l’humanité et de la vie même, que trop souvent dérobe l’apparente réalité. D’où il suit qu’une œuvre théâtrale, qui n’est que réaliste, risque de n’être que superficielle.

Un homme d’esprit, comme Racine, écoute la plaidoirie des avocats en renom ; on en glose entre hommes d’esprit au cabaret ; on y souligne leurs tics, leurs gestes et tous leurs ridicules professionnels. De là nait une comédie infiniment spirituelle, et singulièrement réaliste, qui n’est qu’une satire à fleur de peau. Qui ne sent que sous ces robes à la romaine se cachent des intérêts autrement graves, et derrière ces gestes emphatiques se retranchent des caractères, des passions, une vérité autrement profonde ? L’accompagnement y est ; mais je n’entends point la mélodie. Dans l’œuvre d’Émile Zola, un homme n’embrasse jamais la femme aimée « qu’à la racine des cheveux. » Grand merci pour la précision ! C’est la façon d’aimer qui importe ; le baiser n’a d’intérêt que s’il est le signe d’une certaine passion. À la racine ou sur les boucles, peu me chaud, et ce réalisme méticuleux… me ferait dire quelque sottise.

En revanche, relisez dans la Question d’argent la scène viii du iie acte. René, qui aime Élisa, laisse entendre à sa cousine Mathilde avec beaucoup de douceur qu’elle ne doit point songer à lui. Cette déclaration à rebours est d’une observation originale et perspicace. Cependant Jean Giraud, l’homme d’affaires, qui ne perd pas son temps aux bagatelles, fait ses comptes et ses additions. Les deux jeunes gens ouvrent leur cœur en toute confiance et parfaite loyauté. Cependant l’homme d’argent calcule avec précision, sans lever les yeux. Et c’est comme une large phrase de jeunesse et de sentiment aux notes harmonieuses et discrètes, accompagnée du son des écus. « Ces amours-là passent vite ; ce sont les lilas de la vie ». L’écho plus grave répond, de l’autre bout de la chambre : « Timbre et courtage… six mille quatre cent cinquante-deux francs quinze centimes. » — Mais ceci n’est que procédé ? — C’est justement où j’en voulais venir. J’ai cité la scène, parce qu’elle est typique ; il en est d’autres où le réalisme de M. Dumas tient plus de place, mais où vous distinguerez aussi aisément qu’il n’y est jamais en soi ni pour soi, qu’il encadre le théâtre sans l’envahir, qu’il y est l’indice, le signe manifeste de la vérité observée et sur laquelle il s’agit par tous moyens de faire l’éclatante lumière, qu’il en est comme le spectre, ou mieux, la silhouette qui tire les yeux et frappe les sens, un procédé dramatique enfin, dont il faut plus que de tout autre user à bon escient et avec mesure, sous peine de s’arrêter à cette apparence d’observation et de se condamner avec forfanterie à l’impuissance.

C’est qu’aussi bien la vérité s’achète plus chèrement. Le réalisme n’est rien, s’il ne couvre des dessous solides et vivants. Pour un écrivain dramatique tel que M. Dumas, il en est du monde comme de la caverne de Platon : ces êtres qui passent, se démènent, gesticulent, et dont quelques auteurs, pensant être bien exacts et bien vrais, recueillent précieusement les gestes par procédé photographique, ne sont que des ombres. Il faut avoir en soi de secrètes raisons pour se résigner à être un Shakespeare d’ombres chinoises. L’homme d’un véritable talent a la vue plus longue. Sans faire fi de l’apparence, il en veut à la vie même. Il regarde autour de soi, il contemple son époque, il s’en rapproche et s’en éloigne pour s’en rapprocher encore ; comme le peintre fait son modèle, il en étudie les mœurs, et il prend sa position, d’où il concentre toutes les forces de son esprit, toute la vigueur de son regard à percer l’enveloppe humaine et à démêler ce qu’il y a là-dessous, ce qui vit et se meut là-dedans, le mystère de ces incertitudes et le secret de ces contradictions. Cela même est l’observation. Ainsi procèdent les vrais dramaturges ; ainsi, je pense, a fait M. Alexandre Dumas. Là est le don, l’intuition, la vue pénétrante de la réalité, la vue en scène.

« Je résolus, dit-il, de regarder la vie bien en face, de ne pas me laisser tromper par les fictions et les apparences… Sans morale de convention, mais aussi sans influence d’école, sans mot d’ordre de groupe, sans dépendance ni engagement d’aucune sorte, muni de cette gaité apparente qui est un permis de circulation à travers les êtres superficiels et qu’il faut écarter pour aller où l’on va, je partis résolument à la recherche, sur tout et sur moi-même, de cette vérité que j’étais décidé à dire, quelle qu’elle fût… Je cherchai le point sur lequel la faculté d’observation, dont je me sentais ou me croyais doué, pouvait se porter avec le plus de fruit. Je le trouvai tout de suite. Ce point, c’était l’amour. C’était bien certainement là que la bêtise humaine se constatait le mieux… Il ne me restait plus qu’à trouver le lieu où je pourrais, moi, simple volontaire, porter les meilleurs coups. Ce lieu, je l’avais à ma disposition, c’était le théâtre, qui m’offrait la mise en forme et en mouvement de ma pensée devant des milliers de spectateurs… Ce qu’on appelle du nom générique d’amour prend des aspects d’une diversité infinie, intraduisible (en apparence peut-être) selon les types, les caractères, les habitudes, les traditions, les coutumes, les tempéraments, les circonstances, les préjugés, les milieux, les corps, les âùes et les lois. Or (voyez quelle coïncidence !) il se trouvait que le lieu que j’avais choisi pour parler de l’amour, ce cinquième élément aussi indispensable que l’air, l’eau, la terre et le feu, il se trouvait que ce lieu, le théâtre, est justement et exclusivement consacré à la représentation et à la glorification de l’amour[5]. »


Et il se trouvait aussi (voyez encore quelle heureuse coïncidence !) que la rude secousse de 1789 avait à ce point ébranlé la société que tout ce qui avait été dit au théâtre sur l’amour pouvait être redit. Il se trouvait enfin que le résultat « des immortels principes » avait été le triomphe immédiat, dans le monde moderne, des idées positives, qui, si elles peuvent être considérées par le philosophe comme une importante acquisition de l’esprit humain, ne sont pas près d’apparaître au regard de l’observateur comme une source vive des sentiments altruistes, dont la fleur est l’amour. Avec la notion du devoir s’est développée celle du droit ; avec le sens du droit, celui de la personnalité. Or la sottise est toujours là, qui nous guette, qui entrave le progrès, qui fait dévier à l’exagération tous les efforts vers le mieux : et de tous temps la comédie a été le répertoire des sots, je veux dire des hommes. Ils avaient changé de lois ; ils ont changé de préjugés, faisant de la loi même un préjugé souverain, à leur profit. L’égoïté féconde et large s’est rétrécie aux mesquines ambitions de vivre pour soi, et la conscience du droit s’est pervertie en une casuistique intéressée, en une science accommodante d’éluder les responsabilités et de contourner les devoirs sous l’égide du Code civil ou pénal. Pépinière de ridicules bourgeois, inconscients, ou pervertis. — Connaissez-vous ce monsieur qui promène tous les jours une voiture de chez Ehrler et des chevaux de chez Drake, et dont les harnais dorés ont de si impertinents reflets au soleil ? C’est M. Jean Giraud, un nouvel enrichi, qui sait la loi. Et cette femme élégante qui sonne, droite et sans émotion, à la porte de cet entresol ? Une déclassée, qui n’a plus de préjugés. Et celle-ci, triste, vieillie avant l’âge ? Clara, une victime de l’opinion, une mère qui n’a pas de mari. Et cette autre, cette enfant grave comme une femme ? Une victime de l’égoïsme, celle-ci ; on rappelle Denise, la cadette de Clara, vingt ans de moins. Et ce jeune homme, tiré à quatre épingles, et qui sourit divinement ? Vous ne l’avez pas deviné ? C’est lui, l’Amour, le mangeur de cœur, le coureur de dots, que la loi protège et que l’opinion encourage. Son père a fabriqué la loi, et lui, fait l’opinion. Loi, opinion, préjugé, morale mondaine, morale indépendante, morale absolue, tout cela se brouille et se contredit à plaisir. Voyez-vous se dresser devant l’observateur les types nouveaux de ce monde nouveau, qui s’agitent confusément, les yeux tournés vers le Palais de Justice ? Et voyez-vous, dans ce brouhaha, la figure que fait l’amour ?

Chacun fait ici-bas la figure qu’il peut.


Les poètes, qui sont de grands fous isolés, continuent à le célébrer avec bien de la candeur. Cependant il est aux prises avec l’argent, le mérite personnel de la société moderne ; avec la hiérarchie des castes d’hier ; avec le sens dépravé de la liberté, qui confine à l’irresponsabilité ; avec l’égoïsme indépendant et sec, qui traduit la formule : « is pater est quem nuptiæ demonstrant » par : « serviteur au nouveau-né » ; avec la fureur du luxe et les passions magnifiques, achetées au comptant, liquidées à terme, qui sont l’élégance et le crédit des fortunes trop vite échafaudées ; avec la concupiscence, fille du luxe ; avec le déchaînement de ce positivisme à vilains ; et, comme la loi, le préjugé, l’opinion, la morale sont des armes à double tranchant qui se tournent contre lui, l’amour humilié ou découragé se venge par l’adultère coté à la Bourse : il n’y a pas de petits moyens. S’il se rencontre encore quelques bonnes âmes pour constituer des familles, avoir des enfants, les élever, les instruire et les marier à leur tour, c’est apparemment qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’imbéciles, sans compter celui qu’on oublie toujours. L’amer levain d’observation fermente. Et voilà le Fils naturel, Denise, la comédie de l’abandon ; le Demi-Monde, l’Étrangère, la comédie des déclassées ou des mal classées ; Diane de Lys, la Princesse Georges, Francillon, la comédie de l’adultère, sans compter 'Une visite de noces, qui en est la théorie, Monsieur Alphonse la rédemption, et la Femme de Claude, la prostitution. Et voilà les dessous solides, les vérités dramatiques, les cruelles antinomies, sur lesquelles repose ce théâtre, et qui en sont le mouvement et la vie. Et puis, si vous voulez voir réunies en une même œuvre l’originalité du sujet, la netteté et la puissance d’observation, l’adroite pratique d’un réalisme piquant, et qui dénote un sens exquis de la vie moderne et des fausses élégances, le tout combiné, coordonné, mis en scène, en mouvement, en relief avec cette science du métier que nous avons essayé de définir et cette faculté d’intuition, que nous venons d’analyser, c’est encore au Demi-monde qu’il faut revenir, où le métier, la réalité et la vérité se mêlent avec art, sans théorie, ni brutalité.

La pièce a ce premier mérite que l’observateur y est tout à son avantage. M. Alexandre Dumas venait de découvrir une région nouvelle, qui manquait à la topographie parisienne et qu’il baptisait d’un néologisme qui fit fortune. Au cœur de Paris, poser le pied sur un XXIe arrondissement, non inscrit au cadastre, situé entre le Faubourg d’où il émigrait et le Boulevard qui commençait à empiéter, une contrée mitoyenne, une principauté indépendante, le demi-monde : « Quelle trouvaille ! J’étais en vue du demi-monde ! » Y entrer n’était rien, il s’y fallait orienter. C’était bien un pays neuf, sinon vierge, et qui datait du Code Napoléon. Depuis que le mari, armé de la loi, avait le droit de ne plus trouver plaisant le délicieux délit, — de sa femme, s’entend — et que la séparation était intervenue, légale, judiciaire, imprescriptible, l’épouse de Sganarelle avait dû chercher asile. Or le monde fermait impitoyablement sa porte au scandale ou à l’imprudence qui avait oublié de fermer la sienne.

« La première a été cacher sa honte et pleurer sa faute dans la retraite la plus sombre qu’elle a pu trouver ; mais la seconde ? La seconde s’est mise à la recherche de la première, et, elles ont commencé à se consoler et à s’excuser l’une l’autre ; quand elles ont été trois, elles se sont invitées à diner ; quand elles ont été quatre, elles ont fait une contredanse… »


La musique attire les jeunes gens ; on quitte le cilice : l’État dans l’Etat est constitué.

Quelque observateur superficiel, et qui n’aurait pas vécu dans l’intimité de tous les milieux parisiens, se serait contenté de ces traits généraux et aurait peint ce Demi-Monde sous les espèces d’une bohème plus relevée, faisant la fête, l’amour et des mots, des mots acérés et cruels, en souvenir de la splendeur passée et par dépit de l’avoir gâchée. Il écrivait une œuvre relativement vraie, encore neuve ainsi. Mais ce Demi-Monde n’eût été qu’une demi-pièce, issue d’une demi-observation. M. Alexandre Dumas a passé outre ; il s’est rendu compte que cette société à part, née du scandale, n’avait d’autres garanties contre l’isolement ou l’avilissement qu’une certaine régularité d’existence et de tenue, et que, par suite, s’il était une déchéance et un exil pour la plupart de ces femmes tombées de haut, il était un échelon et une transition pour d’autres parties de très bas. Plusieurs se sont faufilées par la complaisance des initiés (plus on est de fous, plus on rit), quelques-unes au moment où la séparation se plaidait, à la faveur du bruit mené autour de l’affaire, les consolatrices, les indulgentes, qui émergeaient des bas-fonds, qui aspiraient à monter, qui se sont accrochées vivement à ces mains de race tendues par un besoin de solidarité… ou d’argent.

Cette fois, l’auteur touchait à la vérité intérieure et dramatique : car les promiscuités imprévues sont, en notre vie parisienne, l’inévitable conséquence des situations irrégulières ; et désormais la pièce était en scène, éclairée d’un contraste éclatant entre ces femmes qui descendent le courant, à la dérive, et celles qui, pour le remonter, se cramponnent résolument au seul point d’appui qu’elles ont rencontré. Les unes s’enfoncent, à corps perdu ; les autres, — les drôlesses qui biffent leur passé d’un trait de plume, — épient le sauveteur naïf, qui au prix de son nom, de sa fortune et de son honneur, les arrache au vice et les conduise, bonne dupe, en sa maison. Il ne s’agit plus des petites fêtes où sombrent les petites vertus ; l’horizon du théâtre s’élargit ; et s’engage la lutte entre les innocents et les habiles, les candides et les tarés, sur ce champ hasardeux, et tout déchiré par les fondrières, qui s’appelle le demi-monde. Il ne s’agit plus d’entretiens piquants sur l’ottomane de la garçonnière, ni d’attentes soupçonneuses, ni d’entrevues anxieuses, ni du mari débonnaire ou féroce, mais des droits mêmes de la société qui sont en jeu, de l’intégrité même de la famille qui se serre et se ligue contre les ambitions frauduleuses, les vertus frelatées, les veuvages de contrebande, articles à treize, attrape-nigauds. Et comme d’un côté tous les moyens sont bons pour l’attaque, la question est de savoir si de l’autre on est suffisamment armé pour la défense, et si le monde est une place ouverte ou le demi-monde une impasse. La vérité ainsi agrandie s’accroît d’un intérêt d’inquiète curiosité, qui est le théâtre même, et se résout en une comédie d’intrigue, puisqu’aussi bien c’est sur le terrain de l’intrigue que commence ce duel incertain entre les honnêtes gens et une société équivoque, habituée aux expédients et à la tactique, armée de désirs sans scrupules et d’une artificieuse coquetterie qui a parcouru, dès longtemps, toutes les étapes du noviciat.

La vérité observée à fond a cela pour elle qu’aussitôt saisie elle apparaît sous toutes ses faces. Entre la femme déchue, qui en a pris allègrement son parti, et l’autre qui cherche le sien, qui prétend escamoter son origine et escroquer la considération, il y a des nuances et des états intermédiaires. L’ensemble du tableau se complète ; les valeurs s’y distribuent ; un air de réalité circule parmi tout cela, avec, à l’arrière-plan, la perspective fuyante de l’irrémédiable déchéance, au delà de quoi il n’y a plus rien que le théâtre puisse faire paraître. Là-bas, arrêtée sur le seuil, madame d’Oman, une honnête femme trop sensible, que l’auteur avec un tact délicat a préservée de la première faute, mais qu’il a amenée si près, si près du demi-monde que je devine vaguement par où sont venues les autres ; et aussi, esquissée dans un coin de la scène, la jeune fille, Marcelle, produit naïf du milieu où elle a vécu, et où il s’en faut de rien qu’elle se perde.

Au second plan déjà, et dessinée d’un trait plus précis, la vicomtesse, ce reste de femme de qualité, qui a ruiné son mari et qui se débat dans une existence agitée et précaire, escomptant le mariage de sa nièce pour la sérénité des ses vieux jours. Enfin, presque au premier plan, dressée en relief, la Suzanne mariée, la Suzanne de demain, cœur sec, tête vide, qui avait pourtant, en un jour de chance, décroché le mari porte-respect, Valentine de Santis, — la nostalgie de la boue. Ainsi vont-elles de la toile de fond à la rampe, et de mari en amant, et d’amants en ruffians, qui se chargent de venger rudement les naïfs et les imprudents. Car ils y sont tous, eux aussi, depuis Hippolyte Richond, le Raymond d’hier, condamné par un sot mariage à fonder une famille d’emprunt, depuis le de Latour, qui a fréquenté ici par plaisir, puis par intérêt, puis par nécessité, l’un qui paie chèrement un coup de tête, l’autre qui ne paie plus ses coups de Bourse, jusqu’à Olivier, le plus honnête homme du monde, et très parisien, qui aux lacs que recouvrent les tentures fanées du logis laisse quelque plume. On lui a durement reproché son rôle en cette affaire ; il livre des lettres, et cela n’est pas bien. M. Alexandre Dumas l’a défendu au nom de l’honneur, avec une finesse un peu cauteleuse. Que ne le défendait-il au nom de la pure vérité ? Qu’allait-il faire en cette galère, M. de Jalin ? N’était-ce point l’aventurer, son honneur, que de le promener dans ces terrains vagues, où il compromet la femme qu’il a sauvée, où il brutalise la jeune fille qu’il aime, et d’où il est ordinaire que le dilettantisme, ami des plaisirs faciles et des curiosités désœuvrées, ne se tire point sans dam ? « Ne remuons pas trop tout cela, dira plus tard l’intègre Thouvenin, ce n’est pas net. La vérité, la vérité absolue, voulez-vous la savoir ? Ce n’est pas de mentir au risque de sa vie et de son honneur pour sauver la réputation d’une femme, dont on a été l’amant, c’est de ne pas être l’amant de cette femme. » Et ainsi vérité absolue, vérité d’observation ne sont qu’une même vérité, se complètent et se confirment réciproquement, sans effort ni théorie, dans le Demi-Monde.

Quant au réalisme, il est partout eu cette œuvre. Il est moderne et hardi ; rien n’en est éludé, mais rien n’en est outré. Vous soupçonnez que les portes du salon de la vicomtesse donnent accès à d’autres chambres où se joue une autre comédie, où la tenue s’encanaille, où la correction se débraillé, où se bisautent les cartes et se préparent les portées, où l’on prend rendez-vous, où l’on s’abandonne, où l’on est soi-même avec ses laideurs morales et ses embarras matériels et toutes les compromissions qu’ils entraînent. Eh bien, les portières sont soulevées, les portes s’entr’ouvrent, l’appartement s’entrebâille, jusqu’au cabinet noir, jusqu’à l’escalier de service, d’où monte le pas des huissiers et des recors. Il se répand une odeur de procès et de billets impayés. On flaire la saisie. Faites le tour de la table de jeu, mais soyez sage : c’est M. de Latour qui taille. Faites la cour à Valentine, mais soyez prudent : les propriétaires et les tapissiers de la rue de la Paix sont d’une exigence ! Et songez que la couturière a doublé ses prix et réclame quelquefois ses notes. Ceci n’est plus de l’immatériel roman : le petit de Bonchamp, le comte de Dryade, M. de Casavaux, tous ces messieurs en savent quelque chose. Il est vrai que M. Alexandre Dumas a maintenant la main légère et que tout est indiqué sans lourdeur : c’est la couleur locale de l’endroit. Voulez-vous du réalisme plus moderne encore ? On en a mis. Car, à tout prendre, le réalisme le plus intransigeant n’a que deux faces, la question d’argent et l’autre. L’autre y est, et traitée d’une touche habile. Un mot en dit plus que des répliques ou des tirades cyniquement analystes. « Où allez-vous donc dans ce costume ? » — « Je pars ». — « Quand ? » — « Dans une heure ». — « Pour ? » — « Pour Londres, et de là pour la Belgique ». — « Avec » ? — « Oui, on m’accompagne. » On m’accompagne, dernière concession, ultime réticence de la piaffeuse éperdue, le signal de la fuite, et le commencement des tristes besognes. Adieu la chambre à coucher de brocatelle jaune ! Est-ce aussi réalisme ce résumé biographique de cet homme condamné à une existence irrégulière, à son cœur défendant ?

« Après trois ans de chagrin, de solitude, de désespoir, pendant lesquels, si votre cœur avait trouvé un mot, une larme de repentir, je vous eusse pardonné, car je vous aimais toujours, après trois ans d’une vie misérable, j’ai acquis le droit de vivre comme bon me semble. C’est dans une famille de hasard, c’est dans un ménage d’emprunt que j’ai trouvé le bonheur que vous n’avez pas cru me devoir. Voilà cependant à quelle position étrange la faute de sa femme peut amener un honnête homme. »


Trouverez-vous dans l’étalage de nos misères, où se complaisent quelques jeunes gens, une confession plus lamentable et saisissante par ce qu’elle trahit de chagrins contenus, de peines dévorées, d’amertume intérieure, et de mâle fierté, et de courage simple, renfermé, sans ostentation ? Et n’est-ce pas la vie même, une tranche de la vie (pour parler une fois ce moderne langage), que l’explication digne et discrète du marquis de Tonnerins qui se rappelle sans fausse honte et rappelle sans forfanterie quelques heures d’intimité presque paternelle, mais qui ne souffre point que le nom de sa fille soit prononcé par certaines lèvres : un gentilhomme, en vérité, qui n’est pas un ermite, mais qui n’est pas non plus un vieux monsieur. Réalisme, oui ; mais réalisme sans outrance inutile, qui encadre la vérité psychologique, sans la déformer à plaisir avec des attitudes de défi, réalisme théâtral et scénique, quelque chose comme la toile de fond brossée à grands et larges traits. À cet égard aussi, le Demi-Monde est une belle œuvre.

Réalisme, observation, vérité, termes vagues en fin de compte, inventions normandes à l’usage des petites révolutions et des petites écoles : sans doute le grand bruit qu’on mène périodiquement autour de ces mots-là s’apaiserait bientôt, si l’on convenait un jour qu’il y a des pièces bien faites et d’autres mal, des vérités profondément vues et d’autres superficiellement, que la brutalité n’est pas toujours le signe de la force, ni le cynisme une marque de puissance et de pénétration, et qu’au-dessus de tout est l’Art qui se respecte, — et le public, le vrai public, que nul ne leurre impunément.


  1. Préface du Père prodigue.
  2. Le Fils naturel.
  3. La Princesse Georges.
  4. Préface de l’Étrangère.
  5. Préface de la Femme de Claude.