Le Théâtre d’hier/Emile Augier/L’homme et l’œuvre

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ÉMILE AUGIER


I

L’HOMME ET L’ŒUVRE.

 Après qu’un peu de terre, obtenu par prière.
 Pour jamais dans la tombe eut enfermé Molière…


Il y a des noms qui s’associent d’eux-mêmes sous la plume, par une alliance irrésistible, une naturelle affinité, et par dessus l’intervalle des années semblent se convier amicalement. Émile Augier n’est pas l’égal de Molière ; mais il est son plus fervent et prochain disciple en notre siècle, et l’on n’écrit point de lui sans songer un peu à son maître. La pensée va de l’un à l’autre sans effort, et saisit le prétexte de ce rapprochement pour concevoir, par comparaison, les différences de leurs destinées et de leur nature.

Après une carrière semée de traverses, remplie de déboires, et illuminée de chefs-d’œuvre, Poquelin est mort presque sur la scène, entre un sourire et une contorsion, luttant jusqu’à la fin pour son théâtre et ses artistes : il fallut que l’acteur Baron courût à Versailles implorer la protection royale pour les restes de celui qui illustrait son siècle et avait usé ses forces au service du roi et de l’humanité. On l’enterra à petit bruit, presqu’à la dérobée, sans égard au génie de l’écrivain, dont la gloire était impuissante à réhabiliter la profession. Même en dépit des touchantes anecdotes, qui sont comme une réparation publique de la postérité, il paraît bien que cette gloire ne lui fut pas acquise de son vivant, et qu’une existence de labeurs et de déceptions aboutit à une mort peu entourée, à peine remarquée. Et, comme ce n’était pas assez du silence fait autour du cercueil de Molière, on imprima bientôt d’outrageantes épitaphes, et, plus tard encore, un pamphlet odieux, basses œuvres de vengeance posthume, que l’Épître de Boileau n’avait pas découragées.

Notre époque, qui a ses excès et ses ridicules, est du moins plus douce aux grands hommes. Frivole dans ses illusions, féroce dans ses engouements, elle est, en revanche, empressée à l’apothéose de ceux qui lui font honneur, et, si elle se trompe parfois sur le vrai mérite, au moins est-elle déférente au génie, qu’elle consacre volontiers un peu plus tôt que plus tard. Elle se complaît à lui entre-bâiller la porte de l’Éternité et à lui faire goûter, même prématurément, la sereine jouissance du nom qui ne périt point. Émile Augier a eu ce privilège, avant même le déclin de l’âge. Il est entré de plain-pied dans la postérité, dès longtemps immortel et classique, ayant eu de tous les genres d’esprit le plus rare et le plus difficile, qui est de prolonger doucement la retraite, après s’y être résigné sans chagrin. Ainsi sa carrière, qu’il avait su borner, n’a pas été interrompue par la mort ; mais la mort ne lui a été qu’un passage gradué à l’autre vie. Depuis plus de dix années, il avait fait son paquet, rangé ses chefs-d’œuvre, mis ses titres de gloire en ordre, et renoncé à en acquérir de nouveaux, avec la prudence hâtive et modeste d’un homme parfaitement heureux, qui craint les caprices de la Fortune. Comme un bourgeois qui appréhende les voyages, et qui projette longuement le départ définitif, il s’est mis en règle avec son génie, sa réputation et ses amis, prévoyant et devançant l’heure avec une touchante simplicité. Et sa mort donna lieu à une dernière et belle consécration : il fut suivi de tous ses confrères, regretté de tout le public, loué de tous les représentants de l’Art et de l’État. Enfin, il eut le suprême bonheur, parmi la désolation générale, d’être loué dignement.

Car ce bonheur, qui répand sur sa vieillesse une douce lumière, il le goûta pendant toute sa vie uni et continu. Il fut heureux naturellement, grâce à l’ascendant de son étoile, qui ne se démentit point. Comme son ancêtre Molière, il eut une enfance facile, reçut une instruction solide, et noua, dès le collège, des liens de camaraderie indissoluble avec des condisciples de naissance ou d’avenir. Mais ici s’arrête l’analogie. Tandis que Poquelin s’embarque bientôt dans les hasards de son apprentissage, et, parmi des débuts pénibles et vagabonds, ne connaît d’abord l’unité de lieu que sur les tréteaux, Augier glisse de l’adolescence insouciante dans la jeunesse confortable, et, dès l’âge de vingt-quatre ans, atteint du premier coup à la renommée. L’Odéon reçut la Ciguë par complaisance, la joua par habitude ; ce fut un succès qui tint l’affiche pendant trois mois et répara la fortune du théâtre par accident. Un an plus tard (1845), recherché par le comité du Théâtre-Français, il lui donnait l’Homme de Bien, comédie en trois actes et en vers, qui n’eut qu’un demi-succès, et dont le sujet parut un peu paradoxal. C’était une satire délicate des mœurs contemporaines, armée d’une ironie amère, à qui l’âge n’avait pu encore donner assez de mordant ou démesure. Ce demi-succès lui fut chance véritable. Son aptitude au bonheur était plus parfaite qu’on ne pense. L’écrivain qui laisse un bagage littéraire assez considérable, sept volumes, qui renferment vingt-cinq pièces et près de cent actes, était (on peut le dire sans faire tort à sa mémoire) paresseux avec délices, un peu rétif à la production, même et surtout aux moments où il a produit davantage. Il fallait l'occasion d’une revanche ou la fièvre du succès espéré pour secouer et fouetter son tempérament et l’obliger à faire vite. Si l'Homme de Bien avait réussi autant que la Ciguë peut-être l'Aventurière eût-elle attendu à venir au monde. En 1848 il rentra au Théâtre-Français avec cette Aventurière, qu’il a remaniée depuis (1860). Les romantiques commencèrent à trouver quelque outrecuidance, qu’ils appelèrent platitude, dans le bon sens trop fêté d’un débutant féru des vertus bourgeoises, jusqu’à exclure de la famille les anges déchus, qui, après les aventures d'une profession fâcheuse, aspirent à la retraite honorée et patriarcale. Il ne manquait plus à Emile Augier qu’un prix de vertu. L’Académie ne le laissa point languir. Il l'obtint avec Gabrielle (1849), comédie en cinq actes et en vers, qui fut son Andromaque. Il avait trouvé sa voie sans peine. Aux flatteuses illusions de la poésie romantique il opposait délibérément l’honnêteté poétique du foyer, qui a son charme et sa grâce. Dès lors il avait l’aisance assurée ; la fortune a suivi, sans qu’il fût contraint, pour la conquérir, à de molles complaisances ou à des luttes acharnées. Il a rencontré, par un raffinement de bonheur, juste assez d’opposition pour exciter sa nonchalance et asseoir sa réputation.

En 1858 il écrivit Les Lionnes pauvres, en collaboration avec Édouard Foussier. La conception hardie de cette pièce avait effrayé la censure. Grâce à l’intervention du prince Napoléon, la comédie fut jouée et réussit pleinement.

En 1861 il donna Les Effrontés à la Comédie-Française ; en 1862 Le fils de Giboyer. Bruyant et prolongé fut le succès de ces deux satires qui démasquaient, l′une l′intrusion des hommes d′affaires dans le journalisme, l′autre l′immixtion du cléricalisme en politique. Ce fut un déchaînement d’opinions contraires, également passionnées, qui font songer à l′époque la plus tourmentée de l′existence de Molière. Seulement Émile Augier, toujours heureux, jouissait des applaudissements immédiats et les recueillait sans retards forcés[1].

Il avait débuté par un coup de maître ; il s’arrêta sur une victoire, Les Fourchambault (1878), donnant ainsi tort au chœur antique, qui ne déclarait un homme parfaitement assuré contre l′adversité qu’après la mort. Et puis, il s’est reposé du succès par une retraite volontaire, enclin malgré lui, et par une sorte de prédestination, à parfaire dans un calme et loyal renoncement ce bonheur opiniâtre, auquel il était voué.

Un de ses amis raconte que Desbarolles, après avoir examiné sa main, y avait signalé l’absence du nœud d’ordre, et en avait conclu que le sujet tenait mal ses comptes. Le chiromancien, pour une fois se trompait. La vie d’Émile Augier fut ordonnée comme ses pièces, avec la même aisance et une égale raison. Le charlatan qui aurait tiré l′horoscope de Molière, lui aurait pu prédire, avec un peu d’adresse et de sagacité, qu’il serait irrégulier dans son existence et d’autant plus merveilleux par son esprit ; et si Émile Augier avait consulté la somnambule, avec un peu de lucidité elle lui eût pu répondre qu’il aurait l’esprit aussi équilibré que son bonheur. Il faut en prendre son parti : Émile Augier fut un bourgeois heureux.

  1. Vapereau, Dictionnaire universel des Contemporains, Émile Augier, p. 89.