Le Théâtre d’hier/Emile Augier/Le mariage et le ménage

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iv

LE MARIAGE ET LE MÉNAGE.


Le plus heureux privilège du génie est d’apparaître à point nommé.’Tels ces invités de marque, qui ne font leur entrée dans un salon qu’après que la compagnie est au complet, et lorsqu’ils ne risquent plus de se gaspiller. Scribe venait de perfectionner le métier dramatique, et de mettre enfin sur pied la comédie de mœurs ; et la société française offrait une matière nouvelle à l’observateur, quand Émile Augier vint. L’heure était on ne peut plus favorable. Un esprit libéral et maître de soi, armé d’un sens droit et intrépide, pouvait réaliser pleinement sur le théâtre la réforme, à laquelle aspiraient confusément les indépendants du xviiie siècle, et dont Diderot, cet éventeur de voies et ce brasseur d’idées, avait ébauché la théorie incomplète et prématurée. Le Père de Famille est une pièce médiocre pour plusieurs raisons, qui tiennent au tour de tête de l’auteur, mais pour une autre aussi, dont il n’est nullement responsable. Ni la comédie de mœurs ni la comédie sociale n’étaient viables alors. Il imaginait, rebuté par les artifices de certains continuateurs de Molière de renouveler la formule et de substituer la peinture des conditions à celle des caractères. C’était trop et trop peu ; et surtout c’était trop tôt. Scribe devait ouvrir le bon chemin.

Ici nous touchons à l’originalité foncière du théâtre d’Émile Augier. Dans l’ancienne société, où. règne une hiérarchie des classes très nettement définie, les travers et les ridicules sont plus personnels et les caractères plus tranchés. Chacun suit sa route, d’où il lui est difficile de sortir : noble, bourgeois, peuple sont des types distincts, qui ont leurs vices propres, sans subir à l’excès les mœurs de l’ordre prochain. Dans une société qui vit sur le pied d’égalité, où toutes les ambitions sont légitimes et tous les appétits déchaînés, l’action et la réaction des esprits sont universelles ; à ce perpétuel et enragé frottement les caractères s’usent, s’effacent et perdent une part de leur relief. Et les vices et les travers et les ridicules sont proprement l’expression des milieux, autant et peut-être plus que des individus. L’heure est arrivée d’élargir et de féconder la poétique de Diderot et de combler les lacunes de Scribe. Un écrivain dont le génie est fait de bon sens et de mesure, n’esquive pas la peinture du caractère, qui est l’homme même, mais il la complète et l’explique par l’étude du milieu dans lequel le caractère se développe et de la société où il s’agite. Et du même coup il renouvelle décidément le théâtre, pour avoir adapté ses facultés d’observation aux essentielles conditions de la vie moderne.

La Révolution, qui a déclaré les droits de l’homme, en a aussi décrété les devoirs. Du jour où fut proclamée l’égalité, la responsabilité de l’individu s’est accrue ; et, si la disparition des classes a préparé l’avènement du mérite personnel, elle a imposé à la fois l’obligation à chacun de se faire sa place au soleil et d’avoir une situation sociale. Après le règne de la noblesse, celui de la considération. Du moment que la dignité n’est plus héréditaire, il la faut conquérir. Après le règne de la considération, celui de l’argent. Et cette seconde révolution venait de s’accomplir, au moment où Émile Augier fixait son regard pénétrant sur ses contemporains. De nouvelles mœurs résultaient d’idées nouvelles, conséquences immédiates, et quelques-unes imprévues, des immortels principes de 89. Au moment où il aborde le théâtre, il est naturellement amené à dévoiler l’influence de ce moderne état des esprits sur les institutions subsistantes, dont la première est le mariage, qui est l’image réduite d’une civilisation, tout de même que la famille est la miniature de la société. Les dessous solides de son théâtre sont là, et non pas ailleurs. El l’on pourrait donner pour épigraphe à son œuvre : De l’influence de la Révolution française sur les mœurs domestiques et sociales de la bourgeoisie vers le milieu du XIXe siècle.

Donc c’est assez ri du mariage, qui est la famille, qui est la base de la société : et voilà une tradition gauloise qui s’en va. Ni Rabelais ni les autres ne ravalent mis en scène que pour se réjouir. Par deux fois Molière s’était aventuré dans les intérêts sérieux et critiques du ménage. Encore le bourgeois Chrysale, qui obéit à haute voix pour se donner l’illusion de l’autorité, n’est-il qu’une silhouette indispensable à l’économie de la pièce. Mais avec Georges Dandin, il s’engage de plain-pied dans l’étude des mal mariés. Il s’en aperçoit, et se détourne pour éclater de rire. La comédie de mœurs dégénère en farce du Cuvier. Molière se plie au goût du public. Autant on s’intéressait alors aux pathétiques angoisses de l’amour, autant les déboires du ménage étaient plaisants et drôles. Si Alceste avait été marié, je gage qu’il passait pour un brutal et Célimène pour une victime assez spirituelle. La Mère coupable de Beaumarchais est un symptôme inaperçu, et qui ne déroute pas l’accoutumance Les romantiques ne font que renchérir sur la tradition, et le mariage passe un mauvais quart d heure. Pour un observateur, la chose devenait moins plaisante.

Depuis que Panurge est l’égal de Pantagruel, il ne rencontre plus de Pantagruel qui le recueille et l’héberge en son domestique. Il lâche à forcer la fortune, et fonce dans la vie. L’insouciante et débordante gaîté n’est plus de mise dans une société où l’enfant, à peine hors du berceau, est instruit, armé pour l’existence, grandit parmi les soins pratiques, et à vingt ans s’étonne d’être lâché à travers le monde, avec le devoir de se débrouiller, ce qui revient souvent à embrouiller les autres. Si, au lieu d’avoir nom Panurge et d’être fils du hasard, il s’appelle Philippe Huguet[1], s’il a été couvé par l’ambition maternelle, s’il a fleuri et prospéré à l’ombre d’une demi-aisance, dont il sent la gêne à mesure que son esprit s’éveille, s’il a de l’activité, de l’avenir, du talent enfin, il n’est plus maître ni de sa personne, ni de ses sentiments, sous peine d’échouer au port. Son intelligence, tendue vers un but, déforme son caractère. Il sait ou il devine que l’amour est une non-valeur, s’il n’est une plus-value, qu’épouser une cousine pauvre qu’on aime, c’est murer sa vie, se fermer la carrière, et tenter Dieu, le Dieu moderne qui ne bénit que les capitaux. Et l’on conçoit qu’il hésite entre son cœur, dont il redoute les convoitises, et son talent, dont il escompte les bienfaits. Dans une société moins libre, il eût été plus indépendant ; insoucieux de sortir de son rang, qui est la médiocrité, il y eût vécu médiocre, marié jeune, sans appréhensions ni regrets ; il eût donné au monde des médiocres comme lui, et mijoté pour la classe moyenne une fricassée de petits bourgeois : ce qui est une philosophie tout à fait contraire au progrès, mais non pas au bonheur. Il est vrai que le bonheur est fait d’amour et de jeunesse, et que tout cela ne fait pas du bien-être. Et voilà comment les mœurs modernes oppriment les caractères et accumulent au seuil du mariage des obstacles qui ne sont plus si plaisants. Et du même coup l’observation d’Émile Augier plonge si profondément et oppose avec une telle probité les arguments contraires, que nous sommes tentés de nous demander : « Qui a tort ? Qui a raison ? Celui qui écoute son cœur ? ou celui qui parle d’expérience ? » et qu’à entendre ces paralogismes modernes et utilitaires sur le ménage, on doute pendant quelques secondes de la simple nature, et de la société qui nous en fait douter. Oh ! l’anxieuse morale qu’on nous a faite ! Est-il rien de plus déchirant que cette confession d’une mère à son fils, cet aveu des petits calculs où s’use la passion, des menus désespoirs où aboutit un mariage d’amour ?

Ton père un jour rentra plus froid qu’à l’ordinaire,
Et d’un air singulier regardant mes habits :
« Prends donc plus soin de toi, me dit-il, tu vieillis. »
Il venait d’entrevoir riche, heureuse et soignée,
La femme qu’autrefois il avait dédaignée[2].

C’est la raison convaincante et révoltante. Qui des deux suit le bien, de cette mère, jadis jeune, elle aussi, enthousiaste, épanouie à l’amour, et que les soucis mesquins, les triviales angoisses du ménage ont fanée et desséchée ; qui était un caractère au sens le plus moral du mot, aujourd’hui assombri, effrité au contact des mœurs nouvelles ; dont l’attitude, à la fois ambitieuse et humble, est l’image même de cette société qui l’a ainsi pétrie comme de cire et rapetissée ; — ou de ce fils, que brisent ces lamentables conseils, parce qu’il est entamé déjà par les exigences de la vie sociale, contre lesquelles à peine a-t-il commencé à lutter ; qui sort de cette scène amoindri et plus fort, je veux dire mieux fortifié contre les affections naturelles, qui sont autant d’empêchements à parvenir ? Encore une fois, la vérité est-elle du côté de la raison ? Et ne saisissons-nous pas la portée du regard d’Émile Augier et la mesure même de la comédie qu’il a prétendu écrire ? Qu’importe Philippe ? Il est le premier venu, qui a du cœur et du talent, de même que Mme Huguet est une mère tendre et désabusée. Ce qui importe autrement, c’est qu’à une époque de progrès et de lumière, une mère en puisse être réduite à faire ces aveux et son fils à les écouter. Ce qui m’intéresse et m’émeut, et ce qui fait la grandeur morale de l’œuvre, c’est que l’amour puisse être discuté, et l’union de la jeunesse à la jeunesse combattue. Ce n’est pas trop de l’éclat des derniers vers, pour nous tirer d’un doute pénible, pour nous rappeler que si les mœurs fléchissent les caractères, c’est que ces caractères-là n’étaient point trempés, et qu’il y a quelque chose de pire que les entraînements enthousiastes de la passion et de la jeunesse, c’est à savoir les sophismes rancuniers d’une expérience ombrageuse. Philippe épouse Mathilde, et j’en suis bien aise. Mais tout de même l’alarme a été chaude. J’ai craint qu’il ne donnât raison aux autres, à ceux qui prennent leurs époques avec le cœur, qui retardent l’échéance, et réservent leurs jeunes années pour faire fortune avant de faire souche. Cependant, les années passent ; l’amour disparaît ; ils se sont enrichis, ils épousent une femme, qui a une dot qu’elle dévore, qui entame avec condescendance le capital du mari, jusqu’à ce que les fondements craquent, et que la maison Fourchambault s’effondre dans la faillite. Marié trop tard, M. Fourchambault, à une femme trop riche. Trop de son siècle, M. Fourchambault ; il a passé à côté de la vie, non par manque de cœur, mais de caractère. Si la foi d’Émile Augier dans le bonheur de la famille n’était pas si chaude et robuste, la clairvoyance de ses observations serait presque décourageante.

Quant au roman de Cathos, cette société pressée et pratique l’abrège et taille dans les longueurs. Le pays de Tendre est rayé de la carte ; il est annexé au monde connu des anciens. Où est le temps du Grand Cyre et de l’Astrée ? A présent, les filles pauvres ont à peine l’espoir d’être aimées ; les riches n’en ont même pas l’illusion. A se voir recherchées à l’envi par les coureurs de dots, elles sentent tout le pouvoir qu’ont « les beaux yeux de leur cassette », et dévorent l’affront. Leurs prétendants se déclarent tout de suite ; ils ne souffrent point de remise ; ils ne veulent pas manquer leur coup. Il pousse de bonne heure à ces jolis millions une manière de scepticisme méprisant et raisonneur, qui n’est pas pour éveiller l’âme à l’amour. « Quel malheur pour une statue d’être en or et non en marbre ! Tu es un objet d’art, toi ; moi, je suis une pièce d’orfèvrerie ; je ne vaux pas ma dot ; la matière surpasse le travail ; mes petites perfections, qui m’auraient peut-être valu une place dans la maison d’un homme de goût, ne m’empêcheront pas d’aller à l’hôtel des Monnaies[3]. » Et elles y vont, au bras d’un homme qui a regardé la dot, puis la femme, ou la dot et l'âge des parents, et que cette enquête amoureuse a convaincu. Elles se marient, les unes parce qu’Émile Augier est un brave cœur, qui a rattrapé par le pan de l’habit celui qu’elles ont distingué et lui a dit de si jolies choses à l’oreille qu’on s’est laissé rapatrier ; d’autres parce qu’elles se contentent d’un chaperon, d’un associé responsable et maniable à leur gré. Celles-ci consentent à mettre en ménage leur fortune et leurs volontés, qu’elles réservent également. On dit de l’épouseur qu’il a fait un beau mariage.

Il n’a pas toujours fait un beau rêve. Car les difficultés dont la bourgeoisie a hérissé les abords du mariage, semblables aux pointes de fer dont elle protège ses potagers, aux tessons scellés dans la maçonnerie dont elle défend l’accès de ses quasi-chàteaux, ne cèdent pas à la vertu du sacrement. Dans les murs, hors des murs, le fiancé pauvre, le mari pauvre est un intrus. Et c’est le cas de Pierre Chambaud, un jeune savant de génie et de cœur, qui s’aventure dans un galion, dans une galère. Attiré chez un M. de La Palude, qui a plus de titres nobiliaires que scientifiques, et tout ensemble aspire à l’Institut et à la main d’une riche voisine, Mme Bernier, Pierre, dans les loisirs du laboratoire, est présenté à Mlle Clémentine Bernier, dont il devient amoureux. La science chôme un peu. Mais autour de lui l’intrigue ne chôme pas. Un marquis de la Roche-Pingoley, qui n’est ni savant, ni demi-savant, mais homme d’esprit, songe aussi à réparer sa fortune en donnant son nom à la veuve millionnaire. Cependant Clémentine, qui ne croit guère à la sincérité des hommes, et pas davantage à leur génie, épouse Pierre Chambaud, pour épouser, et surtout pour qu’il y ait au moins un mari dans la maison, un intendant un peu supérieur, qui veillera sur les propriétés et suivra ces dames dans le monde. À un savant peut-on être meilleure et moins demander ? Je vous disque cette héritière frôle le romanesque. Alors Émile Augier nous introduit dans le ménage, et d’un regard pénétrant nous en révèle les intimités. Voilà donc Pierre marié, amoureux, isolé et négligé dans un milieu qui n’est pas le sien. Voilà donc La Palude et Pingoley qui font le siège de la belle-mère ; voilà donc l’entourage qui le prend de haut avec l’heureux parvenu, dont La Palude exploite le savoir et Mme Bernier utilise la complaisance. Voilà donc qu’il goûte tous les charmes de la vie domestique. « Et quand même ? lui dit la bonne dame. Ne fallait-il pas vous attendre à un peu d’envie, et beaucoup de réserve ? Votre avènement (l’euphémisme est délicat) est trop récent pour être déjà à l’état de fait accompli. On se tient sur la défensive, on vous attend, et c’est tout simple. Parce que vous étiez pauvre hier, êtes-vous en droit d’exiger qu’on se jette à votre tête aujourd’hui ? » Tout cela est répété au jour le jour, avec quelque détachement, sans un mot de trop qui donne prise à la révolte. Cela est peint. Pour Clémentine, elle vit à côté de son mari, parallèlement.

Et Pierre, qui revoit son camarade Michel, éclate et lui découvre ses blessures. Le beau mariage, c’est l’humiliation de tous les jours. Il ne lui manque qu’une livrée. Il l’aura. On le costume, le savant ; on le traîne au bal et à la mascarade. Il ne travaille plus. Est-ce qu’on travaille, quand on est riche ? Est-ce qu’on a du génie sans ridicule, quand on est si bien marié ? « Ce n’est pas en François Ier qu’il faut m’habiller ; c’est en Cadet-Roussel, c’est en Jocrisse ! Sais-tu ce que je suis pour les amis de ces dames, pour leur monde fashionable ? Un mari subalterne, un chaperon, un porte-éventail ! Je leur fais l’effet, dans l’exercice de mes privilèges maritaux et domestiques, d’un laquais en galanterie avec sa maîtresse. Et moi-même, quand il faut entrer dans leurs salons et subir leur politesse dédaigneuse, je me prends à envier les drôles galonnés, dont le service, du moins, ne dépasse pas l’antichambre ! » Le baron de La Palude, ce noble grimaud, lui a manqué de respect : c’est à Georges Dandin de faire doucement des excuses. Il voudrait revenir à ses études : il y a une affaire de fermage en litige quelque part, et dont la solution sera plus utile que celle de ses problèmes. Et puis, on ira en Italie. Se plaindra-t-il de voyager ? Ces dames raffolent de l’Italie, à présent qu’elles ont un cicérone. Michel a momentanément besoin d’argent. L’auteur ne nous fait grâce d’aucune rancœur, mais avec précaution et sans brutalité. On laisse entendre à Pierre qu’il devra sans éclat renoncer à des amitiés besoigneuses, qui ne sont plus de son monde. Quoi encore ? Les plus intimes délicatesses de ce favori à rebours passent pour défaillances du tact ; ses scrupules même tournent contre lui. Pingoley compromet Mme Bernier par des assiduités et des propos hasardeux. Il en revient quelque chose à Pierre, qui s’en émeut et prétend y mettre bon ordre. De quel droit, s’il vous plaît ? Il n’est même pas admis à la privauté de soutenir l’honneur d’une maison, qui n’est point sienne.

MADAME BERNIER

« Chez qui sommes-nous donc ? Chez vous, ou chez moi ?

PIERRE

Dès qu’il s’agit d’honneur, chez moi.

MADAME BERNIER

Il n’y a que mes amis qui soient ici chez eux. Souvenez-vous-en, et ne le prenez pas de si haut.

PIERRE

Je le prends comme il convient.

MADAME BERNIER

À vous peut-être, mais pas à moi… En vous acceptant pour gendre, je n’ai pas entendu me donner un maître.

PIERRE

C’est un laquais qu’il vous faut ?

MADAME BERNIER

Non, mais un homme modeste, qui se rappelle ce qu’il me doit.

PIERRE

Vous avez dit un mot de trop. Madame. Puisque ma femme ne l’a pas relevé, son silence me délie envers elle, comme je l’étais déjà envers vous. C’est moi qui sors d’ici pour n’y jamais rentrer, moi à qui votre insolente fortune aura du moins enseigné le prix de l’indépendance et de la pauvreté[4]. »

Le beau du théâtre, la force vive du talent d’Émile Augier, c’est que l’observation en est si pénétrante et sincère, que lorsqu’il s’empare de la crise, on ne songe plus ni au théâtre, ni au talent, ni aux situations ; son réalisme n’est plus seulement le mensonge artiste de la vie : c’est comme la vie même qui apparaît ramassée, en pleine lumière, sans effort, sans transports ; c’est l’âme d’une époque et d’une société qui se révèle.

Il se retire, Georges Dandin ; et puisqu’il n’a pu occuper son cœur, il va exercer son génie. Au dénoûment, on le voit avec son fidèle compagnon d’études, le bon Michel, dans une grande chambre blanchie à la chaux, dont toutes les vitres sont brisées. Un fourneau est devant la fenêtre ; au milieu de la scène, un cylindre de fonte, cerclé de fer, suspendu sur deux fourches. À gauche contre le mur, un autre cylindre éclaté. Çà et là des instruments de chimie. Cela veut dire qu’il a trouvé la liquéfaction du gaz carbonique, qu’une première expérience a failli lui coûter la vie, à lui et à son ami, qu’il va tenter la seconde, et que le chaperon, l’intendant, le parvenu, le mari pauvre, qui n’avait ni l’élégance de La Palude, ni la naissance de Pingoley, fait des découvertes lui-même et n’achète pas sous main celles d’autrui, s’expose froidement à la mort, lui qu’on croyait homme à fuir un duel, et qu’il est capable de vivre et de se faire tuer pour ses idées, emportant la blessure de son amour déçu et qui saigne encore. Ce Dandin est un homme supérieur au monde qui l’a dédaigné, cela va sans dire, mais à sa femme même, qui s’humilie, revient à lui et reconnaît son maître. Enfin, ce n’est plus un beau mariage, mais il est meilleur. Et pourtant, que serait-il advenu, à voir comme tout roule, si Pierre n’avait été qu’un honnête homme, courageux et fort, intelligent et modeste, et si, pour prendre sa revanche sur les armoiries des Pingoley, sur les distinctions honorifiques et l’entregent des La Palude, sur la morgue superficielle et bourgeoise des Mme Bernier, sur le scepticisme millionnaire et avantageux des Clémentine, il n’avait eu que du cœur, à défaut de génie ? Je crois que nous marivaudons.

Nous en sommes à mille lieues. Les mœurs ont fait du chemin ; Émile Augier n’a pas craint de les suivre jusqu’au bout sur ce terrain du mariage, qu’il a premièrement choisi. Et nous arrivons à la pièce la plus honnêtement réaliste, la plus cruellement morale, la plus audacieuse et la plus vraie, une belle œuvre et une bonne action. Il est là au complet, comme dit le marquis du bonhomme Poirier, avec son observation aiguë et son bon sens courageux, et il est dans son milieu, ce milieu de petite bourgeoisie, « dans ces régions où le luxe n’était pas encore descendu avant nos jours[5]. » Après que fut établie l’égalité des droits, il était fatal que la classe moyenne aspirât à l’égalité des conditions. Et comme la condition se juge à l’apparence, un souffle d’immodestie s’est déchaîné sur ces petits bourgeois, à qui l’aisance économe ne suffit plus pour aller de pair avec la noblesse. Les femmes surtout, parmi cette promiscuité de rivalités orgueilleuses, furent bientôt en proie à la passion de paraître, pour être. La coquetterie s’exaspère jusqu’à la fureur ; et le train et les équipages sont convoités par elles avec concupiscence. Supposez un brave homme, laborieux et doux, dont le seul ravinement est une secrète volupté qu’il éprouve à se sacrifier pour les autres, un patriarche de la basoche, qui est resté maître clerc dans une étude de notaire à Paris, afin d’amasser et assurer la dot de sa filleule, et qui, après avoir établi sa chère Thérèse, se marie lui-même par bonté d’âme, par un besoin irraisonné de dévoûment, à une orpheline pauvre, dont il ne veut que dorer la vie. Faites un effort et imaginez que cet homme modeste et bon a eu le malheur de prodiguer les réserves de son amour vertueux et presque paternel à une de ces natures perverses, une de ces forcenées du luxe, que ni la raison ne saurait préserver, ni le cœur attendrir. Concevez encore, si vous le pouvez sans révolte, que cette Séraphine, pour qui Pommeau s’épuise à un travail de forçat, qui monte à cheval, qui court les grandes soirées et les petits théâtres, a glissé froidement de la coquetterie dans l’adultère ; et que cette créature, qu’il a tirée de la misère et dont il a fait sa femme, non seulement le paie d’infamie, mais porte le déshonneur chez l’enfant d’adoption, cette Thérèse tant aimée, à qui elle ravit le bonheur, et dont elle accapare le mari ; — et dites si jamais plus noire et sincère peinture fut faite d’un mariage fatal, d’une erreur vertueuse et pitoyable, et qui ne se répare point !…

Vous n’y êtes pas encore. L’observation d’Émile Augier plonge plus profondément dans le trou fangeux des mœurs contemporaines ; et il en retire un sujet d’une autre envergure que le commun hasard d’une femme insensible et pervertie, qui s’y noie. Il étale la plaie de la prostitution dans l’adultère ; il perce et dévoile, sans faiblir, mais sans rien exagérer, le secret de ces ménages bourgeois, dont une fée industrieuse, et non plus du tout la modeste parcimonie de nos grand-mères, défraie les splendeurs et le bien-être que le monde a renoncé à mettre sur le compte du bon marché et des occasions rares, dont Paris a le monopole ; de ces ménages prospères sans enfants, où le mari sue, prenant sur son sommeil, une dizaine de mille francs, pendant que dame Séraphinette dépense ostensiblement le double ; où se paient « dix centimes les petits pains d’un sou », et puis « un sou les petits pains de dix centimes. » Ce n’est pas le gentil ménage Marneffe, où l’égoïste inertie de l’un est indulgente aux faiblesses avisées de l’autre. C’est le ravage des mœurs dans la maison, dans la vie, dans l’âme d’un honnête homme. C’est l’empoisonnement progressif d’une existence infime et supérieure, obscure et dévouée. Pommeau n’est pas uniquement frappé dans son affection ; il est mortellement atteint dans son honneur ; il boit la honte de cette créature. Et ne sentez-vous pas que voilà une pièce d’une autre portée que le vaudeville du vieux mari trompé ou le drame banal d’une femme qui tombe d’étage en étage, avec précaution ? Ici encore, c’est la société qui est mise en cause ; je ne dirai pas que Séraphine est la victime, mais assurément elle est l’inconsciente et monstrueuse adepte de l’erronée morale, au bruit de laquelle, toute petite, elle fut bercée. « Quels enseignements ai-je reçus, moi ? Que m’a appris ma mère ? qu’il faut être riche pour être heureux. Que m’a appris le monde ? qu’il faut être riche pour être considéré. — Les plaisirs et le luxe sont les dieux qu’on nous prêche de parole et d’exemple. » Aussi l’auteur s’est-il bien gardé de peindre la dépravation graduelle de Séraphine et de poursuivre l’intérêt physiologique, au lieu de s’attacher à l’intérêt social de son œuvre. Il ne s’est point fourvoyé à en déplacer l’axe, ni à en dénaturer l’émotion. Les plus fortes scènes sont des scènes de mœurs dramatiques ; et c’est pourquoi, en un sujet aussi scabreux, le réalisme est sobre, et presque édifiant. Le pathétique nait de la misère morale et de l’involontaire déchéance de ce malheureux Pommeau, et non pas de l’audace des situations ni des mots amers ou croustillants. Ne cherchez pas ici des « tranches de vie » découpées dans les spirituels dialogues de l’alcôve ; c’est la vie même, la vie secrète qui se complique peu à peu des mille embarras du luxe de la lionne pauvre ; c’est la porte ouverte aux figures louches, aux marchandes équivoques, aux billets renouvelés, aux complaisances onéreuses, aux angoisses des échéances, aux familiarités de la domestique, à la souriante insolence des amis riches et entreprenants, et à la reconnaissance du Mont-de-piété ; c’est, dans la demeure d’un homme probe et disqualifié, des froufous de toilettes tapageuses, des chuchotements de chiffres, des soupirs d’amour vénal et froid, des protestations à voix basse d’un dévoûment intéressé et de désirs à plein tarif. Il en mourra, le bonhomme, « réduit à ne plus compter avec la chute, tant la faute disparaît derrière l’énormité de la honte », doublement outragé dans ses illusions, deux fois percé au fond du cœur ; il en mourra après avoir pardonné, pardonné son désespoir, sa dégradation, pardonné l’irréparable chagrin de Thérèse, et encore offert inutilement la rédemption d’une vie réparatrice à cette Célimène de tripot, qui a la peur du désert nu, qui ne serait pas tendu de soie, et quitte le domicile conjugal pour distraire son dépit dans un théâtre du boulevard. Il en mourra, sans avoir le courage de la maudire, à quoi bon ? avec une vague conscience intérieure, que cette femme si coupable est pourtant une malheureuse, une dupe scélérate de la vie à rebours. Il en mourra, emportant dans la tombe le secret de son âme désemparée, le désarroi de sa vieille morale courageuse et simple, et comme une crainte effarée que cette misérable n’ait dit vrai : « Quand on n’est pas riche, on ne se marie pas ! »

Tout à l’heure, en présence des obstacles dont la société moderne a obstrué le seuil de la famille, la raison indécise entre les attristantes maximes de l’expérience et l’enthousiasme inconsidéré de la jeunesse, s’est un instant troublée. « Qui a tort ? Qui a raison ? » Mais devant les déplorables conséquences d’une union si noblement formée, et déchirée si brutalement, le cœur épouvanté ne se demande même plus à qui la faute. L’exemple de Séraphine suffit à nous instruire…

  1. La Jeunesse.
  2. La Jeuneue.
  3. Ceinture dorée, I, 3.
  4. Un Beau mariage, iii, 10.
  5. Préface des Lionnes pauvres.