Le Théâtre d’hier/Henry Becque/L’artiste

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HENRY BECQUE


I

L’ARTISTE


Ils sont bien en tout trois ou quatre, sous-critiques à l’encre épaisse, qui se sont commodément établis dans la renommée de M. Henry Becque, y mènent grand tapage, y font montre d’une originalité à bon marché, aux dépens de leur idole. C’est un chœur d’enfants terribles. Ce sont de terribles enfants de chœur. Il faut les voir à l’œuvre, et les entendre à la chapelle s’écrier, en leur langage liturgique : « Becque par-ci ! Becque par-là ! Prenez Becque ! Il n’y a que Becque ! » — avec la fastidieuse régularité des litanies. En toute rencontre, à tout propos ils se retrouvent ; ils ont une opinion facile, dont ils se gardent de changer. — « …Enfin nous avons forcé les portes de la Comédie-Française avec la Parisienne… Quant à la pièce de M. Tel, qu’on y donnait hier, on y chercherait vainement l’observation taillée dans le vif de la vie cruelle, à la manière de Becque, et les tranches de réalité saignante, que Becque seul excelle à servir… » — Savez-vous qu’on finirait par absoudre l’injustice des Athéniens à l’égard d’Aristide, trop souvent dit le Juste ? Encore Aristide était-il à peu près impeccable : ce qui n’est pas, je pense, le cas de M. Becque. Lui, qui a tant d’esprit, devrait avoir celui de réduire ces zélateurs à la modération. Ils lui font tort, en vérité, peut-être plus qu’il ne croit, et depuis plus longtemps.

Notez que cette campagne lui est injurieuse autant que nuisible, par le seul fait qu’elle s’éternise, et qu’il semble que M. Becque en ait encore besoin pour s’imposer. Et voyez comme ces bruyantes démonstrations, ces admirations impératives se retournent contre celui qui en est l’objet. On se prend à songer qu’en effet M. Becque, qui depuis plus de vingt ans est maître de sa plume, n’est pas encore maître de son public, et, pour un peu, dans l’impatience qu’on éprouve à entendre sempiternellement le même refrain, on finirait par manquer d’équité ou de mesure, et par croire que c’est le public qui a raison, tandis que MM. Becque et compagnie ont tort. Erreur, certes ; mais erreur, où entre une part de vérité. Car, si M. Becque n’est point populaire, ce n’est pas manque de talent ; c’est sa faute, sa très grande faute à lui d’abord, qui n’est pas assez détaché de ses œuvres et la faute à ses amis, qui s’y cramponnent obstinément.

Il est né homme de théâtre. Il en a reçu le don, à un degré qu’on ne saurait dire. Il ne lui a manqué que d’être moins l’homme de son théâtre, c’est-à-dire un désintéressement supérieur, une certaine humilité du génie, qui le grandit, l’élève au-dessus de ses essais, au-dessus de ses œuvres même, le préserve de s’y trop montrer, d’y être toujours présent, d’y apporter un esprit et des théories d’auteur, et de mêler à la pâte d’une observation vigoureuse je ne sais quel levain d’égoïsme intellectuel et suraigu. Il ne lui a manqué que de se complaire moins à ses mots, de ne pas tant se conjouir dans ses cruautés et crudités voulues, où l’écrivain, dans un perpétuel étonnement de soi-même, apparaît sans cesse, se frottant les mains, avec des airs de défi. Cette continuelle intervention est désobligeante, surtout au théâtre. Ce culte personnel nuit à la connaissance d’autrui. Il étouffe l’imagination, force l’esprit, exagère les tendances, exaspère l’humeur du dramatiste, et rebute le public, qui ne s’attache pas longtemps aux hommes trop sûrs de leur fait, à ces lutteurs de profession qui étalent leurs doubles muscles avec une superbe juvénile et persistante. Cela prépare une vie de combat, sans triomphe certain. Les athlètes vieillis sont comme des écoliers trop âgés. Il est une heure où un homme tel que M. Becque doit être un maître incontesté. Pour le devenir, il ne lui fallait qu’un peu plus d’impersonnalité résignée à écrire des chefs-d’œuvre d’observation, sans prétention, quelque chose comme de la vaillance plus discrète. Son existence de combat impose le respect. Elle ne lui a pas conquis l’admiration qu’il mériterait à plus d’un égard. La foule le connaît à peine ; les lettrés le discutent ; ses caudataires le compromettent avec fureur.

Oh ! qu’on ne nous dise plus, de grâce, que les plus épris de vérité et de réalité sont précisément discutés sans fin, pour être trop sincères et vrais. Il y a beau temps que M. Émile Zola est populaire, et que même ses plus irréconciliables ennemis, ceux qui répugnent davantage à ses audaces, rendent justice à son talent et s’inclinent devant l’opiniâtreté de son labeur. Il est vrai que M. Zola a su s’élever au-dessus de ses polémiques de jeunesse, dominer son œuvre et la réalité même (au point qu’il passe désormais pour un épique, ce naturaliste), et creuser consciencieusement son sillon, au lieu de s’immobiliser et de se figer, boudeur et provocateur, dans les haines et les engoûments des débuts. Il a renoncé, à peu près, aux exercices préparatoires et de parade, qui étonnent le bourgeois : ses forces n’en ont été que plus assouplies. Or je ne pense pas que M. Henry Becque, qui, au lieu d’accumuler de belles œuvres, dont il était très capable, s’obstinait, après un intervalle de seize années, à une reprise de Michel Pauper, me garde rancune de lui proposer M. Zola en exemple, et de le comparer à cet infatigable travailleur, qui, lui aussi, avait débuté dans la carrière par être un lutteur farouche.

Et pourtant, outre ses qualités naturelles, qui sont grandes, il a de la volonté, une volonté tenace qui s’est d’abord affirmée contre les directeurs inintelligents ou marchands, une volonté très crâne, qu’il convient de louer très haut, et qui ressembla d’abord à une foi vibrante en son étoile et sa jeunesse. Il ne me coûte pas de reconnaître qu’il y avait une manière d’héroïsme à monter seul, à ses frais, le drame Michel Pauper, héroïsme d’autant plus appréciable qu’il est plus rare dans ce coin de la littérature, où il s’exaltait. La sympathie que la jeune génération ressent pour M. Becque vient en partie de là : c’est justice.

Mais après avoir voulu, il s’est buté, buté contre les autres, et aussi contre lui-même. Il avait frappé un coup violent : sa main en est restée lourde pour la vie. Et cet homme, qui possédait un extraordinaire tempérament dramatique, s’est changé en un opiniâtre d’humeur noire et stérile. Oui, par la nature et la carrure de son talent il rappelle ces athlètes un peu gauches, qui ne sauraient vous serrer la main sans vous briser les doigts, et qui bruyamment en éclatent de rire, parce qu’au fond d’eux-mêmes ils tirent de cette inaliénable vigueur quelque vanité ; et aussi, comme parfois on fait la grimace en retirant la main endolorie, ils entrent en un chagrin profond à la pensée qu’ils ne puissent rien toucher sans le meurtrir, et que l’humanité soit faible et douillette au point de n’admirer pas sans réserve leur poigne orgueilleuse et rude.