Le Théâtre d’hier/Henry Becque/L’observation

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III

L’OBSERVATION.


Car M. Becque est un observateur. Il l’est même, par complexion, beaucoup plus qu’analyste : en quoi consiste plus essentiellement le génie dramatique. Par là, il se rapproche de M. Alexandre Dumas fils, d’Émile Augier… et même de Molière. Il a l’acuité visuelle, le regard net et pénétrant, et non pas seulement la perception directe et vive des objets pris en leurs contours et à la surface, mais une certaine intuition, souvent très précise, des dessous, du substratum, comme disent les philosophes : et il en est ainsi, toutes les fois qu’il s’en tient à l’image imprimée dans son œil, qui est singulièrement lumineuse, sans l’assombrir ou la déformer par les retouches d’école ou la cuisine d’atelier. Chez lui, l’organe est supérieur à l’artiste, infiniment plus sensible et délicat. Décidément, si M. Becque n’est pas un ingrat, il a tout lieu d’être content de la nature, qui ne l’a point traité en marâtre.

Je n’en veux pour preuve que son style, sobre, précis, nerveux, éminemment dramatique, et qui est aussi chez lui un don si naturel, qu’il n’est point parvenu à le gâter. On y voit à plein l’homme né pour l’observation, et presque jamais l’écrivain : dont on ne saurait trop le louer. Un grammairien subtil et intransigeant lui reprocherait peut-être — en de rares endroits — le jargon ou le solécisme, que M. Becque a laissé traîner par mégarde, ou que les typographes lui ont prêté par habitude. Il remarquerait que Simpson fils, qui a un nom anglais, s’exprime parfois en bas allemand. « Paris est agréable évidemment ; je m’y plairais peut-être autant qu’un autre, si j’y étais dans des conditions qui satisferaient mon amour-propre ; » que M. Laffont est manifestement troublé, quand il soupire : « Et puis, si le malheur veut que je vous ai perdue pour toujours. » Il ne manquerait même pas de faire observer à M. Becque qu’on écrit « besoigneux », et qu’il y a quelque incohérence (mettons négligence, pour ne jouer pas les savants en us) à coudre ensemble ces images discordantes : « Le vilain monde a perdu de son entrain, et montre la corde. » À cela M. Becque répondrait que ce sont des vétilles, et qu’il écrit pour la scène, nettement, vigoureusement, ce qui est mieux nue correctement : et il aurait cent fois raison.

Et certes, ce qu’il y a de plus curieux dans son style, c’est qu’il est moins de l’écriture que de l’observation ; c’est qu’on y découvre, à peu près dépouillé de tout voile et ornement, l’apport de la réalité, et que, lorsque cela sonne juste, c’est, aussi approché qu’il est possible au théâtre, le langage même de la vie. Les ignorants seuls s’imaginent qu’il est aisé d’écrire ainsi, et que chacun en peut faire autant, au lieu que rien n’est plus difficile, et que sur ce point déjà se révèlent l’originalité et la loyauté entière de l’écrivain. Même aux endroits où M. Becque dévie de parti pris, la forme demeure sobre, nerveuse, et familièrement imagée. Même lorsqu’il combine, raffine, vaticine, l’expression, comme par miracle, n’en est guère altérée : on sent bien que tout cela n’est plus tout à fait vu, ni entendu, mais forcé, poussé, par système, laborieusement ; et la phrase reste simple, exacte, incisive, et persiste à sembler la notation sincère, et comme un ressouvenir transparent de ce qui se dit hors du théâtre, à l’antichambre, au salon, au boudoir, et ailleurs. Je ne serais pas étonné que M. Becque en fût un peu dupe, tout le premier, et qu’il crût être plus profond et sincère, alors que de la vérité il ne conserve que cette décevante apparence, qui est déjà un rare mérite ; ni qu’il pensât observer encore, tandis que l’observation a, depuis quelques instants, fait place à l’exagération et à la doctrine, et que (étrange contrariété) le langage, qui seul reste vrai par une naturelle assimilation, est néanmoins un déguisement.

D’ailleurs, c’est peu de dire qu’il a supprimé la tirade, la classique tirade, qui a eu son prix, mais qui était de convention pure ; il faut ajouter aussitôt qu’il l’a remplacée par je ne sais quel mouvement plus facile à saisir qu’à définir, qui englobe les phrases, souvent hachées menu, et leur donne une consistance, un air d’être parlées plutôt qu’écrites, un air naturel et de conversation enfin. Il a des pages entières sans une réplique, où le discours se poursuit, se nuance, se tourne et se retourne, se plie et se replie, avec la sobriété flexible et la lente précipitation des propos intimes. Il en est d’autres, des scènes de causerie, à bâtons rompus, comme dans la vie, dont l’idée principale transparait discrètement, grâce à un mot jeté de-ci de-là, à une répétition inattendue, et à ces vocables usuels et rapides, qui sont comme les gestes de la langue. S’il y a un style réaliste au théâtre, c’est assurément celui-là. Or, même après M. Alexandre Dumas fils, M. Henry Becque a pu l’inventer en partie. Ce n’est pas un mince mérite.

Ce style est d’autant plus original et captivant, qu’il est un miroir fidèle, non pas de l’homme, si je me suis fait entendre, mais de l’observateur, et des démarches de son esprit. Plus vif que large, plus nerveux qu’abondant, plus pénétrant qu’enveloppant, il est le plus sûr témoignage de la façon dont l’écrivain regarde la réalité. M. Becque est un observateur ; il ne viendrait à l’idée de personne de rappeler un contemplateur. Il n’en a ni l’envergure ni la sensibilité. Mais il a autre chose, c’est à savoir une vision claire dans un champ restreint, très nette, un peu étroite et indifférente. De la vie moderne il a découvert et obstinément scruté quelques coins ; mais si son regard est opiniâtre, il est à peu près fixe, et inepte aux vastes perspectives. Il n’embrasse guère d’ensemble : il examine, il étudie, il perce. Il a le talent de voir, mais dans un certain rayon, à angle aigu ; il n’est guère plus séduit par les grands spectacles que par les grandes lignes ; il aime à fouiller les pénombres, et les petits côtés. Ceci n’est pas pour diminuer sa valeur, mais pour expliquer d’abord que son théâtre se résume en deux ou trois idées tout à fait neuves, deux ou trois, sans plus, qui l’attirent curieusement, sans l’émouvoir outre mesure. Vous me répondrez que la quantité ne fait rien à l’affaire : j’en suis d’avis.

D’autant que cette faculté d’observation, volontairement restreinte, mais implacable, l’a conduit à une philosophie assez concentrée, point du tout banale, mais assez inquiétante à définir. Rien de plus délicat que de fixer la matière qu’il élabore. Somme toute, les Corbeaux exceptés, son théâtre est déjà dans la Navette, et même, à l’origine, dans une scène isolée et un peu perdue au milieu du troisième acte de l’Enfant prodigue.

— « Ah ! il est encore un peu bête avec les femmes, dit Chevillard, mais toi aussi, moi aussi, nous sommes un peu bêtes avec les femmes. » — « Oh ! mon ami, répond Delaunay, que ce que tu dis là est vrai ! » —

Au premier regard, cela n’a l’air que d’un mot. Donnez-y plus d’attention, et vous verrez que d’ores et déjà M. Becque prenait pied naturellement et d’instinct — on ne saurait trop le redire — sur un terrain fertile et presque inexploré. Mais Molière ? Mais Racine ? Et Marivaux ? Et les Romantiques ? Et l’éternelle peinture de l’amour dont se meurt notre scène ?

Je vous entends, et je vous réponds : « Depuis quelque trois cents ans, et plus, que l’amour défraye notre théâtre, tous, même et surtout les derniers venus, les Romantiques, en ont représenté les transports, les audaces, les folies, les contrariétés, les dépits et les faiblesses, sans en avoir jamais déterminé les causes. J’en vois bien les effets, que j’admire ou que je déplore, à moins que je ne m’en divertisse. Je distingue sans peine qu’Hermione aime éperdûment Pyrrhus, Roxane Bajazet, Bajazet Atalide, et Valère Marianne, et Doña Sol Hernani, et Marie de Neubourg Ruy Blas. Mais pourquoi, grand Dieu, pourquoi ? En sont-ils sûrs ? Il est vrai qu’ils n’ont pas la mine d’en douter. C’est toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose… disent les classiques ; cela est ainsi parce qu’ainsi va le monde, opinent les Romantiques. D’où il suit que l’amour est, sur notre théâtre, un fait primordial, inexpliqué, dont les suites prêtent au ridicule, à moins qu’elles n’atteignent au sublime. Mais enfin, qu’est-ce donc que l’amour ? Et n’est-il pas vrai que notre littérature dramatique, cependant qu’elle en analyse toutes les conséquences, se réserve sur les origines, ne m’enseigne qu’un que sais-je ? et aux questions indiscrètes répond : « Il est, parce qu’il est. »

À moins qu’il ne soit pas, remarque M. Becque, qui a observé notre société moderne. N’allez pas croire, au moins, qu’il nie le fait, qui est indéniable, et qu’il ne se soit point avisé que tout ce qui respire a aimé, aime, ou aimera : nécessité de la race ou du cœur, travaux forcés de la génération ou du sentiment Ceci n’a rien à voir avec l’amour au théâtre, au xixe siècle, dans une société très civilisée, qui se pique d’aimer commodément et beaucoup, et qui se repeuple malaisément. Si donc je demande à M. Becque : Pourquoi ? mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi la passion lyrique ou grotesque ? Pourquoi le drame d’hier et la comédie de demain ? — Parce qu’aujourd’hui surtout, répond-il avec beaucoup de pénétration et de crânerie, vous aussi, moi aussi, nous sommes un peu bêtes avec les femmes ; parce que l’amour est fait de privations, d’imaginations, d’illusions, et que les illusions sûr une femme, « cela ressemble aux rhumatismes dont on ne se défait jamais complètement. »

Et voyez ce qui résulte de cette vue, et le parti qu’en peut tirer un esprit observateur, aidé d’un tempérament dramatique. Donc, dans la vie moderne, l’amour n’est le plus souvent qu’une illusion, et notre rhumatisme une maladie imaginaire. Il est pour nous comme s’il était, et non plus parce qu’il est. Et, comme s’il était, nous prenons pour lui ce qui n’est pas lui, nous en exigeons tout le contraire de ce qu’il nous peut donner, et voilà notre irrémédiable jobarderie, notre délicieuse bêtise. Ce qu’il y a de piquant, c’est notre acharnement à vouloir être malades, nos poses, nos attitudes, nos contorsions, nos révoltes suivies de langueurs, et la conviction que nous y mettons, et l’orgueil et la dignité que nous y apportons. Et le meilleur de tout, c’est qu’à force de soigner, de traîner des rhumatismes de fantaisie, un beau jour ils deviennent véritables, aigus et chroniques. À force de passer brusquement du chaud au froid et inversement, nous avons pris froid, alors que nous croyions être commodément au chaud. Erreur sur la température, illusion, quiproquo. Et c’est justement le moderne quiproquo de l’amour, le drame rajeuni, le théâtre renouvelé ; quiproquo d’autant plus ridicule dans ses conséquences qu’il est mieux expliqué à l’origine ; quiproquos consentis, passionnés, ou tièdes, triste et réjouissante comédie, qui repose non plus sur un fait indéfini et primordial, mais sur les différentes formes et humeurs qu’affecte la précieuse et stupéfiante bêtise de nos contemporains ! Prendre des châtaignes pour des oranges, quiproquo ; Antonia pour une fille honnête, quiproquo ; un gentleman d’écurie pour un gentilhomme, quiproquo ; Hélène pour une fille chaste, l’ivrognerie pour le remède à tous les maux, et l’amour pour quelque chose, quiproquo, quiproquo. Ah ! cette façon d’envisager la passion n’est ni classique, ni romantique, certes : mais elle est dramatique, et d’une observation âpre. Et puis, la morale qui s’en dégage, si elle n’est point folâtre, est du moins assez édifiante et originale, outre qu’elle imprime au cœur des hommes le sentiment aigu de leur imbécillité, avec une nuance d’humilité contrite, dont les femmes peuvent être fières et qui leur donne bien du prestige. Deposuit potentes de sede, et exaltavit humiles !

Le temps des intrépides croyances et des gestes farouches est passé. Les successeurs d’Antony n’ont plus cette foi superbe, qui renverse toutes les barrières pour satisfaire et célébrer l’idéale passion. Ils sont moins sûrs d’eux-mêmes ; ils croient à l’objet de leur fantaisie ; mais ils n’ont plus l’entrain triomphant et romanesque. Au fond, ils ont hérité de l’égoïsme d’Arnolphe, beaucoup plus que de l’enthousiasme d’Antony. Arthur et Alfred[1] se soucient de l’idéal médiocrement ; ils veulent du confort, avec quelques satisfactions d’amour-propre, et cela suffit à leur donner les illusions de l’amour. Et puis, ils pensent être aimés, vraiment, pour eux-mêmes. Ici commence la méprise. Leur vanité est en jeu, parfois égratignée ; ils en souffrent ; et cette souffrance leur parait le propre signe de la passion véritable ; du moment que quelque chose les gêne, cette gêne est de la passion, n’est-il pas vrai ? Et de ce sentiment imaginaire ils se créent des droits, qu’ils prétendent imposer. Autre mécompte. Ils ont débuté par les seconds rôles, où ils étaient caressés, choyés, en de charmants intermèdes, toujours trop courts, et cela pouvait durer quelque temps ainsi. Ils en veulent aux grands premiers rôles ; il leur faut toute la scène ; ils y mettent le prix, au besoin ; il accaparent la félicité pour eux tout seuls, par dignité, avec un grand sérieux. Le petit Alfred s’évanouit pour faire place à M. Alfred, tel qu’il est, je veux dire égoïste, vaniteux, économe, jocrisse et sermonneur, aucunement amoureux, sinon de soi, et pas davantage aimé, sinon par lui-même. Il veut réunir le bon marché et le luxe, mettre la dignité dans une situation irrégulière, et il lui faut de la passion profonde, par-dessus le tarif des petits arrangements qu’il a pris. Abîme de contradictions, suprême de ridicule. « J’ai fait une bêtise… J’ai fait une grande bêtise. » Arthur qui succède à Alfred tombe dans les mêmes erreurs et le même ridicule, et Alfred reprendra la suppléance d’Arthur, tout comme Arthur avait d’abord pris celle d’Alfred, tour à tour relégués au jeu de bésigue ou conviés au jeu de l’amour, — à moins qu’il ne devienne aussi quelqu’un dans la maison, et qu’il ne prenne sa place dans la navette, ce dos d’amoureux qui par la porte dérobée, au fond du tableau, s’esquive.

Et partout c’est la navette, la même navette des amants inquiets et des illusions sentimentales, qu’il s’agisse d’une société anonyme, ou d’une union régulière. De même que personne ne ressemble plus à Arthur qu’Alfred, ainsi l’amant bientôt se change en un autre mari, plus anxieux et déçu. En ces régions familiales, les rhumatismes viennent tôt, et n’en sont que plus risibles. D’abord le bonheur est parfait. Il est si doux de se voir préféré, de se croire aimé assurément (car cela est assuré d’une femme qui trahit ses devoirs… etc…), aimé pour soi-même enfin. Oh ! qu’il est doux d’être aimé pour soi-même, et d’en avoir la preuve vivante, indiscutable, qui est le mari ! — Celui-ci d’ailleurs est un homme excellent, un ami dévoué, un peu négligent peut-être, et qui laisse trop de liberté à sa femme. Où va-t-elle ? Que fait-elle ? Sans doute elle est fidèle, (pas trop au mari qui ne compte point,) mais moins empressée, cela est certain… M. Laffont[2], vous jouez les Alfred. Voici que tous prenez en main les intérêts de la maison, le soin de son honneur, de votre honneur, par un délicieux sophisme, qui vous met en fâcheuse posture, celle de M. Alfred précisément. Du second plan, qui était le seul enviable, vous passez au premier, qui vous rend grotesque à plaisir. Car enfin, vous faites un sot métier, dont vous n’avez les privilèges que par intérim. Quelle désobligeante attitude est la vôtre ! Je soupçonne que vous en souffrez. J’en suis certain, à présent que vous invoquez l’amour, que vous tournez à la morale, vous aussi, que vous prêchez et sermonnez : d’ailleurs vous êtes à ravir dans ce personnage. Vous jouez les Alfred, M. Laffont, je vous dis que vous les jouez. Vous êtes très fâché, cela vous gêne, vous devenez obsédant et lâche, immédiatement au-dessous du mari, vous, le héros, le préféré, l’amant : bon égoïste, âme candide et jobarde, qui avez pensé mettre le feu à un cœur sensible, au lieu que vous avez occupé l’ennui et diverti l’imagination d’une femme coquette, capricieuse, excédée de loisirs. Vous mourrez dans l’impénitence finale, avec vos illusions, et réfractaire à cette croyance, consolante pour nous autres mandarins, que de nos jours tous les hommes se ressemblent aux yeux des femmes : crédules jusqu’à la niaiserie, uniformes autant que la plate réalité, que M. Becque a si finement observée ici.

Oui, tous, même ce niais de Michel Pauper, qui est le plus misérable, parce que son amour était fait de généreuses illusions et de charité primesautière. Ôtez à Michel son caractère de bienfaiteur, et il devient ridicule, comme les autres. Comparez-le, en revanche, au Pierre Chambaud d’Émile Augier, et vous verrez combien M. Henry Becque observe différemment. L’un est un savant, amoureux d’une fille riche ; d’abord le coup de foudre, puis le mariage, le beau mariage, et les conséquences : c’est le drame de l’argent qui se joue-là. Quant à la passion, dont Pierre a failli être victime, elle est subite, irrésistible, imprescriptible. Mais regardez vivre ce Pauper, si vous voulez apprécier la terrible dose d’imaginations qu’on appelle l’amour, et quelle folie elle développe en nos imbéciles cervelles, folie aveugle, également susceptible de générosité et de lâcheté. Il n’a pas plu à l’auteur de le marier au premier acte, pour le suivre à travers ses tribulations de ménage. M. Becque y a regardé de près ; il a montré de quelles erreurs provient cette frénésie et que le bien dont cet homme est capable autant que le mal dont il se torture, ne sont que visions et hallucinations, exaspérées, qui ont vite raison de la machine la plus robuste et du cerveau le mieux constitué. Lui, l’ouvrier de génie, un peu lourd, un peu grossier dans ses manières comme dans ses habitudes, il a vu la fille d’un coquin, et il l’a crue bonne, parce qu’elle était jolie. Son amour-propre s’est mis de la partie, et il l’a pris pour de l’amour. Il lui souriait de soutenir de son bras de forgeron ce bras fluet et délicat. Il en fut d’abord édifié. Il a voulu s’élever jusqu’à l’objet de son rêve ; il est devenu une manière de héros d’usine, très bon, très dévoué, et un peu prédicant, comme les autres. Plus sa conversion lui a donné de peine, plus il s’est cru amoureux, et digne d’inspirer et de prêcher humblement l’amour.

« … C’est le défaut, vois-tu, des jeunes filles, de préférer ce qui est reluisant à ce qui est sincère, et de sourire à la chance plutôt qu’au mérite… »

Lui aussi, étale toutes ses flatteuses erreurs, engage toute sa dignité, se grise de ses paroles, et pense être bien fort, pour avoir beaucoup rêvé. Et quand il s’avise enfin qu’Hélène, loin d’être pure et supérieure, est une femme, qu’il a longtemps sollicitée, priée, frôlée, qui ne lui a rien répondu, rien promis, rien juré, il éclate avec violence, se laisse choir dans l’ivrognerie, et devient véritablement fou, ce qui n’est pour lui que changer de folie. Car, si l’amour des hommes ordinaires n’est qu’une manie douce, c’est une lugubre névrose et le détraquement final, lorsque le génie, orgueilleux et maladif, s’en mêle.

Vous vous récriez et vous dites : « Mais cela est horrible, et outré à plaisir, et très éloigné de la réalité plus clémente et banale. » Peut-être, car, si la pièce a paru rebutante à la scène, c’est, je pense, pour d’autres raisons que nous étudierons tout à l’heure ; mais le fond en est pris sur le vif de la vie moderne et courageusement observé. Joignez que la folie plus lyrique de Ruy-Blas n’est pas moins étrange et qu’elle est très éloignée, à coup sûr, d’être aussi conforme à la vérité moyenne, aux illusions fiévreuses, aux lâches désespérances, qui nous débordent en ce siècle. Veuillez enfin considérer que, si l’amour de ces gens-là peut sembler une aberration funeste ou ridicule, c’est que notre société l’a voulu ainsi, grâce aux obstacles et aux exigences, dont elle l’a bridé, grâce surtout aux femmes qu’elle s’est pétries & son usage, et qu’elle a peu à peu juchées sur un piédestal d’or massif, d’où elles dominent et manœuvrent notre bêtise ou notre folie.

Ainsi pense du moins M. Becque, qui a pour elles des condescendances perfides. Il a vaillamment jeté par-dessus bord toute la cargaison des tirades romantiques, des rédemptions poétiques et des lieux communs mélodramatiques et attendris. Il a regardé notre monde contemporain, et voici par à peu près, j’imagine, ce qu’il y a vu.

Il y a vu que les femmes, dont quelques-unes réclament l’égalité bien spirituellement, sont déjà parvenues à un état intermédiaire, qui est la supériorité, qu’à force d’être traitées par la loi en mineures, elles ont fini par attraper leur majorité toutes seules, et que, dans un temps où le luxe est le premier étalon du mérite, l’honnêteté a subi de plus rudes assauts et le mariage de plus nécessaires accrocs.

« Bovary ! s’écrie la Parisienne, pariez donc de sagesse et de retenue à une femme. Qu’elle reste dans sa maison, et sa maison prospérera : je t’en moque ! »

Il y a vu que les unes, esprits étroits et attardés, sont honnêtes par indifférence ou par routine, comme madame Chevalier[3] ou madame Vigneron[4], d’autres préservées par l’instinct de la maternité, comme madame de la Roseraye[5], tristes, celles-ci, et mal récompensées d’avoir vieilli, muettes, dans la soumission et le dévoûment ; plus, rares aussi, et que l’auteur a observées d’un peu loin. Il y a vu enfin que plusieurs ont placé à propos leur capital et en mitonnent industrieusement les intérêts : prêtresses de table d’hôte, dont les pensionnaires se suivent et se ressemblent, dont les caprices se multiplient et se répètent, et dont notre ingénuité fait le charme. Antonia, la capiteuse Antonia[6], la délicieuse fille de Mme Crochard, voilà le type que M. Becque a croqué d’un crayon magistral, dans une malicieuse admiration.

Elle lui est apparue d’abord comme une fine merveille, un assemblage très piquant de bon sens et de fantaisie, de prévoyance et de caprice, d’expérience et de simplicité, de sagacité myope, de tendresse pratique, de distinction acquise et de vulgarité innée. Il est assuré que M. Becque est plein de respect pour les menues perfections de cette petite personne évaporée et entendue ; qu’il a de la déférence pour le train de sa maison, pour sa tenue élégante et digne, pour sa frivolité sérieuse, pour son entrain et son calme imperturbables. Il aime cette science de la vie et des hommes, et ce grand air qu’elle a dans les conventions et les arrangements, et la scrupuleuse exactitude qu’elle apporte à l’exécution des contrats. Il goûte fort le ton grave dont elle prend son existence, son habileté à en faire la distribution, la prudence qui en assure la fin, et les portes dérobées, et les polices d’assurance viagère, et cette entente délicate d’une profession difficile. Il raffole de cet air hautain, de ce sang-froid, de cette tactique, de ces petites manœuvres et de cet esprit profond dans les situations pénibles.

J’ai été folle de ce garçon-là, et maintenant je ne peux plus le voir en face. Comme les hommes changent ! »

Il adore jusqu’à cette décision, qui prend, sans hésiter, les partis extrêmes, jusqu’à ces ennuis, ces impatiences, et même l’imprévu de ces retours, et la soudaineté de ces diversions. Elle a des étonnements qui le séduisent, des délicatesses qui le ravissent, une soumission affectueuse qui le transporte.

« Ah ! Arthur, Arthur, on ne se conduit pas ainsi avec une femme. Si elle fait mal, on la reprend ; si elle recommence, on la frappe ; mais on ne l’abandonne pas. »

Seulement, cette femme, si supérieure au commun des hommes, a des faiblesses, si intelligente des lacunes, si spirituelle une déplorable niaiserie. Seulement, elle a le cœur sec comme le marbre le plus poli. Seulement, sous cette élégance professionnelle se cache une vulgarité populacière, qui éclate dans son style et se trahit par ses épithètes. Seulement, cette fille expérimentée se laisse prendre aux petits vers et aux déclarations des artistes en cheveux. Seulement, la capiteuse, la délicieuse Antonia est la fille de madame Crochard, c’est-à-dire un joujou très perfectionné, très vide, très fantasque, très déséquilibré, et très sot. Seulement, faut-il que nous soyons bêtes, et que M. Henry Becque nous ait étudiés de près, pour nous avoir faits encore plus bêtes que cette superfine créature ! Et qu’on nous vienne dire, après cela, que cet auteur n’est pas moral !

Cette image d’Antonia l’a hanté. Débarrassez-la de ses tares originelles et de sa foncière vulgarité ; mariez la jeune, avec une sage précipitation : vous avez madame Mercier, la Parisienne. Il y a de la fille chez toutes ces femmes, je veux dire qu’elles sont plus capricieuses qu’ardentes, ayant plus de fantaisies que de sens. Elles sont filles d’Ève, sans enthousiasme, avec beaucoup d’ingéniosité. Celle-ci a pris son parti du mariage, du mari, et de tout un peu, curieuse de bien-être, de tranquillité, d’agrément. Elle n’est pas une lionne pauvre, avide du luxe effréné : elle a plus d’allure, d’habileté, et aussi de philosophie. C’est la distinction aisée dans l’adultère. Au reste, beaucoup d’égoïsme ; d’imagination, si peu que rien : bourgeoise, diplomate, et perverse. Elle a, dans le désordre de sa vie régulière, un air prudent, radouci, et un peu las, je ne sais quelle froideur avisée, avec des réflexions à renverser les toits, des mots qu’elle laisse tomber d’un ton posé, réfléchi, qui nous déconcerte et nous suffoque. Elle a une façon à elle d’être fatiguée, ennuyée, nerveuse ou tendre, qui marque beaucoup d’esprit, peut-être trop.

« Ah bien, dit-elle, on en aurait de l’agrément avec des passions pareilles, qui ne vous laissent pas le temps de respirer. Sans compter qu’on est toujours à deux doigts de sa perte. C’est vrai, je ne sais plus tranquille que quand mon mari est là. »

Décidément l’observation est si aiguë, qu’en vérité il y a autre chose…

Il y a autre chose aussi dans le personnage d’Hélène de la Roseraye[7]. Mais l’esquisse en est pleine de feu, et d’un réalisme singulièrement original. Fille d’un agioteur audacieux, et d’une mère bourgeoise et désabusée, elle a grandi, presque isolée, parmi les splendeurs d’une fortune équivoque, au milieu d’un ménage sans intimité, hautaine, exagérée, et inquiète. L esprit aventureux que le père apporte dans les spéculations s’est transformé chez elle en un goût de l’exaltation et de la rêverie. Elle s’est jetée à corps perdu dans le romanesque, dédaigneuse des affections calmes, et des sentiments médiocres. Et cette nature est si singulière, et ce romanesque d’un tour si particulier que je ne vois rien dans notre théâtre qui y ressemble[8]. Doña Sol, aussi, est romanesque ; mais c’est l’inconnu qui la tente, et la vie des montagnes de Galice et d’Estramadure ; elle fuit l’amour d’un vieillard ; et puis, dans ses veines coule de bon sang espagnol : et cela seul suffit à expliquer le reste. Romantique, aussi, la Gabrielle d’Émile Augier, troublée par la lecture des premières poésies de Musset, et surtout fiévreuse, alanguie à l’heure de la feuille qui pousse, des vergers en fleurs, et de la sève printanière qui l’agite confusément. Ce romanesque qui mène aux révoltes de l’imagination, aux vagues désirs du cœur, a sa source profonde dans les inquiétudes de la chair.

Hélène est une cérébrale. Elle a plus d’appréhensions que de désirs, plus d’aspirations que de tempérament. C’est le trait qui accuse sa parenté avec les autres filles de ce théâtre. Amour de tête, qui n’exclut ni la froideur ni le dégoût. Cette passion déchaînée, souveraine, n’est au fond qu’une soif de vie libre, débridée, irresponsable, la rancœur des remontrances vulgaires et des devoirs sans grandeur. Elle ne demande à l’avenir « qu’une habitation exceptionnelle pour y mener la vie commune. » Le décor la tente, beaucoup plus que le démon. Antonia. Et cette passion encore, si superbe et exaltée, n’est qu’illusion et contradiction. Cette âme, si haut placée, se prend à un gentleman d’écurie, à un casse-cœurs de garnison, brutal et sceptique, capable de violences qui la révolteraient dans la bouche d’un autre, et qui, venant de lui, ont du style et du caractère. Voilà l’élu de cette imagination dédaigneuse ; voilà l’homme qui dressera ce cœur en haute école, comme ses chevaux de sang. Et lorsqu’il l’aura violentée et fouaillée, cette fille hautaine, elle sera dévorée du désir de revenir à lui, sans illusion, sans amour, pour les larmes qu’il lui a coûtées, pour les injures qu’il lui réserve, et qu’elle prend pour la passion même. « Si elle recommence, on la frappe… » disait Antonia.

Si Michel, au lieu de se faire humble, doux, et reconnaissant, avait commencé par là, je veux dire par montrer sa poigne au lieu d’étaler son cœur, soyez sûr qu’Hélène eût dissimulé sa faute, et qu’elle l’eût bientôt oubliée. Au lieu de cela, ne s’avise-t-il pas de se mettre à genoux devant son idole ? Et de l’adorer, parce qu’elle est fière, et de se prosterner, parce qu’elle est superbe ? S’il s’élève, je rabaisse ; s’il s’abaisse, je m’affranchis. Antonia, toujours Antonia : cœur sec, caprices effrénés, peu de tempérament, et toutes les contradictions désespérantes de la fille que M. Becque a flairée en toutes ces femmes. C’est en vain que celle-ci, dans un transport d’honnêteté nerveuse, malgré elle, malgré lui, avoue sa honte (la plus grande et forte scène de la pièce), en vain qu’elle revient au mari moribond, après avoir franchi ce corps inerte au bras de son amant, sans même l’excuse du plaisir et des pointes de la chair : elle est une fille, au fond, rêveuse et perverse, vaine et humble, fantasque et féroce, qui éprouve un invincible désir d’être rudoyée, quand on la prie, et respectée de qui la bat, avec, sans cesse, sur les lèvres ces mots brûlants de passion et d’amour : glaciale d’ailleurs comme un marbre glorieux, folle d’indépendance et de liberté, pas même folle de son corps.

De sorte qu’en dernière analyse, cette adoration perpétuelle dont notre moderne société entoure la femme, ces gloires de diamants et d’émeraudes dont notre empressement la couronne, apparaissent, si je ne me trompe, à M. Henry Becque comme la plus triomphante erreur et la plus ridicule illusion, et qu’à peine exagérerait-on sa pensée, si l’on lui faisait dire qu’à force de prodiguer l’or et les prières à la sémillante déesse, nous en avons fait une créature insensible, compliquée et pernicieuse, et que les élans de notre zèle, et que la ferveur de notre culte ne sont que les plus folles pratiques de la plus fâcheuse idolâtrie.

« Vous devez savoir, Mademoiselle, déclare le notaire des Corbeaux, que l’amour n’existe pas ; pour ma part, je ne l’ai jamais rencontré[9]. »

  1. La Navette.
  2. La Parisienne.
  3. Les Honnêtes femmes.
  4. Les Corbeaux.
  5. Michel Pauper.
  6. La Navette.
  7. Michel Pauper.
  8. C’est Emma Bovary, plus froide, plus fille, et d’une indignation plus hautaine.
  9. Cf. Notre Étude d’Alexandre Dumas fils, ch. V. Les Femmes.