Le Théâtre d’hier/Victorien Sardou/La pièce à faire

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IV

LA PIECE À FAIRE.


L’influence de Balzac n’a aucunement pesé sur le talent de M. Sardou. Mais de le river au nom de Scribe, c’est faire injustice à tous deux, il me semble que l’habileté professionnelle de Scribe recouvre un peu plus de commune vérité, de bon sens bourgeois, qui porte sa date et qui eut son heure[1].

En revanche, l’exécution de M. Sardou est plus raffinée, presque artiste, et supplée à l’absence de matière psychologique par un travail plus dissimulé, des tours de force moins apparents. À tout coup, son agile et industrieuse imagination accomplit à la sourdine de menus et secrets miracles inexpliqués. Cela rehausse singulièrement le métier. C’est une perpétuelle surprise que cette ingéniosité d’invention, qui s’évertue aux plus délicates besognes. Après une étude réfléchie, l’esprit en garde un sentiment déplaisir presque douloureux, comme d’une triomphante détresse.

Il me souvient d’avoir vu, en mon enfance, chez des charpentiers champenois, une précieuse relique, qui faisait l’orgueil de la maison. C’était le chef-d’œuvre de l’aïeul exécuté aux temps héroïques, où il fallait un chef-d’œuvre pour passer maitre : un minuscule escalier tournant dans une cage minuscule, et raboté, assemblé, chevillé d’une main experte et minutieuse. Cette lilliputienne charpente régnait sur la hauteur du manteau de la cheminée, exposée sous un globe de verre aux regards des visiteurs, couvée par le respect de toute une famille, et préservée des attouchements profanes. Elle avait coûté des mois et des mois d’inutile peine, si délicatement ouvrée et finie qu’elle semblait le point de maturité de l’équerre et du compas. Et j’admirai, du bon de mon cœur, la patience de l’ouvrier. Mais je me rappelle encore l’étrange impression qui m’envahit en présence de ce fragile et vain labeur, et que, plus les braves gens s’efforçaient à m’en détailler les mérites techniques, plus j’en demeurais effaré, non sans quelque mélancolie.

Le « chef-d’œuvre » qui imposa M. Sardou au public, est l’imbroglio des Pattes de mouche. En son genre la comédie est complète, dans sa sphère elle est supérieure. L’auteur d’Une Chaîne, sous le buste duquel M. Sardou travaillait, n’a jamais dépassé ni peut-être atteint ce degré de dextérité. C’est la quintessence du métier, le suprême de ce doigté dramatique, qui sait à propos toucher, non point la passion, mais la situation harmonique, comme sur un clavier. C’est l’odyssée, enjouée et fertile en aventures, d’une lettre oubliée pendant trois ans sous une statuette, retrouvée par le destinataire, glissée dans un vase, ressaisie par une jeune fille, rattrapée par un tiers, qui en allume une lampe ; tant y a que les restes à demi consumés tombent aux mains d’un collectionneur, qui en fait un cornet pour y enfermer un insecte, puis servent à un collégien, qui écrit au verso une déclaration, laquelle sera brûlée enfin par le mari jaloux et rassuré.

Respirons, dit la mouche aussitôt.

Labiche s’est plus d’une fois exercé à ce jeu, notamment dans le Plus heureux des trois. Au lieu d’un saxe, il a imaginé une pendule symbolique, surmontée d’une tête de cerf. Labiche est plus gai ; mais la main de M. Sardou est autrement légère. Elle ravaude l’intrigue avec une autre finesse. La pièce eut un succès prodigieux. Il tenait du prodige, aussi, ce débutant plus subtil que Scribe et plus aisé que Beaumarchais. Sur un canevas si délié l’auteur avait brodé des situations agrémentées de jeux de scène et de tableaux inspirés d’une verve délicate. Pas un instant l’intérét n’avait langui. L’esprit était tenu jusqu’à la fin en haleine par ces maudites et charmantes pattes de mouche, dont le voyage circulaire soulevait plus d’inquiétudes à mesure que le format s’allait rétrécissant. Et tout cela leste, allègre, sans empâtement, à peine indiquera l’image de la féminine écriture ; et pour mouvoir tout cela, non pas des ficelles, mais des fils ténus, imperceptibles, qui transmettaient un air de vie à de légères et diaphanes marionnettes. Et ces marionnettes évoluaient, sans embrouiller les fils conducteurs. D’ores et déjà la stratégie du manœuvrier, autant que l’imbroglio, autant que le succès, était prodigieux. De quelles épithètes se pourra-t-on donc servir, quand M. Sardou fera mieux encore ?

Car, s’il ne fut point ingrat pour ses « chères petites pattes de mouche », qui lui valurent la première faveur du public, et même si, encouragé par cette heureuse expérience, il prit souvent le succès au pied de la lettre, de quel art il sut relever, de quelle fantaisie renouveler cet irrésistible fétiche, ce deus ex machina ! Tantôt l’écriture est tremblée, à peine lisible, l’écrivain ayant gagné une entorse à sauter du haut des balcons amoureux. Une autre fois, le papier dénonciateur, léché par la flamme du foyer, semble un texte précieux, digne d’exercer la perspicacité des érudits[2].

      Mon bon petit ch…
  Attends-moi ce soir à la sortie de l’O…
 et n’oublie pas de m’apporter l’argent pour mon sac…
…issier.

Paq…

Et c’est un plaisir à peu près complet et très distingué que de voir tout le parti qu’un homme compétent et méthodique peut tirer de ce suggestif et fragmentaire manuscrit. À mesure que l’auteur avance dans sa carrière, sa fantaisie multiplie les trouvailles de ce genre. Elle prodigue l’imprévu, elle abonde en trucs proprement délectables. Elle est d’une gaîté qui saute aux yeux d’abord. Un clou chasse l’autre, si je puis ainsi dire dans l’argot du théâtre. Rappelez-vous Nos Intimes. Une souche de dahlia tombe dans un jardin : voilà la guerre allumée. Puis, c’est la fleur du cactus, le feuilleton du journal, le cigare de Raphaël, le flacon bouché à l’émeri, et le renard, et tout ce que j’oublie, citant de mémoire. La désopilante imagination de Labiche ne s’entendait pas mieux à donner ainsi une traduction immédiate et sensible d’une situation ridicule.

Personne encore, mieux que M. Sardou, ne sait à l’aide d’un bibelot, d’un ustensile, d’un accessoire, souligner le mouvement même de la scène et en doubler le plaisir. Je note, parmi beaucoup d’autres, celle des Femmes fortes, où Claire fait sa malle sous les yeux de Jonathan qui voudrait bien la retenir. C’est un délice que ce manège de séduisante et tout à fait domestique coquetterie d’une Andromaque, petite bonne femme, qui sauve les siens en manipulant collerettes et camisoles, et par les soins qu’elle apporte à préparer cette malle, qui ne sera jamais pleine, et demeurera victorieuse dans la maison. Et, par-dessus le marché, c’est un tableau de genre, dans le ton de la pièce.

Drame ou comédie — quand M. Sardou tient une situation, personne n’en exécute la scène ou les scènes avec une pareille sûreté de main. Il vous prend dans les imperceptibles filets de son imagination, et vous êtes son prisonnier pendant tout le temps qu’il lui plaît de tirer d’un événement comique ou dramatique les conséquences les plus neuves et inattendues. Il ne vous lâche que baigné de larmes ou exténué de rire. Trouvez-moi un autre homme qui soit capable de tenir toute une salle en joie par l’effet de calculs arithmétiques, de l’abstraite arithmétique. Nommez-en un autre qui, ayant l’audace de revenir à la charge et de refaire la même scène au cours d’une même pièce, gagne derechef une partie déjà risquée, et s’arrange de façon que la seconde soit encore plus amusante que la première, que le tableau se complète et s’achève, avec, dans un coin, ce bout d’enfant qui plonge dans le coffre-fort de papa[3]. En est-il un seul, parmi plus grands que lui, qui excelle au même point que lui, à extraire, par une savante économie des effets, toute l’émotion qu’une péripétie comporte, à multiplier la scène par la scène jusqu’au moment où le spectateur s’avoue vaincu et délicieusement épuisé ?

En faut-il un exemple ? Dans la Commode de Victorine, Labiche imagine les préliminaires d’un duel, où les témoins, alléchés par le plaisir d’un spectacle nouveau pour eux, repoussent à l’envi toute conciliation. Labiche vous enlève ce dialogue avec esprit et belle humeur. D’une scène M. Sardou en fait trois. Gandin ? Gredin ? Ou Dandin ? Il faut qu’il s’explique, ce monsieur. S’il ne fait pas d’excuses, il aura affaire… à Caussade. Tous les intimes rivalisent d’amical empressement à gâter l’affaire. Et c’est la première scène. Les témoins s’abouchent, et l’on se guinde dans un dévoûment ergoteur, et l’on fait blanc d’une chatouilleuse susceptibilité sur le point d’honneur de l’ami, qui ne se trouve point tant offensé. Et l’on a des mots impayables pour résumer l’aventure. « Mais si tu ne te bats pas pour toi… fais-le au moins pour tes amis. » Et c’est la seconde scène. Mais voici que tous ces braves gens, ces gens dévoués, ces cœurs d’élite battent en retraite, qu’ils ont soif de conciliation, de paix, de tranquillité : ils ont simplement appris qu’en cas de mort d’un des adversaires, les témoins sont passibles de la prison. Et c’est la troisième scène, qui est aussi la plus neuve et gaie. Il n’y a que lui, en vérité, pour réserver au public ces surprises agréables et graduées[4].

Comédie ou drame — c’est une précellence d’imaginative. Aux vieilleries mélodramatiques il puise le pathétique à pleins bords. Il répare les clichés romantiques ; il rajeunit « la voix du sang » . Tout cet attirail, qu’on pensait usé et qu’on jetait au rebut, il le ramasse et l’utilise. Ces ressorts fatigués reprennent de l’élasticité sous ses doigts. Relisez le ive acte des Bons Villageois. Toute l’horreur d’un naturalisme effréné et aviné, après avoir passé par le travail de ses mains, excite l’émotion sans atteindre au dégoût. Je vous renvoie à la scène déjà citée de Maison Neuve. Pendant trois actes de la Haine il nous intéresse à une jeune patricienne violée par un soudard, sans éveiller en notre esprit la moindre idée fâcheuse, sans exciter en notre cœur d’autre sentiment qu’une douloureuse sympathie. Et puis, on dirait d’une gageure. De la haine cette jeune fille s’achemine vers la charité, et ses révoltes se fondent en amour insensiblement. Ce n’étaient qu’exclamations farouches et cruels désirs de vengeance : « Oh ! misérable ! Je t’arracherai le cœur et le déchirerai avec mes ongles ! Oh ! misérable, misérable ! » Et ce langage s’adoucit, se calme, par une sourde transition, dans un couplet d’une facture admirable, en une sonatine d’un mouvement presque Shakespearien.

«… J’entends comme un gémissement… Non, c’est le vent dans les arbres et l’eau qui coule sur la place. Oui, c’est la brise du soir qui se lève !… calme… calme enchanteur de la nuit !… Repos, fraîcheur, oubli !… Le bruit du combat s’éteint tout au loin !… Il semble qu’un orage a fondu sur nous !… qui maintenant se disperse, et tout s’apaise dans la nature comme dans mon cœur… Triomphe, à présent, ô mon honneur vengé… et respire à pleine gorgée l’ivresse du salut… ! Debout mon âme, et renais à la liberté reconquise !… Ô Cordelia… Tu n’es plus à personne qu’à toi-même ! »


Oh ! l’habile, l’habile homme, qui, de quelques mots glissés tout uniment au milieu d’une tirade, esquisse tout un travail d’évolution intérieure et le développement dramatique qui déjà s’entrevoit. La scène suit sa pente, et déjà les conséquences apparaissent sur l’horizon du théâtre. Ainsi des actes entiers sont suspendus comme à un fil, et c’est une angoisse haletante qui nous étreint.

Entre tant d’autres je cite le IIIe de Fernande. Que de difficultés ! Que de précautions ! Quelle avisée et technique clairvoyance ! Et surtout quelles situations ! Quelles scènes ! Clotilde se venge d’André, qui l’a délaissée, en lui donnant pour femme une fille cueillie dans un tripot. Le jour attendu est arrivé : à onze heures, le mariage à la mairie, à onze heures et demie, la bénédiction nuptiale. Le seul homme qui connaisse Fernande, pour s’être jadis intéressé à la sauver de son triste milieu, est Pomerol. Pomerol est en Corse. Non, Pomerol est de retour, et il débarque chez Clotilde. S’il voit la fiancée, tout est perdu. Il voit tout le monde, sauf elle. C’est tour à tour un déploiement d’ingéniosité à l’éloigner et à le retenir. Il va s’habiller pour la cérémonie. Et d’un ! Mais André et Fernande sont en présence, et nous devinons sous leurs paroles que Clotilde s’est toujours trouvée en tiers dans leurs tête-à-tête. Ils sont seuls, pour la première fois. Fernande a des scrupules. Elle comprend, elle devine qu’il ne sait rien de son passé, que Clotilde n’a rien dit, et qu’on l’a trompé… Autre angoisse. Clotilde arrive à temps. Mais Fernande s’entête et veut écrire la vérité à son fiancé. Voici bien un autre embarras. Elle écrit. André revient. La lettre lui est remise. Vengeance manquée ? Cet auteur est fou, et joue avec le danger. — Cet auteur est plein d’esprit et de ressources. — André reçoit la lettre ; impatient et amoureux, il oublie de la lire ; même il la remet à Clotilde, qui la lui escamote, avec promesse de la lui rendre après la cérémonie. Vengeance assurée ? — Non certes, car Pomerol revient aussi, habillé, cravaté, essoufflé. À l’autre ! Les fiancés sont à la mairie. On n’est pas perfide comme cette Clotilde ; on n’est pas agile comme M. Sardou. C’est plus fort que l’Ulysse Polymèchanos. Clotilde a froid aux pieds ; une bûche dans le foyer ! Pomerol n’a pas eu le temps de fumer après son repas ; elle lui permet une cigarette. Et tout justement l’entretien tombe sur Fernande, sa protégée, leur protégée : il passe dans le parterre comme un frisson. Notez que la pendule est bien en vue, sur la cheminée, qu’elle est en scène, qu’elle joue son rôle, que l’aiguille tourne. — Il est le quart. — Nous avons le temps. — Croiriez-vous que Pomerol vient de plaider en Corse une affaire, qui est le pendant de la vengeance de Clotilde, et le plus exact résumé des trois premiers actes du drame ? — C’est à défaillir. Premier acte : Ginevra aime Orio, et lui donne des preuves trop positives. Deuxième acte : l’infidèle Orio s’amourache de Pépa et l’épouse. Troisième acte… — « Vous savez qu’il est la demie. » Il est la demie, Thérèse paraît, annonce que la bénédiction est donnée, et qu’on revient de l’église. L’œuvre de vengeance est accomplie. Clotilde-Ginevra éclate. Elle va jeter la vérité à la face d’André. Elle a la lettre. Pomerol l’entraîne violemment dans une chambre contiguë, où il l’enferme. Les mariés rentrent. Fernande reconnait Pomerol, qui met un doigt sur sa bouche. Et cet acte d’angoisses se termine sur cette promesse d'angoisses plus vives encore. « J’ai sauvé aujourd’hui, mais demain… » C’est une maîtrise d’invention dramatique……

Et c’est une détresse de l’imagination, qui s’exerce dans le vide, et se dépense dans le néant. Quand la réflexion intervient, cette triomphante et artificieuse habileté attriste. La scène est d’une adresse incomparable, à la vérité près, qui en est absente. L’acte est supérieurement conduit, à la vraisemblance près, qui ne s’y trouve point. Rare ouvrier, besogne futile et frivole.

… Et donc, Pomerol met un doigt sur sa bouche. Et l’auteur aussi met un doigt sur sa bouche. Donc un homme du monde, qui n’est plus un Éliacin, épouse une jeune fille à l’aveuglette, sans avoir relevé les traces du passé, qu’un changement de prénom suffit à effacer. Donc, il se marie sans avoir pu jusqu’ici causer seul à seul avec sa fiancée ; et, par un malencontreux hasard, tous ceux qui le pouvaient renseigner apparaissent successivement après la cérémonie. Donc, est-ce qu’on se moquerait de nous ici ? Cela seul est vraisemblable, à voir le soin dont le machiniste emmêle ses ficelles et l’inconscient mépris qu’il étale pour la plus rudimentaire réalité. Le rôle de Pomerol, en cette affaire, fait la nique au bon sens. Qu’est-ce que cet avocat qui, retour de Corse, débarque chez sa cousine, faute d’avoir averti sa femme, par coquetterie ? Coquetterie n’est pas sans charme. « Et me voilà, et te voilà, et nous voilà ! » Si vous n’êtes pas satisfait, vous êtes trop délicat. — Mais ne fallait-il pas l’attirer chez Clotilde, et qu’il n’y apprît que ce qu’elle voulait qu’il sût ? Assûrement. Qu’est-ce que ce psychologue avisé, qui demande si nettement à André : Et Clotilde, elle ne t’a pas empoisonné, ni étranglé ? et qui ne s’étonne point de n’avoir pas reçu la lettre qui lui annonçait ce mariage ? et qui jacasse, et qui avocasse, pendant que sa femme court à la mairie ? et qui fait de l’esprit sur l’adjoint, sur les mariés, sur les invités, sur la Corse, sur la vendetta, sur ses succès, et qui regarde l’heure vingt fois, sans se décider à prendre son chapeau et à offrir son bras pour assister de sa présence un ami qui se marie ? — Mais ne fallait-il pas… ? Probablement. Qu’est-ce que cet André, qui roucoule, qui joue du célibataire converti, de la bonté d’âme, qui sollicite inconsciemment l’aveu, qui reçoit une lettre de la part de sa fiancée, qui néglige de la lire, et qui la confie, à qui ? À son ancienne maîtresse ! — Mais, s’il la lit, n’est-il pas évident qu’il n’y a plus de mariage, plus de vengeance, plus de drame ? Je ne dis pas autre chose. Qu’est-ce que cette Fernande, si délicate et bonne, malgré son éducation première et ses malheurs, qui se repose sur autrui du soin de livrer le secret de son passé et consolider l’avenir ? si humble et scrupuleuse, qui se décide enfin à écrire, au lieu de parler, à écrire une lettre qu’elle confie, à qui ? À la femme de chambre, mon Dieu, oui, à la femme de chambre de cette Clotilde qu’elle soupçonne de mensonge ? Qu’est-ce que cette intrigue oblique et tortueuse, qui aboutit au plus odieux méfait, celui de Clotilde, grâce à la plus incroyable des niaiseries, celle d’André ? Qu’est-ce enfin que ce dédale, à grand’peine éclairé d’une maligne lumière qui menace il chaque instant de s’éteindre, en les détours duquel l’Ariane vengeresse nous guide d’un fil si fragile et ténu, qu’à tout coup il rompt et se rattache au prix de quels efforts ! On abuse du mot de Pascal : « la vérité est une pointe subtile ». On bâtit malicieusement l’invraisemblance sur une pointe d’aiguille. On abuse de nous.

L’imagination est parfois mauvaise conseillère. Elle tire vanité de son industrie ; elle se pique aux jeux d’adresse. Elle est une jolie femme, d’humeur facile, aux allures indépendantes, qui se plait à coqueter avec le bon sens. Ce sûr instinct des situations, qui est la caractéristique du talent de M. Sardou, est sans cesse faussé par cette maîtresse d’erreur. Faute de matière plus solide, et manque de discipline intellectuelle, il traîne en longueur les scènes amenées avec adresse. Il les tourne et retourne avec plus d’agilité quede logique. Il ne va pas droit au but ; le plus souvent il s’y achemine en fourrageant. Il multiplie les tableaux, les effets et les transitions, avant d’attraper le coup de théâtre. La folle du logis fait l’école buissonnière ; elle use le temps à marauder parmi les digressions, les demi-scènes, les quasi-développements, sur les lisières du vaudeville ou du mélodrame. Malgré la rapidité du mouvement, les actes s’espacent, à la fois compacts et vides. Il en veut à la ligne brisée. Et, après qu’il s’est amusé au décor du premier acte, attardé à l’exposition du second, ingénié aux complications du troisième, il semble d’ordinaire qu’un mot suffise à brusquer le dénoûment. Un mot, un seul mot mettrait fin à ces aventures.

Alors, seulement, le quiproquo prend consistance. Alors la fantaisie de l’auteur se complique et, le plus souvent, tourne au noir. Il faut faire un quatrième acte, et peut-être y coudre un cinquième. Alors, les personnages se battent les flancs, et par raisonnements quintessenciés et monologues sophistiqués se persuadent qu’ils ont tous les devoirs de se taire, de ravaler le mot de l’énigme, par un effort d’héroïsme, et dans un esprit de sacrifice, la pièce ne pouvant se terminer si vite. Ils sont impudents de scrupules ; ils s’escriment à la casuistique avec une méritoire impertinence. Dans Nos bons Villageois, Henri est surpris, de nuit, chez le baron. Aime-t-il Pauline ou Geneviève ? Nous avons constaté combien il est hésitant sur ce point. Si Geneviève, — qui est la sœur de la baronne, tout est dit, et l’on vient trop tard… Voyez plutôt le dénoûment. Mais si Pauline — quel esclandre, dût-il se donner pour un voleur et encourir la prison ! Et bellement, il s’offre à l’esclandre, comme Polyeucte à la gloire, martyr des deux actes qui sont encore à faire. « Pour qui donc veniez-vous ?… Je compromettais deux femmes, pour en sauver une, et je ne sauvais rien ! » Bon jeune homme, vous sauviez la pièce, qui maintenant ne se soutient qu’à prix d’équivoques et incidents surprenants. C’est d’ordinaire le moment précis, où commence sur la scène un remue-ménage, dans lequel on tâche par tous moyens à surprendre notre émotion. Les personnages vont, viennent, entrent, sortent, l’adjoint chez monsieur, le commissaire chez madame, le conseil municipal au premier, tout le village au rez-de-chaussée. Un duel ? Non. Un coup de pistolet ? Oui. Point de cadavre ? Allons, tant mieux. L’imagination se démène sans contrôle ; c’est la débandade de toutes les qualités inquiétantes de l’auteur. Le stratégiste, le le manœuvrier s’épuise en précautions dramatiques, dont le moindre défaut est d’accuser davantage l’invraisemblance de ces artifices.

Et de tous le plus invraisemblable est précisément la formule adoptée par M. Sardou pendant la plus grande partie de sa carrière. Parce qu’il excellait à intriguer l’imbroglio du vaudeville et à dresser la machine pathétique et compliquée du mélodrame, il a eu l’ambition de juxtaposer ceci à cela, et, par une coquetterie raffinée, de compliquer la complication. Deux actes gais ; trois actes tristes : c’est le type de la pièce. Plus tard le sombre envahit, de la gaité ne subsiste plus que le premier acte, souriant tableau de genre, pour mettre en goût le public. Cette formule dramatique a soulevé plus d’une objection. On a reproché à l’auteur de ne pas assez fondre les nuances, de ne pas ménager suffisamment la transition entre le rire et les larmes, de déplacer trop brusquement notre émotion. Tout cela n’est pas sans réplique ; et chacun sait que Gargantua pleurait en riant et riait en pleurant. « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas. »

M. Sardou a les siennes. Son esthétique se résume en quatre mots : la pièce à faire. À court d’observation, il sait mieux que personne tout ce qu’il faut de matériaux pour construire une pièce. N’ayant jamais de quoi en faire une, il en fait deux. Il a une idée de comédie, empruntée des mœurs du jour, qui donne le titre à l’ouvrage. Par une heureuse disposition de sa nature, il cueille sans effort une situation au cœur de l’actualité. Il tient donc son sujet. S’il avait le don de le nourrir, et de le mûrir par l’observation attentive et pénétrante, il atteindrait peut-être à la plénitude et à la sérénité de la haute comédie sociale. Mais faut-il le redire ? Il imagine. Sur l’idée de comédie se greffe une idée de théâtre. Quand vous lisez l’affiche : pièce en cinq actes de M. Victorien Sardou, défiez-vous de ce cliché ; et traduisez : comédie-vaudeville en un ou deux actes, augmentée d’un mélodrame par M. Victorien Sardou. Il n’écrit point de pièce en cinq actes ; il donne cinq actes, d’un spectacle coupé. La comédie change avec le sujet ; pour le mélodrame, il est immuable. Parfois seulement, dans les jours de hâte, quand il est pressé par la commande et débordé par les directeurs étrangers, il simplifie la besogne, et se contente d’un prologue décoratif, qu’il ajuste à deux actes de la Haine, qu’il garnit d’un épilogue très foncé. À vrai dire, quand le mélodrame commence, M. Sardou n’abandonne pas son sujet, comme on l’a injustement répété, il n’esquive pas l’étude qu’il s’était proposée. Il en a fini avec l’un et l’autre ; il a épuisé ce qu’il en savait ; et n’ayant plus rien à dire, il y ajoute quelque chose. Si nous reprenions l’histoire de Jacques et de ses amours… ? Nos Intimes sont nos pires ennemis ; si nous reprenions l’histoire d’une femme mariée qui s’ennuie… ? Nos bons Villageois de la banlieue sont des légumiers ignorants, doublés de Parisiens corrompus ; si nous reprenions l’histoire d’une baronne qui s’en laisse conter ?… Un capitaine de la garde russe, Wladimir Garischkine[5], est soupçonné d’avoir attiré un homme dans un guet-apens et de l’avoir tué ; si nous reprenions l’histoire de la Haine ?… Ce n’est pas une faillite, mais une liquidation. Pendant l’entr’acte les personnages modifient leur costume, et la pièce de l’an passé, d’il y a deux ans, d’il y a dix ans, reprend le train de son succès.

Desinit in piscem mulier formosa superne.

Cela se termine en queue de poisson, ou de renard[6]. Qu’importe ? L’essentiel est de terminer. M. Alexandre Dumas a écrit qu’un auteur dramatique ne doit prendre la plume qu’à la condition d’avoir son dénoûment, auquel, sous aucun prétexte, il ne peut rien changer. M. Sardou est peut-être le seul qui se soit fait une règle dé cette maxime. Il ne change rien à ses dénoûments ; ses dénoûments ne changent point. Prenez garde que de cette œuvre complexe apparaît ici l’unité caractéristique, qui est déjà celle de sa première pièce célèbre : la lettre, la dramatique lettre, la conclusion des chères petites Pattes de mouche. Ainsi s’achève le spectacle ; à ce stratagème classique aboutit l’effort de l’imagination exténuée ; là s’arrête le mécanisme des combinaisons de la pièce à faire. Entre le premier acte et le dernier, beaucoup plus près de celui-là que de celui-ci, règne la ligne frontière qui sépare l’étude de mœurs du reste, un fossé large et profond, que les personnages franchissent en steeple-chase. « Saute, saute, mais saute donc !… C’est une affaire d’adresse[7]. »

  1. V. Introduction. II. Scribe et le vaudeville.
  2. Cinquième acte de Séraphine.
  3. La Famille Benoîton.
  4. Nos Intimes.
  5. Fédora.
  6. Le trop fameux renard de Nos Intimes.
  7. Nos Intimes.