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Le Théâtre d’hier/Victorien Sardou/Caractères et situations

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III

CARACTÈRES ET SITUATIONS.


Les imaginatifs sont optimistes. En cela même ils se distinguent des observateurs. Pour M. Sardou l’homme est bon, sortant des mains de la nature ; il n’est pas mauvais non plus, à très peu d’exceptions près, quand, le rideau baissé ; il quitte la scène pour rentrer dans la coulisse. C’est une bénigne influence que la faveur du ciel ne laisse pas uniquement tomber sur les raisonneurs de ce théâtre — Olivier de Jajin, de Ryons plus pacifiques et doux — mais qu’elle verse à profusion sur le grand nombre de ces élus. Je ne sais même rien de plus réconfortant que ce jour favorable projeté sur l’humanité que nous sommes depuis quelque cinquante années ; et l’on se réjouit d’être venu à temps pour vivre parmi des générations si foncièrement bonnes, que le pessimisme de Schopenhauer n’a aucunement entamées. Ces hommes et ces femmes ont des travers, des ridicules, et peut-être des vices ; mais ils ont aussi l’esprit de s’en guérir avant la fin de la représentation. Disons mieux : ils n ont que des ombres de travers, de ridicules et de vices, ombres eux-mêmes, à cette réserve près, qu’ils parlent, qu’ils gesticulent, qu’ils sont vêtus à la mode, et qu’ils rient ou pleurent congrûment. Ils sont des abstractions, qui ont toute l’apparence de vivre.

Le procédé de l’auteur est limpide. Pour faire une pièce, il faut des rôles. Il imagine donc deux, trois, quatre, dix, vingt rôles selon les exigences du sujet et les dimensions de l’appartement. Le satirique Aristophane représentait Euripide confectionnant une tragédie au milieu de sa garde-robe dramatique. M. Sardou, qui n’est pas Euripide, travaille dans son atelier. Il a un magasin. Il habille sur mesure ; il tient aussi le tout fait. Il a un salon d’essayage, par où le rôle passe d’abord. Un rayon du meuble est adjoint à celui du vêtement. Relisez cette analyse psychologique du personnage complexe qui a nom Séraphine ; Séraphine avant et après. Avant.

« Pense que nous étions, il y a quelques années à peine, la femme la plus adulée, la plus adorée ! Ce n’était que spectacles, fêtes, bals et concerts !… Et des toilettes !… Notre apparition dans un salon faisait événement ; nous étions d’un consentement unanime la belle madame Rosanges ! En 45, à l’aurore de la polka, Séraphine dansant la polka suivant la méthode Laborde ou Cellarius… Quel tableau ! »

Après.

« Regarde ce salon, où la mondaine d’autrefois le dispute encore à la nouvelle convertie ! Le tapis est sombre, mais il est doux au pied. Les meubles affectent des formes austères qui protestent contre les contorsions avachies du mobilier moderne ; mais les coussins sont d’un moelleux qui rappelle que la chair a ses droits… Une chapelle dans un boudoir. »

Dans l’entr’acte la toilette est changée, le mobilier renouvelé ; c’est une façon de complexité qui donne la vie aux caractères. Les premiers actes, et quelquefois les seconds, sont à la fois des exhibitions de décors et des expositions de modèles de coupe. Ajouterai-je que M. Sardou, qui connaît son affaire, appuie le trait au bon endroit, justement à l’endroit qu’il faut pour donner un tour d’actualité aux physionomies ? Ses personnages de second plan, qui figurent une innocente manie ou le ridicule du jour, sont fort spirituellement attrapés. C’est de la meilleure caricature. Tel, le timide Fridolin de la Papillonne, ou, parmi les Vieux Garçons, Vaucourtois, qui promène sa myopie et son extinction de voix dans les coulisses de l’Opéra, et, à force de chercher la femme, ne trouve plus ses mots. Tel, enlevé d’une touche plus légère, le moderne Pontarmé, dans Maison Neuve, l’héritier un peu éteint du baron d’Estrigaud[1]. D’un coup de son crayon malin, il campe de profil de bons types d’égoïstes, de ganaches, d’intimes, les Marécat, les Vigneux, et Profilet, un ex-fêtard défenseur de la morale, et Rennequin, le cousin pauvre, susceptible et agressif. Chapelard encore est un bon sybarite de sacristie, avantageusement établi aux yeux du monde dans une dévotion souriante et confortable. Quant aux toilettes d’Adolphine, de la précieuse et bilieuse Adolphine, quant à sa robe havane, sa robe lilas, sa robe groseille, cette psychologie à coutures rabattues est d’une agréable fantaisie.

Or, je ne vois pas que les personnages du premier plan soient sensiblement plus compliqués. Si vous voulez savoir ce que M. Sardou pense des hommes de son temps, vous aurez de la peine à le trouver dans ses pièces. J’y cherche un caractère vraiment moderne, et surtout autrement que par la coupe de l’habit et un certain tour de langage. Diderot imagina jadis de rajeunir la peinture des caractères par celle des conditions. 11 échoua où M. Sardou réussit pleinement. Celui-là est un critique sagace, qui dit dans Divorçons : « En somme, tous les maris peuvent être ramenés à un type unique : le mari. Et tous les amants à un autre type : l’amant. La différence n’est pas dans l’individu, elle est dans la fonction. »

L’un est un intime ; l’autre un villageois ; ici l’américain, là le rastaquouère ; ils sont ganaches ou politiciens comme ils sont blonds ou bruns, et ils le sont jusqu’à ce qu’il leur plaise, au dénoûment, de se faire teindre. Quelques-uns paraissent d’abord plus complexes, qui cumulent simplement deux fonctions. Didier est à la fois commerçant et mari, c’est-à-dire capable de se montrer tour à tour chiffreur effréné et mari grondeur, tant qu’enfin après avoir balancé entre l’un et l’autre, dans le sens des oscillations de la pièce, qui tantôt penche vers le drame et tantôt incline vers la comédie, il se décide à être mari tragique, et adieu le génie ou le démon du chiffre ! Il est vrai que le mari tragique s’apaise et tourne au mari content, et à la bonne heure ! Cet homme est un enseignement. Il nous apprend à dompter les passions. À vrai dire, il n’en a fait paraître que les symptômes et les indices professionnels. La manie du chiffre se traduit par le tic de porter une serviette d’homme d’affaires sous le bras, par un mouvement d’écureuil en cage, par des tressaillements à rappel du cornet de la gare, par la précipitation haletante du débit, qui est, comme chacun sait, la maladie nerveuse du haut commerce. Il veut atteindre son chiffre ; il s’est marié pour le chiffre ; il tracasse sa femme sur les chiffres, tout cela très vite : c’est le Jacques Inaudi de la rue du Sentier. Viennent les ennuis domestiques, du chiffre il n’est plus question ; la jalousie l’a délogé. L’un était dans la fonction du commerçant ; l’autre est dans la fonction du mari. Il n’entend plus rien, ne calcule plus rien, ne croit plus à rien. Il a une petite fille qu’il aimait, au point que les affaires lui laissaient à peine le loisir de l’embrasser. Voici qu’il doute de sa femme, qu’il hésite sur son enfant, qu’il ne reconnaît plus sa signature. « Ah ! misérables femmes, y pensez-vous, quand vous courez chez votre amant !… Misérables, misérables femmes ! » Il semblait un calculateur, et ce n’était donc qu’un mari jaloux de sa femme. Il a changé de fonction soudainement, incapable en tous cas de se tenir dans la juste mesure. Il avait l’air d’être cela ; il a l’air d’être ceci, jusqu’à ce que, contraint par la situation, il ne soit plus ni ceci ni cela, et s’écrie, oubliant tout (le mot est dans la brochure) : « Ma fille ! ma fille ! » — pareillement outré et superficiel dans la comédie initiale et dans le drame qui s’y juxtapose. Oubliant tout est héroïque. Oubliant tout nous désarme. Il n’est pas le seul d’ailleurs qui oublie. Champrosé oublie Camille sur le turf, Benoiton oublie de prévenir sa fille qu’il la marie. Madame Benoiton oublie son ombrelle, et l’auteur oublie les caractères pour ne songer qu’aux situations.

Ces personnages ne se définissent point ; ils sont flottants, à la surface de l’intrigue. Ils plient au gré des événements. Un trait indique un travers ; un tic marque un ridicule : plaisantes étiquettes sur des fioles vides. À mesure que les événements se précipitent, le trait s’épaissit, la caricature apparaît, et se noie dans les scènes pathétiques qui emportent tout cela parmi les sanglots. Au fond, tous ces hommes-là sont bons parce qu’ils font une belle fin ; dépouillés de la livrée du rôle, ils n’ont point de caractère, ils sont insignifiants. Et ils sont tous ainsi, avec des dehors plus ou moins sombres ou gais, mannequins articulés et flexibles maris, amants, commerçants, ganaches, villageois, et américains, factotums de vaudeville ou de drame, à la disposition de la fantaisie qui les enfanta et des situations qui s’en jouent.

Les hommes sont donc les jouets des péripéties. Les femmes en sont les victimes. M. Sardou a donné sa mesure d’observateur dans un jugement qu’il a porté sur la femme moderne et qui mérite de rester célèbre.

« Au risque de passer pour bien naïf, dit-il, j’avoue que j’ai la dévotion de la femme, et que mon estime pour elle s’accroît tous les jours. Dans cet abaissement trop sensible de l’esprit public, dans ce désarroi de notre intelligence sans clartés, et de notre raison sans boussole, je ne vois debout que l’éternelle bonté de la femme, qui me semble grandie de tout l’écroulement du reste… »[2].

Et ainsi soit-il ! Non, M. Sardou n’est pas un naïf. Il est même assez adroit. Il se connaît ; il sait ce que son talent peut faire ; il se doute de ce qu’il ne fait point. Cet optimisme est d’une louange délicate, et venge les pauvres femmes. Car leur fonction, à elles, est d’être excellentes : elles le sont. Est-ce leur faute, si les situations où elles se trouvent engagées pendant cinq actes et trois heures d’horloge, leur donnent l’apparence d’être tout le contraire de ce qu’elles sont réellement ? Leur malice, fantaisie ! Leur faiblesse, imagination ! Et il faut convenir, en effet, qu’ici l’observation serait même dommageable à l’intérêt dramatique. On ne songe point sans effroi à ce qui pourrait advenir, si Marthe, la femme de Didier, avait un caractère. Elle n’en a point, au surplus, et cela est mieux ainsi. Elle a des toilettes, comme toutes les femmes ; elle s’ennuie, mais toutes les femmes s’ennuient ; c’est le ragoût de leur bonté. Au demeurant, elle ne s’ennuie ni plus ni moins que madame Caussade, ou madame la baronne, et leurs compagnes, qui sont en l’état de mariage. Seule, madame Benoiton ne s’ennuie pas. On dirait que Marthe va prendre son parti d’être sortie, à l’instar de sa mère. Mais on en dirait autant des autres ; rien n’est trompeur comme l’apparence. On dirait que M. Champrosé a été son amant ; et l’on médirait, puisqu’il s’est contenté de lui prêter de l’argent, qu’elle lui a remboursé d’ailleurs, sans intérêts. On croirait que Fernande est une fille, et c’est la meilleure nature que je connaisse. Seulement, elles sont toutes prises dans un engrenage de situations romanesques, qui égarent et troublent le jugement des hommes : le drame est à ce prix. C’est la fantaisie de l’auteur, qui s’emploie, qui se travaille, qui invente mille moyens scéniques pour mettre en hasard ces foncières et unanimes vertus.

À peine goûtent-elles en ces aventures l’agrément de la surprise ; à peine éprouvent-elles une secrète joie, pas du tout scélérate, à frôler le danger. Il approche ; elle sourit. Pardonnez-lui, Seigneur, car elle va beaucoup pécher. D’ennui en ennui, de flirt en flirt, de situation en situation, l’auteur l’amène à deux doigts de la suprême péripétie. Dans la salle, les hommes ressentent une petite secousse de réalisme, et les femmes un imperceptible tressaillement de scandale. Plusieurs ferment les yeux à demi pour ne presque rien voir de l’irréparable convulsion. Oh ! ces maisons neuves !… Spectateur, mon ami, vous êtes un niais, qui ne connaissez point M. Sardou ni l’état qu’il fait de l’honneur de la femme moderne.

  … Laissez-le faire ;
Il vous en donnera de toutes les façons.


Oui, le gentilhomme au bouquet, qui s’est déclaré, qui est attendu, voici qu’il enjambe le balcon, qu’il pénètre dans la chambre, dans la chambre de Madame, de Madame coquette, bouleversée, imprudente. Quelle situation ! Mais ne voyez-vous pas que le gentilhomme est ivre, que Roméo s’est grisé pendant l’entr’acte, et que Madame se retrouve avec toute son honnêteté, et qu’elle tue le manant ? Enfin elle a un caractère. Eh ! non ; il semblait, on croyait, elle pensait l’avoir tué. Ne pleurez point. Il n’est plus mort, elle n’est plus coquette, plus ennuyée, plus hésitante, et plus moderne ; elle rentre dans la vieille maison de son vieux père, où assise au vieux comptoir, elle donnera l’exemple de toutes les vieilles vertus, domestiques, commerciales et autres. Qui aurait craint le contraire, se serait trompé ; et qui s’entêterait dans cette crainte, serait aveugle. Elle est passive ; elle n a ni caractère, ni volonté, ni tempérament, ni individualité, mais seulement une remarquable aptitude à s’acclimater dans les divers milieux et circonstances où l’auteur l’a induite. C’est une allégresse d’exécution.

Il est vrai que M. Sardou ne se tire pas toujours d’embarras aussi aisément. Il lui est arrivé plus d’une fois de mettre à la scène une situation saisissante, prise sur le vif de la vie moderne. Car, à défaut d’observer, il est capable d’intuition, qui est encore l’imagination des privilégiés. Alors, l’intérét est si puissant, qu’il donne d’abord aux personnages un relief, qu’il n’est pas commode ensuite d’user et d’aplanir. Témoin dame Séraphine, dont nous visitions l’appartement tout à l’heure. Non que la psychologie soit plus fouillée, ni le caractère beaucoup plus complexe. Elle a été coquette ; elle est dévote. Elle triomphait autrefois dans le monde. Son désir de paraître se retrouve en une certaine démangeaison d’être présidente de quelque chose et d’avoir un salon[3]. Sa religion repaît aujourd’hui son égoïsme, comme je pense que le flattaient jadis ses intrigues galantes. Mais depuis Tartufe et Saint-Agathe, on ne touche pas impunément à ces « renards » de dévotion. Leur image prend en nos esprits des proportions telles que l’auteur est irrésistiblement emporté par son sujet.

Séraphine est donc une ancienne pécheresse, qui soigne son salut et prépare son succès dans l’autre monde. Autoritaire, cela va de soi, et d’une charité sèche et exclusive, cela s’entend. Elle a un gendre, à qui elle prétend imposer toutes les abstinences, un mari, À qui c’est tout juste si elle ne donne pas la discipline, et une fille cadette, le fruit de sa galanterie passée, qui s’ensevelira dans un couvent pour racheter devant le tribunal de Dieu les fautes de sa mère. C’est une maîtresse femme enfin. Arsinoé dévote et mère, — et si peu mère ! Les événements se précipitent. Yvonne n’a point de vocation. Le père revient ; tout le passé, qu’elle a hâte de rayer de sa vie, se dresse devant Séraphine, qui brusque le dénoûment et brutalise sa fille. La situation est poignante. Yvonne supplie, câline, éplorée, éperdue ; Séraphine gronde, menace, caresse, supplie à son tour, abuse d’aveux naïfs qu’elle a sollicités, tyrannise, condamne, et mure à jamais « tant d’innocence unie à tant de beauté » — Ah ! vous écrivez et recevez des lettres clandestines !… Et vous jugez votre mère encore !… « Vous rentrerez au couvent ce soir ; je suis votre mère, et je le veux. » Il parait bien que la scène, exécutée de main d’ouvrier, nous ravit vers le mélodrame, que dame Séraphine, avec sa bigoterie déchaînée, tourne au rôle de traître, et que, malgré sa ferveur toute chrétienne, elle semble les mauvaises femmes de d’Ennery. Et cela ne nous déplaît point, à nous qui conservons encore, dans le secret du cœur, une nuance d’irréparable chagrin, et la légère meurtrissure de certaines insinuantes et impérieuses douceurs, de quelque amène et indiscrète autorité, qui force parfois le mystère de l’âme, déchire le voile des candeurs, trouble l’instinctif et pur idéal de justice et d’indépendance qui éclaire d’une si douce lumière l’intérieur des tout petits, pour les prosterner rudement à deux genoux, les mains jointes, devant l’autel d’un Dieu vengeur et aigri…

Et je me dis : « Enfin M. Sardou a percé les apparences ; il a pénétré plus avant que le décor, le costume, les litanies et le flux des mots. Et celle-ci est peut-être une femme, pour laquelle il n’a ni indulgence ni admiration, en dépit de cette physionomie austère et onctueuse, et malgré le masque d’une liturgique bonté. Enfin, voici une créature qui n’est plus au gré des événements, et qui, au contraire, les dirige et les domine d’une certaine hauteur, où elle a situé son âme. » Je me dis cela, et je me suis encore mépris, et ma honte s’en accroît de la satisfaction une fois éprouvée, et qui m’échappe Séraphine n’est pas elle ; elle est d’après les situations de la pièce. Elle adore son enfant, dès que le père véritable la lui enlève ; et voici qu’elle se révèle mère et femme, mère passionnée, et toujours femme, c’est-à-dire capable de faiblesses, d’hésitations, d’angoisses, et, par surcroit, d’humilité et de suprême bonté.

« Viens, viens, ma chérie ! Viens dans mes bras, viens ! Et pardonne-moi ! Je te bénis, moi ! Non, tu n’es pas coupable ! C’est moi seule ! C’est ma faute, mais je suis bien punie, va ! Je souffre assez ! Pardonne-moi ! mon ange adoré, mon amour, mon sang, ma vie, ma fille ! »

— Et c’est toujours la même suite, et pareille désillusion, parce que pendant les deux premiers actes M. Sardou festonne spirituellement et brode à la moderne la parure et l’ajustement du personnage ; la pièce se développe ; la crise s’engage ; la parure est froissée, l’ajustement déchiré ; on croyait découvrir une femme, et c’est un rôle qui apparaît, le rôle de « l’éternelle bonté de la femme, qui semble grandie de l’écroulement de tout le reste., » Les scènes s’enchainent ; les situations se précipitent. Cela rit bien ; cela crie proprement. De vérité et de vie nous parlerons à une occasion meilleure.

Il n’y a rien à dire des jeunes filles de M. Sardou. Il a pris soin de déclarer que « c’est une collection dont il est fier[4] ». Et, en effet, elles ont un rôle d’innocence, de tendresse et de sacrifice, qui est de se marier au cinquième acte et de ménager le dénoûment. L’une donne la petite clef du parc à celui qu’elle aime, sans penser à mal. L’autre brûle les lettres de sa mère avec une touchante naïveté. Et lorsque Gabrielle, fille du prince de Monaco, saute au cou de son cousin, pour en finir avec les intrigues du palais, ce mouvement naturel me plait. Elles ont des naïvetés très profitables au scénario de la pièce. Celle-ci interroge son cœur pour savoir qui elle aime davantage de papa, de maman, ou de parrain. La réponse à cette consultation ne sera pas inutile tout à l’heure. D’autres marivaudent avec bien de l’ingénuité.

« Un rayon de soleil a ses entrées partout. » — « Et quand on n’est pas rayon de soleil, Monsieur ? » — Qu’importe, Mademoiselle, si l’on est parfum de rose ? »

Parfois elles s’analysent avec une singulière pénétration, pour leur âge :

« Ce que nous faisons là n’est pas bien… Ce n’est pas bien…Non, je ne vous écoute plus… Laissez-moi ; je souffre trop depuis que vous êtes là… J’ai le cœur serré… Je n’ose vous regarder… Vos paroles me choquent… Vos regards me blessent… »

Parfois elles font des remarques qui témoignent en faveur de leur judiciaire.

« Et que trouvez-vous en lui, mignonne, qui force votre inclination à ce point ? » — « Oh ! mille choses… mais surtout (car j’y ai bien réfléchi, allez)… surtout ses idées sur la vie, qui sont tout à fait d’accord avec les miennes ».

M. Sardou peut être fier de cette fille-là. On l’épouserait, comme il dit ; on les épouserait toutes, avec un peu de musique, sur un refrain de vaudeville, ainsi qu’au bon vieux temps.

Qu’est-ce à dire ?… Que Divorçons est un vaudeville étourdissant, et Patrie un drame superbe ; que, depuis Beaumarchais, un auteur dramatique qui aborde la scène, a le choix entre le théâtre de situations et le théâtre de caractères ; que, s’il est à la fois un observateur et un imaginatif, Balzac et Scribe, tout son effort, tout son talent, toute la loyauté et l’harmonie de ses ouvrages doivent tendre à l’étroite et logique dépendance des situations et des caractères ; que, s’il est conscient de ses moyens, doué d’une vue sensible aux images et aux apparences, mais courte, c’est-à-dire impuissante à percer les dehors et à dégager les dessous, il lui est encore possible d’être un dramatiste émouvant ou un vaudevilliste rare, selon que les personnages qu’il met en scène sont un peu supérieurs ou un peu inférieurs à la réalité ; et que, s’il possède le don du rire avec celui du pathétique, et surtout, oh ! surtout une inépuisable fantaisie, soutenue d’une incomparable science du métier, il a tout de même devant lui des succès de gaîté ou de larmes à espérer, à la condition de régler ses visées sur ses ressources, et de ne point donner pour vérité morale ou comédie de caractères le prestige de l’imagination ou l’adresse d’un fin ouvrier.


  1. Émile Augier. La Contagion.
  2. Préface de la Haine.
  3. Est-il utile d’indiquer le souvenir du salon de la baronne Pfeffers qui hante M. Sardou au point qu’une partie du premier acte de Séraphine (dont certains détails sur la religion qui aime ses aises et « le Sermon sur la charité ») est sans déguisement empruntée du Fils de Giboyer, iv, 6, 148 sqq. ? Au fait, est-il utile … ?
  4. Préface de la Haine.