Le Théâtre d’hier/Victorien Sardou/Le réalisme et « l’équation philosophique »

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II

LE RÉALISME ET « L’ÉQUATION PHILOSOPHIQUE ».


Un auteur dramatique, né Français, qui pense et qui voit, a une opinion personnelle sur le sentiment dramatique et français par excellence. C’est l’amour que je veux dire. Quand il a contemplé son époque, il a percé à jour les démarches de la passion, aux prises avec les travers ou les vices de la société contemporaine. Ceci éclaire cela. Et de cette lutte, ou de ces contrariétés, ou de ces accommodements il lire une morale, qui est la philosophie même de ses ouvrages et le levain de la pâte humaine qu’il pétrit. Sur ce point, tous les dramaturges sont réalistes ; et tant vaut le réalisme, tant vaut l’observateur : l’un est la mesure de l’autre.

M. Sardou écrit pour le théâtre depuis tantôt quarante années. L’amour est à toutes les pages de son œuvre, étant l’essentielle matière du genre de littérature qu’il a préféré. Les opinions varient sur les temps que l’auteur a traversés, le second Empire et la troisième République ; mais il n’est pas un moraliste qui ose les taxer de banalité, ou qui n’y ait découvert des modifications importantes de l’art d’aimer. L’idée de progrès, la Révolution, le positivisme, le matérialisme, la question d’argent ont exercé des influences immédiates et diverses sur la passion, le mariage, le libertinage ; et profonds en ont été les retentissements dans la vie moderne, où notre société continue à évoluer.

L’amour étant éternel, M. Sardou fit apparemment cette réflexion que le plus sage était de n’y rien changer. Il n’y touche qu’avec infiniment de scrupules ; il n’y regarde pas de trop près, avec mille précautions. Il n’est ni indiscret ni même curieux sur ce point. Il tient la passion pour un sentiment primordial, qui éclate au hasard, et dont on meurt généralement, à moins de se marier et d’avoir quelques enfants. Tout ce qui n’est pas cela n’est qu’ennui, qui trouble à peine la tranquillité du cœur, — mais qui accélère le mouvement de la scène. C’est encore une fièvre de quelques heures, qui inquiète, sans l’altérer, l’honnête sérénité des femmes et fripe légèrement la « sainte mousseline » de leur âme. « Triste folle que tu es ! Tu étais heureuse, tranquille, adorée !… Il te fallait donc des terreurs et des remords !… Eh bien ! en voilà !… Mon Dieu, mon Dieu, que j’ai peur !… Il y a bien dans les Ganaches une petite fille qui en fait une maladie : mais ces petites filles sont si fragiles ! Et celle-ci est si vite remise qu’elle sera épousée demain. — Et voilà un dénomment. Parfois le ton s’élève, la passion bouillonne ; Clotilde se venge odieusement d’avoir été abandonnée par celui qu’elle aimait, et jette l’ingrat aux bras d’une fille perdue[1]. Mais ceci, c’est la haine, — d’où M. Sardou s’entend à extraire de belles scènes de mélodrame. Au fond, l’amour est un je ne sais quoi d’aventureux et aveugle, qui va et qui vient, dont on n’est jamais sûr et pas même très conscient. Mme Caussade[2], après avoir usé les ennuis de la villégiature en un flirt assez vif, et cherché quelques distractions dans le rôle presque maternel d’une sœur de charité compatissante et tendre, entrevoit l’état de son cœur, juste à temps pour faire sa retraite, — et s’orienter vers le cinquième acte.

« Depuis ce matin, j’ai la fièvre, je ne vis plus… Mais ce que je sens bien, c’est que ce n’est pas là le bonheur… Après tout, il est encore temps ! Je n’ai fait qu’un pas, un seul, et je peux bien reculer, si je veux… Ah ! je ne sais ce que c’était, de l’amour, de la haine, peut-être tous les deux… »

Quand elle aura définitivement opté entre ces deux sentiments, le sort de la pièce sera décidé : comédie ou drame ? La fantaisie de l’auteur prononcera.

À pousser un peu plus avant l’analyse, on découvrirait enfin que l’amour n’est qu’une demi-conscience, flottante et vague, de la séduction qu’exerce sur un jeune homme la femme de la maison. Laquelle ? That is the question. Le cœur humain est fertile en surprises très commodes pour tenir l’intérét dramatique en suspens. Prosper poursuit Clarisse de ses assiduités ; il aura bien de l’étonnement, lorsqu’il s’apercevra que son âme aspirait sournoisement à un autre objet. Le fils de M. Morisson a depuis des mois dressé ses machines pour investir le cœur de la baronne ; il le croit ainsi et nous pareillement ; mais il faut en finir, et s’aviser, vers le détour du troisième acte, qu’il en veut en réalité à la main de Geneviève, et qu’il n’aimait l’autre que par ricochet[3] : tant il est vrai que l’amour est une passion ondoyante et complexe, dont le moi moderne se débrouille malaisément, et qui donne au psychologue de la tablature. En revanche, l’imagination du dramaturge y trouve des ressources inattendues ; et la casuistique du quiproquo théâtral s’en réjouit. L’aimé-je ? Ou ne l’aimé-ce pas ? Est-ce Pauline ? Certes, car je la désire. Sera-ce Geneviève ? Assurément, puisque je l’épouse. Voire, ne serait-ce pas plutôt de l’amitié ? On ne réfléchit pas assez combien l’amitié est un prétexte favorable à l’amour extralégal, ni quelles délicieuses scènes filées enfante cette insidieuse équivoque. Ce distinguo est un enseignement[4]. En sorte que d’une psychologie sans prétention découle une morale qui ne s*élève pas sensiblement au-dessus du lieu commun.

« Quelle morale ? Il y en a trente-six », dit M. Benoiton. H oublie la trente-septième, qui est la morale de M. Sardou. Morale en action, s’il en fut, tour à tour souriante ou baignée de larmes, et qui est une moyenne d’opinions moyennes, à peine rétrogrades. Elle est claire, et d’un dogmatisme tempéré. Elle est à mille lieues du pédantisme, de la métaphysique, ou de l’apostolat. La loi morale, dont la conscience nous emplit l’âme autant que le spectacle du ciel infini au-dessus de nos têtes, repose sur un impératif catégorique, d’une simplicité lumineuse. « N’écrivez jamais ! » N’écrivez jamais de pattes de mouche ; les mots s’envolent, les écrits circulent. Et de ce précepte fondamental se déduit le reste de la doctrine. — Prenez garde à la papillonne ou engrenante. — Fuyez les passionnettes. — Défiez-vous des amis, dont l’écho n’a point dit le nom. — L’argent ne fait pas le bonheur. — Le luxe est un abîme d’immoralité. — Le progrès, une fatalité. — La haine, une longue folie, très dramatique. — Jeune tu te marieras, ou rival de ton fils au dernier acte te verras. — Au dénoûment, les bons se marient, et les méchants punis restent célibataires. — Quant aux immortels principes de 89… — Au fait, pourquoi M. Sardou leur tient-il rigueur ? Cette contradiction m’obsède. Il me semblait qu’entre les mains de certains démagogues, ils étaient devenus comme les imprescriptibles axiomes de toutes les égalités, de la moyenne universelle, de la banalité radieuse, dont j’avais cru découvrir enfin la formule exacte et appliquée dans cette morale mitoyenne, d’une médiocrité consolante et unie…

Aussi bien, M. Prudhomme, assis en son fauteuil d’orchestre, y retrouve les enthousiasmes de sa jeunesse et les joies réfléchies de son expérience. Cette morale est faite pour lui ; il vient pour elle ; il l’attend ; il la flaire ; l’auteur la lui cuisine à petit feu, et, quand elle est à point, la lui sert toute parée. Un trémolo discret annonce le service. Car c’est peu de dire la vérité ; le point est de la dire au bon moment. Foin de ces auteurs présomptueux qui brusquent le parterre pour lui imposer le régal de leurs idées ! Toute idée, même morale, qui n’est pas relevée d’une piquante imagination scénique, court le risque de déconcerter les esprits. Et voilà pourquoi, si les maximes de M. Sardou ne sont pas profondes, profondes, ni neuves, neuves, elles visent du moins au mérite d’être gaies ou pathétiques, et si dextrement amenées, que notre sensibilité naïve se laisse ravir d’une douce émotion à cette douce banalité. Elles sont comme des ressorts apparents qui tendent ou détendent à discrétion le jeu de la scène ; un signal met la machine en mouvement, qui tend ou détend nos esprits à l’unisson.

Alors le personnage, qui est sur le théâtre, se tutoie ; et ce tutoiement est le présage d’une leçon émue et familière qu’il nous veut donner.

« Travaille donc, forçat ! Épuise-toi le corps et l’âme pour ta femme et ton enfant !… »

Ou bien les épithètes et les images expressives et exclamatives se déversent en cascades.

« La fortune que ses parents lui avaient acquise par toute une vie de luttes et de privations héroïques… Disparue ! Engloutie !… Le travail paternel enrichit des escrocs… Les saintes économies de sa mère ornent de guipures le lit infâme des drôlesses… Et ce que le jeu lui a dévoré, ce n’est pas seulement son or tombé là pièce à pièce, mais tout le sang de la jeunesse versé goutte à goutte. »

Tantôt la lumière jaillit du choc des mots…

« Ah ! famille sans devoirs, sans dignité, sans vertu honneur, ni morale… Ô famille de lucre et de luxe ! »

Et tantôt la saveur des métaphores adoucit l’amertume de renseignement : tel, le médecin enduit de miel les bords de la coupe.

«… Égoïstes, blasés, malappris, abrutis par le tabac, par le jeu, par les filles, et portant bien la trace de leurs sales veilles sur des fronts blêmes comme l’argent et jaunes comme l’or ! »

Mais, lorsque la vérité presse l’auteur, et s’épand d’abondance, du sein d’une morale vibrante et persuasive, alors ni apostrophe, ni métaphore, ni tirade saccadée, ni litanies impérieuses ne suffisent ; toutes les figures de la rhétorique s’entre-croisent et se confondent dans les austères splendeurs de l’hypotypose.

« Tes larmes, ton désespoir, pauvre père !… Il est bien question de cela ! Je gage, malheureux enfant, qu’en vous jetant à l’aventure dans ce gouffre, vous n’avez pas seulement songé à votre père !… Mais, fils ingrat, pensez-y donc !… Il dort, tenez, à cette heure… Il rêve… des rêves, qui ne sont que vous !… Il vous voit heureux, honoré, aimé !… il vous marie… Il revit dans votre bonheur, dans vos petits enfants, qu’il fait sauter sur ses genoux… Réveille-toi, vieillard !… Ton fils ne conduit pas une honnête fille à l’autel ; mais il est conduit au tribunal par deux gendarmes ! »

Sermon laïc, en vérité, d’un habile homme, qui secoue nos nerfs, et escompte nos réflexes, qui n’hésite pas, pour trouver l’accès de nos cœurs et s’y frayer un chemin en l’honneur de la morale, à mettre en branle cette sensibilité inférieure qui est l’abord de nous-mêmes, malgré nous. De cette stratégie l’étude ne laisse que déboire, une certaine honte et un grand mépris pour l’enveloppe humaine et l’appareil nerveux que nous sommes, et aussi pour cette glande lacrymale, insoumise à la volonté, et d’une féminine complaisance. Quand on réfléchit, après coup, à ces surprises des sens, on s’aperçoit trop vite que ni la pensée n’était de qualité, ni l’émotion de celles dont on est fier. On découvre qu’on a failli pâmer d’aise à déguster cette apologie du Progrès.

« Dans cette sainte croisade l’humanité tout entière est liguée contre le mal… Et je vole partout chevauchant la vapeur… Et hurrah !… Le convoi à travers les plaines !… Par-dessus les fleuves !… Et dans le sein des monts !… Hurrah !… l’humanité qui vole à l’air libre et à tire d’aile vers l’avenir !… Et quant aux ruines que je disperse en passant, belle affaire !… Je sème des villes sur la route !… Bonsoir, poussière, et en avant !… Hurrah !… Les morts sont morts !… C’est pour que les vivants aillent plus vite ! »

On s’avise sans orgueil qu’on a versé un pleur sur ce dithyrambe à la gloire du sexe…

« Ah ! monsieur, et votre mère !… qui n’a peut-être pas autant d’esprit que vous, mais qui avait assez de cœur pour vous bercer toute la nuit !… Et votre sœur, peut-être un peu coquette, mais qui met ses bijoux en gage pour payer vos dettes de jeu ?… Et votre femme !… Et le jour où la misère et la maladie vous jettent sur un grabat d’hôpital !… »

Notre auteur a risqué vingt fois de ces édifiantes vérités ; et vingt fois, au sortir du spectacle, M. Prudhomme, les yeux à peine séchés, encore tout frémissant, a modifié d’enthousiasme, pour sa femme, sa sœur et sa fille, le mot de Louis XIV après la représentation d’Esther : « M. Sardou a bien de l’esprit ! »

Est-ce à dire que cet écrivain ait traversé la société actuelle, les yeux bandés, et que son œuvre ne contienne d’autres indications sur les mœurs de notre temps, que les adroits boniments de cette philosophie de pacotille ? Personne, au contraire, n’a offert aux yeux le spectacle plus fidèle et le détail plus minutieux de révolution réaliste qui s’opérait parallèlement dans l’existence et sur le théâtre moderne. Rien de ce qui frappe l’imagination ne lui a échappé ; il a vu, noté, copié et reconstitué sur la scène tous les dehors de la vie contemporaine, celle du second Empire surtout. Il est instruit, autant que les spécialistes, de toutes les variations de la mode. Il en a pris des croquis ; il est un décorateur de goût, plein de scrupules. Il a suivi d’un regard attentif les travaux du baron Haussmann, qui éventrait Paris, perçait les boulevards, ramenait vers le centre le commerce du Marais, faisait la toilette de la capitale, séjour de luxe et de plaisir, arbitre de toutes les élégances. Il a remplacé, lui aussi, sur le fronton de son théâtre, la vieille enseigne : À la cocarde, par une inscription plus reluisante : Au bouton d’or. Il a fait maison neuve sur la scène. De lui datent la recherche, la minutie, l’érudite et somptueuse exactitude des costumes et du décor. Il a remplacé les meubles démodés et fanés du salon classique par d’autres tout battants neufs. Il est un amateur de premier ordre, s’il n’est pas un observateur. Ce n’est pas lui qu’on abuse sur le prix du bibelot, ni qui se laisse prendre au toc ni au clinquant, « Tes salons ! Un malheureux appartement, qui ment depuis les bourrelets de la porte jusqu’aux cendres du foyer ! Partout la singerie du beau et du riche !… Frottez, ça s’efface ! Frappez, ça s’écaille ! » Il ne se trompe guère que sur la valeur des observations qu’il recueille, associant par une fausse sensiblerie le progrès de l’industrie à toutes les catastrophes domestiques, et la démoralisation publique à l’usage du ruolz. Quant à déchirer le voile des apparences et à scruter les raisons économiques de cette inéluctable transformation, il ne s’en doute même pas. Il n’a pas vu Séraphine Pommeau, laquelle se fournit encore chez une marchande à la toilette, et il ignore les grands magasins du Bonheur des Dames, où, exempts de sentimentalité vieillotte, ses directeurs et ses actrices font leurs emplettes à la moderne. Mais il a vu les gentilhommières de province, ensevelies dans leurs traditions et leurs courtines, et il les a mises en scène avec une fantaisie très artiste. Seulement, comme les dessous lui sont lettre close, et que les contradictions ne l’embarrassent point, il arrive que cette effroyable et perverse élégance parisienne, source de toutes les faillites dans une Maison neuve, opère sur les Ganaches de dissemblables effets, et que Paris renvoie au manoir de Job un Magnus converti et touché de la grâce.

Je vois, je sais, je crois, je suis désabuse !


Cette frénésie du luxe s’est compliquée de la fièvre d’argent. M. Sardou aborde la question d’un autre biais qu’un Augier ou un Dumas, il a dressé des plans de maisons de campagne ; il s’est tenu au courant, toujours premier, des nouveaux modèles d’éventail-cravache et des dernières créations de Worth. Dès 1866, il avait l’œil très exercé et la main très sûre. Ses dessins de la Famille Benoiton, et les caricatures du chiffreur qu’il y a semées, dépassent Cham et valent Daumier. Et les légendes sont dignes de l’un et de l’autre, avec une malice plus indulgente peut être.

Il s’est aperçu que cette manie du chiffre était fâcheuse à la coutume du mariage et à la sécurité du ménage. Mais, pour peu que vous passiez condamnation sur leur manie, tous ces gens-là sont de braves gens, et pas tant positifs qu’ils en ont l’air. Avouez que nous avons mieux, oh ! beaucoup mieux dans le genre. Cela est vif, spirituel, d’une verve amusante, et qui n’entame guère que l’écorce. J’y cherche la réalité plus intérieure et émouvante, qui apparaît dans Un Beau Mariage, par exemple, ou qui éclate au milieu du salon de M. Durieu, notamment. Cela est moderne, mais par les dehors et le geste de la modernité. Tout ce qui frappe la vue, ou fait ombre dans le tableau, y est accusé, et enlevé de la belle manière. Rubens a sa tache rouge ; M. Sardou a sa tache exotique. Exquis, les rastaquouères et les américains, qui égaient les tonalités de son théâtre. Ils forment des groupes lumineux ; la fantaisie du peintre s’y donne carrière. Mais d’étudier le ferment qu’ils importent dans nos mœurs, comme un Dumas ou un Pailleron, M. Sardou n’en fait point l’effort. Il les palpe, il les manie, il les encadre, il les entoure d’accessoires inédits ; et cela suffit à son ingéniosité d’exhibitionniste. Jules Verne les raconte, et, au besoin, les invente ; M. Sardou les meuble. Si l’on réunissait trois ou quatre actes, que vous savez, on aurait un curieux panopticum, et qui ferait une dangereuse concurrence au musée Grévin. Premier numéro : le salon des premières d’un steamboat, toile de fond brossée par Jambon ; des Yankees se donnent la main, ne saluent personne, et s’asseyent sur le chapeau d’un Français. Second numéro : un hôtel de la cinquième avenue, décor de Rubé, cabinet d’affaires, agence de mariages, un five oclock tea, un duel au revolver dans l’escalier[5], etc… Great attraction

Si vous voulez sentir pleinement la différence entre ce talent de reconstitution et l’observation véritable, comparez le premier acte du Demi-Monde et celui de Fernande, par exemple. D’une part, le réalisme sobre et ramassé dans le mouvement du dialogue, peu ou point d’accessoires, mais seulement, de minute en minute, un coin de rideau qui se soulève, une porte qui s’entr’ouvre sur la réalité plus intime, qu’on devine, et qui donne à penser ; — de l’autre, la fête et aussi le scandale des yeux, le réalisme de brocante, la table d’hôte, la table de jeu, le commandant égyptien et le reste, la reproduction inédite d’un tripot clandestin, qui se pourrait sans inconvénient appréciable détacher du drame, mais propre à contenter cet intermittent désir de curiosité malsaine qui sommeille au fond des plus honnêtes gens, et à leur donner ce petit frisson très particulier, dont se sentent saisir, à une certaine heure de nuit, dans le voisinage des endroits équivoques, les gourmets de la « vie intense ». N’y a-t-il point là une jeune veuve qui veut voir cela, ne fût-ce qu’une demi-heure ? Je le répète, la pièce se passerait aisément de ce prologue ; mais quelle perte pour la chromolithographie et les journaux illustrés !

Je m’en voudrais de rien exagérer. Mais il est véritable aussi que l’imagination de M. Sardou empiéta toujours davantage. Le premier acte de Daniel Rochat se recommande aux connaisseurs. Si la comédie avait pu être sauvée, elle l’eût été par le poêle de Ferney. Et même, si parmi ce nombre considérable d’ouvrages divers quelque évolution se dessine, c’est assurément celle d’un goût de plus en plus marqué pour l’art du décorateur, la recherche du spectacle, et la grandiose érudition des tableaux.

« J’optai pour Sienne, écrit l’auteur dans la préface de la Haine. Cette ville montueuse, ces ruelles étroites, ces costarelles bordées de murs sinistres, et commandées par ces tours que tout Siennois avait le droit d’élever après une action d’éclat, et qui se trouvèrent un jour si nombreuses, qu’il fallut en raser les trois quarts !… tout cela garde à tel point, aujourd’hui même, sa vieille figure d’autrefois, que mes décors semblaient tout placés, et n’attendaient plus que l’entrée de mes personnages. »


Et peut-être n’est-il pas inadmissible que, bien avant Théodora, M. Sardou ait pensé ouvrir les voies au théâtre de demain, régénéré par le mélodrame féerique et la féerie archéologique. Où l’imagination est souveraine, les machinistes occupent les premiers emplois.

Dans la même préface, l’auteur a livré au public le secret de sa pensée. « J’ignore comment l’idée dramatique se révèle à mes confrères. Mais pour moi le procédé est invariablement le même. Elle ne m’apparait jamais que sous la forme d’une équation philosophique, dont il s’agit de dégager l’inconnue. » Et il ajoute aussitôt ce précieux commentaire : « Je dis que ma pièce (la Haine) avait son âme, parce qu’il n’est pas de pièce viable, si elle ne repose sur une idée primitive, éternellement juste et vraie, et que j’avais le bonheur d’être en possession d’une idée de cette sorte : La femme versant à boire à son propre bourreau… » — Je vois ce que c’est. L’équation philosophique, la morale, l’observation et le réalisme de M. Sardou se formulent d’un mot, le dernier mot du metteur en scène : tableau !


  1. Fernande
  2. Nos Intimes.
  3. Nos bons villageois.
  4. Nos Intimes, 19 sqq. Cf. Lionnes pauvres. Émile Augier, iv, 2. D’une scène saisissante et simple, et qui serre la réalité de près, M. Sardou fait quelque chose de spirituel, sans plus, et prend son bien où il le trouve. Les Lionnes pauvres sont de 1858 et Nos Intimes de 1861. « Ô amitié, que de crimes on commet en ton nom ! »
  5. L’oncle Sam.