Aller au contenu

Le Théâtre de l’avenir/Le Théâtre idéal

La bibliothèque libre.
Schleicher (p. 1-11).

I

LE THÉATRE IDÉAL

Le goût du théâtre est de tous les temps, — Les théâtres d’autrefois. — Un théâtre ne peut être construit en tout emplacement. — Du choix de l’emplacement d’un théâtre. — Les dispositions extérieures et intérieures des théâtres. — Ce que doit être un théâtre idéal.


De tous temps, en tous lieux, l’homme s’est passionné pour les spectacles, et, dès l’antiquité la plus reculée aussi bien que de nos jours, il a mis au premier rang de ses plaisirs de voir et d’entendre des acteurs lui traduire par le geste et la parole des aventures héroïques, des légendes fantaisistes ou pieuses, ou encore des farces grossières ou subtiles dont d’ingénieux poètes ont tissé les trames naïves ou savantes.

Un goût semblable pour les représentations, fatalement, ne pouvait manquer d’exercer dans les divers pays une influence considérable sur la vie générale.

C’est qu’entre tous et par essence le plaisir du théâtre est un plaisir social, un plaisir qui ne peut être complet qu’à la seule condition de pouvoir échanger des impressions avec des compagnons, si bien qu’à ce seul trait qu’il voulait des représentations pour lui seul, le roi névrosé Louis II de Bavière dénonçait sa vésanie.

Mais, de cette circonstance même qu’il est ainsi une distraction collective, le théâtre ne saurait se concevoir sans des installations spéciales destinées à permettre à nombre de personnes d’assister simultanément et dans les meilleures conditions possibles au spectacle figuré.

Et, de fait, il en est bien de la sorte.

Partout, et toujours, pour les besoins des représentations scéniques, l’on a édifié des théâtres, tantôt rudimentaires à l’excès, tantôt, au contraire, d’une magnificence et d’une ampleur extrêmes, si bien que nous comptons aujourd’hui plusieurs de ces constructions parmi les plus admirables des monuments que nous a laissés l’architecture antique.

Cependant, pour superbes et grandioses qu’ils aient jamais été, ces cirques et ces amphithéâtres ne sauraient plus actuellement nous convenir.

Les somptuosités sommaires de jadis ne suffisent plus aux civilisés modernes qui estiment, non sans raison, que le plaisir des yeux et de l’esprit que l’on va chercher au théâtre ne saurait être complet s’il ne s’accompagne de la jouissance toute physique due à un confort bien entendu et à une élégance luxueuse. Aussi bien, ces dernières sensations réagissent-elles sur les premières : « Une salle est belle, de noble aspect, d’agréable confort et de couleur somptueuse, comme est par exemple celle de l’Opéra de Paris ; les spectateurs qui y pénètrent subissent une espèce d’impression morale à laquelle ils ne peuvent se soustraire complètement. Ils se sentent entourés, environnés, par une sorte d’atmosphère élégante qui influe sur leurs pensées, sur leur caractère, même sur leurs paroles et sur leur maintien ; ils sentent instinctivement qu’une certaine dignité est de circonstance et que trop de laisser aller serait inconvenant. Ce sentiment de réserve, cette direction élevée donnée à l’esprit qui agissent spontanément et se font sentir dès l’instant où l’on pénètre dans la salle, vous prédisposent immédiatement à l’audition de grandes œuvres ; l’influence du milieu vous domine, et tout ce qui en ferait brusquement sortir risquerait fort d’être mal venu et mal accueilli » [1].

Il s’ensuit logiquement qu’un théâtre ne saurait être sans inconvénients construit à l’aventure ni installé au premier lieu venu, mais que pour son édification, des règles précises s’imposent et que celles-ci concernent non seulement ses dispositions architecturales extérieures, son aménagement intérieur aux fins de sa destination, mais jusqu’au choix même de son emplacement.

Ce dernier point, en particulier, ne laisse pas d’être d’une très réelle importance, et cela pour des raisons multiples : d’abord, parce que le monument doit de toute évidence concourir à l’ornement de la cité ; parce qu’il doit aussi répondre à certaines convenances liées aux besoins de la vie urbaine[2] ; enfin, parce qu’il est désirable qu’il soit tel que son aspect éveille dans l’esprit de ceux qui l’examinent certains sentiments d’art et de beauté.


Le théâtre de Taormine. (Cliché Brogi-Florence.)

Les anciens, d’une façon générale, avaient à merveille compris cette dernière nécessité, et leurs théâtres les plus considérables étaient situés communément en des sites splendides, tels, par exemple, dans la Grande-Grèce, celui de Syracuse et celui de Taormine, dont les ruines admirables s’élèvent, dominant la mer, en un paysage d’une superbe noblesse ! Et de même, est-ce que sa situation au sommet d’une colline boisée et riante n’a pas contribué à faire du théâtre moderne de Bayreuth une sorte de temple consacré à l’art de la musique et où les fidèles ne pénètrent qu’avec recueillement ?

Mais cela est si vrai que l’on a pu, non sans raisons sérieuses, affirmer que le choix de l’emplacement d’un théâtre, son architecture, étaient susceptibles de réagir sur la production même des œuvres dramatiques littéraires ou musicales[3]. Et, de fait, qui songerait à faire représenter une œuvre bouffe dans le cadre, solennel du théâtre d’Orange, et qui ne conçoit encore que la vue d’un tel amphithéâtre puisse éveiller dans l’âme d’un poète l’inspiration d’un grand drame tragique à la manière de Sophocle ?

Autant que les circonstances le permettent, tout théâtre doit être isolé des constructions voisines[4] ; il doit encore être installé dans un emplacement central, de façon à éviter de longues courses à la grande majorité des spectateurs, avec des facilités d’accès aussi complètes que possible, et être d’un bel aspect décoratif.

Mais ce n’est là qu’une bien faible part du problème à remplir.

Intérieurement, les dispositions de l’édifice doivent être telles que tout y concoure à assurer le bien-être et l’agrément des assistants, et aussi les, commodités les plus parfaites aux besoins des divers services, ceux de la scène, comme ceux de l’administration pure.

Ainsi, la salle sera élégante et jolie ; ses formes auront été étudiées de telle sorte que de toutes les places la vue et l’oreille seront satisfaites ; les visiteurs y jouiront d’un confort complet ; de plus, ils pourront y séjourner sans avoir rien à redouter pour leur santé[5] et ils y seront enfin en sûreté complète au cas d’un sinistre toujours possible et toujours à redouter.

Voilà pour le public !

En ce qui concerne à présent le personnel même du théâtre, qui mérite bien aussi quelques attentions, non moins de dispositions spéciales sont à arrêter.

Un théâtre idéal, en effet, en même temps qu’il assure à ses hôtes tous les avantages désirables, doit encore être combiné de telle sorte que les artistes qui y jouent y trouvent toutes leurs aises, que la mise en scène y puisse être réalisée de la façon la plus parfaite, que le personnel qui y travaille, enfin, y soit installé de façon vraiment convenable[6].

Mais, pour qu’il en soit ainsi, bien des conditions sont à réunir.

Tout d’abord, la scène doit être suffisamment ample, avec des dépendances appropriées. En son voisinage immédiat, seront installées pour les artistes des loges parfaitement aménagées.

Les magasins, les ateliers doivent être vastes, d’abord facile ; enfin, la machinerie scénique doit comporter tous les perfectionnements de manière à non seulement se prêter à toutes les exigences de la mise en scène — réalisation de trucs divers, combinaisons de décors, etc., etc., — mais aussi à ce que toutes les installations, tous les trucs, tous les décors puissent être équipés rapidement, simplement et en ne nécessitant qu’un minimum d’efforts de la part des machinistes.

Pour arriver à un tel idéal — beaucoup moins irréalisable qu’on le pourrait supposer, au reste, encore que la très grande majorité des théâtres actuels, même parmi ceux d’édification récente, en soient infiniment éloignés[7], — il est nécessaire, par exemple, abandonnant de parti pris les errements anciens, de sortir de la routine et de recourir résolument à toutes les ressources que la science moderne met à la disposition de l’architecte, de l’ingénieur et du machiniste.

Que ne peut-on attendre, par exemple, d’une adaptation complète et raisonnée aux besoins de la mise en scène et de la machinerie théâtrale de l’électricité, aujourd’hui si peu utilisée pour de semblables usages, en dépit des progrès accomplis dans ses applications industrielles, que l’on ne trouve au temps actuel à citer qu’un seul théâtre — le Deutsches Theater, inauguré à Munich au mois d’octobre 1896, et qui est un théâtre populaire où l’on joue de préférence le drame — dans lequel, comme le mentionnait naguère M. Albert Carré, au cours d’un rapport au ministre des Beaux-Arts sur les résultats de sa mission d’étude des théâtres en Allemagne et en Autriche, « un seul homme suffit qui, placé devant un tableau indicateur, fait à son gré, et du bout du doigt, descendre les rideaux et les frises, s’ouvrir les trappes, surgir les fermes et les praticables, glisser sur leurs rails les portants de fer et, enfin, monter ou s’abaisser le plancher de la scène qui, posé sur treize pivots en forme de vis, peut être amené au niveau de la salle et former avec elle une grande salle de bal. C’est le souffleur lui-même qui fait lever ou baisser le rideau, à l’aide d’un petit déclenchement[8] ».

Nous le voyons, du théâtre parfait, du théâtre idéal, nous sommes encore aujourd’hui singulièrement éloignés.

En attendant que nous arrivions enfin à le construire, il ne saurait donc être inutile de rechercher ce que nous avons jusqu’ici combiné et réalisé en vue de son exécution complète.

Et telle est l’étude que nous allons poursuivre.


  1. Ch. Garnier, Le théâtre, Hachette et Cie, in-8, 1871, p. 16.
  2. Ces nécessités sont si évidentes qu’elles ont été formulées depuis longtemps, et en excellents termes, comme l’on en peut juger par les lignes suivantes que nous relevons dans le très intéressant Traité de la construction des théâtres et des machines théâtrales, par M. Roubo le fils, maître menuisier (à Paris, chez Collot et Jombert fils jeune, libraires rue Dauphine, la seconde porte cochère à droite en entrant par le Pont-Neuf, mdcclxxvii, in-fol.). « Un théâtre tel que celui-ci, du moins selon l’idée que je m’en suis formée, doit être un édifice vaste, solidement construit, et situé dans un quartier de la Capitale également à la portée de tous les citoyens, en observant cependant qu’il ne soit pas trop près des marchés, ni des principales rues, qui pour l’ordinaire sont embarrassées par les voitures de toutes espèces, et dont il ne faut pas empêcher la circulation, autant que cela est possible.
    « Il doit être isolé de toutes parts, et par conséquent situé au milieu d’une place, dont l’étendue réponde à celle de l’édifice qu’elle contient, et à l’espace nécessaire pour que les voitures puissent s’y placer aisément, et laisser encore assez de voie pour que celles qui vont et viennent puissent circuler librement. Cette place doit être percée de plusieurs rues, dont les principales enfilent les lignes capitales de l’édifice, afin de lui procurer des points de vue convenables, pour que ceux qui arrivent puissent jouir facilement de son aspect, et pour que ceux qui sont dans l’intérieur jouissent également des différents points de vue, qui pour cela doivent être prolongés le plus qu’il est possible.
    « Il faut observer aussi que la face principale de l’édifice, dans » lequel la salle se trouve placée, soit exposée au Nord, ou entre le Nord et le Levant, parce que les vents de cette région du ciel sont frais, et procurent un air pur et salubre, ce qui est très essentiel pour conserver la santé des spectateurs.
    « Quant au monument, sa forme et sa décoration doivent annoncer son usage ; il faut qu’il soit un peu élevé au-dessus du sol de la place et entouré de portiques, tant au rez-de-chaussée qu’aux étages supérieurs, dans lesquels on puisse se promener à l’abri, avant ou pendant le spectacle. »
  3. Il convient de remarquer avec M. Garnier que, « si une grande œuvre dramatique peut se produire sur n’importe quelle scène, d’un autre côté, cette production sera surtout sollicitée lorsque de grandes et belles salles seront édifiées, et que, dans une certaine mesure qu’il est bon de ne pas dédaigner, l’architecture des théâtres provoquera la création et le développement de la littérature dramatique en même temps qu’elle dirigera le goût public vers l’art élevé, puissant et moralisateur ». (Ch. Garnier, Le Théâtre. Paris, Hachette et Cie, in-8°, 1871, p. 19.)
  4. Cette dernière condition est rarement observée comme il faudrait. Le Grand Théâtre de Bordeaux fut le premier en France élevé en ces conditions, et, à Paris, le théâtre de l’Odéon fut longtemps le seul.
  5. A cet égard, il est beaucoup à faire, dans tous les théâtres sans exception. La question, au surplus, n’est pas nouvelle, et M. le docteur Hanriot, de l’Académie de médecine et membre du Conseil d’hygiène, en allant prélever, dans les salles de spectacles, de l’air afin de l’analyser, et en demandant pour les théâtres :
    1° Une aération meilleure et naturelle ;
    2° De larges baies par lesquelles entreraient les rayons du soleil ;
    3° Le velours remplacé par le cuir et la suppression des rideaux d’avant-scène en étoffe ;
    4° Les meubles, les boiseries revêtus d’un vernis laqué sur lequel on pourrait promener une éponge imbibée d’eau ;
    5° Le sol imperméable, afin de pouvoir être lavé, et recouvert d’un léger gravier qui, balayé chaque jour, entraînerait avec lui, sans les soulever dans l’air, toutes les scories…, etc., M. Hanriot ne fait en réalité rien autre chose que renouveler et préciser les critiques virulentes que dès le début du siècle passé, en 1809, dans un fort intéressant ouvrage, De l’exécution dramatique considérée dans ses rapports avec le matériel de la salle et de la scène, le colonel Grobert formulait de la façon suivante contre les théâtres les mieux installés de son temps : « L’air recueilli dans une des salles les moins saines de l’Hôtel-Dieu n’est pas à beaucoup près aussi corrompu que celui que l’on recueille, par le même procédé, dans une salle des grands spectacles de Paris, lorsque cette salle est pleine » (p. 8).
  6. Il est à remarquer en effet que beaucoup de nos théâtres actuels — pour ne pas dire presque tous — constituent pour leur personnel d’artistes, de machinistes, d’habilleurs, de costumiers, de figurants, etc. — quand ce n’est pas pour le public assistant aux représentations — de véritables établissements insalubres infiniment plus redoutables pour la santé de ceux qui y séjournent que nombre d’ateliers ou d’usines pour lesquels l’administration avec juste raison exige des améliorations destinées à sauvegarder l’hygiène de tous.
  7. L’on en peut juger par les très justes critiques suivantes dont nous empruntons l’énoncé à un article de M. Georges Bourdon, publié dans la Revue d’Art dramatique (année 1898, nouvelle série, t. V, d’octobre à novembre), sous ce titre, Les méfaits d’un architecte, à propos de la reconstruction de l’Opéra-Comique par M. Bernier.
    Après avoir constaté que le vestibule d’entrée est trop étroit par rapport à sa hauteur et à son étendue ; que les trois escaliers qui y aboutissent manquent de recul et que l’escalier central, en particulier, présente ce grave défaut de venir déboucher « en plein milieu du couloir sur lequel il mord de plus d’un mètre » ; que les vestiaires sont insuffisants, incommodes et encombrants ; que les loges sont moins confortables qu’elles ne l’étaient à l’ancien Opéra-Comique en raison de ce fait qu’elles n’ont plus aujourd’hui de salons : que le plancher de l’orchestre, celui du balcon ne sont point suffisamment inclinés, etc., M. Bourdon arrive à la scène. Celle-ci, montre-t-il, est fâcheusement installée, étant notamment trop étroite : « Proportionnée à l’ouverture du cadre, elle devait, au strict minimum, avoir vingt et un mètres de largeur, de mur à mur : elle en a dix-sept ! Sur un plateau si étroit, comment dresser des décorations pittoresques, comment loger les châssis de coulisses, comment masquer les « découvertes » autrement que par des portants aplatis contre le décor môme ? Comment varier la mise en scène, alors que chaque plan devra porter son châssis ? Comment aussi activer les changements, dans la bousculade de décors entrechoqués et de machinistes jetés les uns sur les autres ? Comment organiser des défilés ? Où mettre les chœurs ? La mise en scène de Carmen est un prodige. Connaissant la coulisse, où, le décor une fois posé, une seule personne à la fois peut circuler, je pensais, à mesure que les cigarières envahissaient la scène, à ces chapeaux magiques d’où un prestidigitateur fait sortir des flots de rubans, des lapins vivants et des lanternes allumées ».
    Et, si l’on passe avec M. Georges Bourdon de l’Opéra-Comique à la Comédie-Française refaite par M. Guadet à la suite de l’incendie du 8 mars 1900, l’on voit encore que d’analogues critiques sont à faire, au moins en ce qui concerne la scène et la machinerie, si bien que M. Bourdon, au cours d’un article sur La Nouvelle Comédie-Française publié également par la même Revue d’Art dramatique, écrit en toutes lettres : « La vérité est que rien n’a été changé à l’ancienne machinerie, sinon que l’on y a substitué le fer au bois. La scène de la Comédie-Française est construite comme on construit tous les théâtres — en France — depuis deux cent cinquante ans, comme étaient construits au xviie siècle les théâtres italiens, dont nous avons emprunté les procédés ».
  8. Albert Carré, Les théâtres en Allemagne et en Autriche, dans la Revue de Paris, année 1808. t. II.