Le Théâtre des Chinois/Conclusion

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 314-322).


IX


CONCLUSION


Les philosophes ont inventé un mot pour représenter un état d’esprit très ingénieux : c’est l’éclectisme ; ce qui indique l’attachement à aucun système, mais la recherche du meilleur. Un éclectique est un délicat qui, semblable à l’abeille, s’en va butiner dans les fleurs de son choix, dans les systèmes et les croyances, pour en retirer toutes les connaissances qui sont en rapport avec une sorte de perfection imaginée.

L’éclectisme est à la mode dans les temps où il est habile de ne s’attacher à rien pour être appelé, selon l’occurrence, un intègre ou un fidèle. Car celui qui est resté à l’écart peut toujours prétendre avoir été ce qu’il voudra être. La méthode est assez bonne lorsqu’elle s’applique aux affaires de la politique. Si le principe du gouvernement n’est pas stable, il est préférable d’être éclectique. Cela donne une aisance athénienne de la meilleure distinction. On se repose en attendant la fin et spes novas.

C’est, du reste, le rêve du sage, selon Lucrèce : contempler au bord du rivage, en lieu sûr, les infortunés qui se débattent dans l’océan tumultueux... cela ressemble beaucoup à un défaut, si on écoute certains penchants de la nature ; mais, quoi qu’il en coûte à la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, le conseil de Lucrèce est sage et sa pensée est vraie. Remarquez ceci : c’est que toute pensée critiquée, comme étant injuste ou excessive, est généralement exacte et répond à une observation réelle. Au contraire, toute pensée louée et répétée d’âge en âge, comme exprimant une vérité, est absolument fausse. Le vers célèbre de Térence : « Je suis homme et tout ce qui intéresse l’humanité m’intéresse » a été faux de tout temps ; il exprime une opinion qu’il ne convient pas à l’homme de dire. La réalité est toute différente, et le poète a idéalisé une pensée.

Lucrèce a donc raison, et tous les défiants le reconnaîtront. La seule concession qu’il serait peut-être poli de faire, ce serait de supprimer, dans la pensée de Lucrèce, la satisfaction qu’il paraît éprouver. Suave... il est agréable, c’est un plaisir... Pourquoi n’est-ce pas une calomnie ? Hélas ! ce n’est qu’une médisance, et La Rochefoucauld a répété, sous une forme XVIIe siècle, la même pensée, en disant qu’il y avait toujours quelque chose qui nous faisait plaisir... dans le malheur des autres. Et cela est si vrai ! Que chacun s’interroge : on proteste contre ces troubles intérieurs, contre ces scandales qui n’ont pas de témoins ; mais ils existent, c’est ce qu’on appelle se réjouir en secret, et ces réjouissances-là ont des raffinements de cruauté qui épouvantent l’imagination. Joseph de Maistre disait que la conscience d’un honnête homme, la seule qu’il connût, faisait frémir. Je ne me suis pas d’abord expliqué cette pensée ; mais, depuis que j’ai vu, j’ai compris, — et les honnêtes gens sincères ou clairvoyants diront que Joseph de Maistre avait raison. En vain se persuade-t-on qu’on est sans reproche : il viendra un moment de lucidité où tous ces décors de l’imagination pâliront ; il suffit d’un rayon de soleil pour rendre blafarde la plus éclatante des lumières artificielles.

Ces remarques ne sont pas des critiques ; j’observe et je note. La critique est trop aisée quand il s’agit d’actions humaines. J’ouvre un livre qu’on ne lit jamais, celui de sa pensée, journal de la vie qui s’imprime à des millions d’exemplaires et qui est le même pour tous. Les uns l’impriment sur papier ; d’autres sur la soie, en caractères d’or ; mais c’est le même sujet, et quelle que soit la splendeur de l’édition, elle est toujours revue mais jamais corrigée.

Les moralistes qui en ont publié quelques extraits se répètent depuis le commencement du monde : ce sont des indiscrets. Ce qu’ils disent, chacun le sait : il suffit d’ouvrir son livre. Nous en faisons nous-mêmes l’aveu, chaque fois que nous lisons quelque pensée, feuille détachée du livre secret ; nous la reconnaissons : « Oh ! que c’est vrai ! » disons-nous, gaiement ou tristement, selon le sujet ; et nous voyons la page de notre livre où la même pensée était écrite... encore une de révélée ! Combien de fois ne sommes-nous pas tirés de notre indifférence par ces voix importunes qui résonnent comme les grelots du souvenir ! Ils retentissent à nos oreilles, comme des plaintes quelquefois : « Tant que tu seras heureux, dit Ovide, tu compteras beaucoup d’amis, mais que ton ciel se couvre de nuages, tu seras seul... seul ! » Que de fois cette page a été écrite ! ! Rien n’est plus commun que le nom, dit La Fontaine, en parlant de l’amitié, rien n’est plus rare que la chose. » Alors il nous arrive de penser, si notre ciel est heureux, que nous avons beaucoup d’amis dont aucun ne nous aime, et que, nous-mêmes nous avons exilé de nos souvenirs un ami devenu malheureux. Et, en même temps, nous louerons le vers du grand poète :

Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie !

Nous applaudirons à toutes les maximes de générosité et de vraie grandeur que les inspirés chantent dans leurs vers ; nous aurons subitement des élans de retour sur nous-mêmes et il nous arrivera comme des bouffées de fraternité... mais ces impressions ne dureront même pas la vie d’une rose.

Oui, Lucrèce a raison, parce que la sensibilité, chez l’homme, ne s’exerce pas dans le sens indiqué par ce mot. Nous avons des tendresses de contrebande pour tout ce qui attriste, mais nous réservons notre sensibilité pour les émotions qui confinent au plaisir : or c’est un réel plaisir, qu’il soit visible ou dissimulé, que d’apprendre le malheur des autres : cela se constate principalement dans les familles.

Pourquoi ne pas le reconnaître ? la civilisation moderne a supprimé les plaisirs violents et les émotions vives. Il faut bien une compensation. Croyez-vous que, si un édit du préteur annonçait demain la reprise des combats de gladiateurs dans les arènes, le peuple en foule n’irait pas y assister ? Les mêmes acclamations retentiraient dans l’Hippodrome qu’autrefois au Colysée, et le spectacle d’un homme bien frappé, mourant avec la dignité qui convient à un histrion, ferait rugir les âmes tendres du XIXe siècle, comme il enflammait jadis l’enthousiasme des plus civilisés des hommes, les derniers Romains. Cela ne fait aucun doute.

Ce sont toutes ces remarques sur la nature humaine qui ont fait dire à certains penseurs que la société était funeste à l’homme et que la solitude lui était meilleure ; que l’homme naissait parfait... Gardez-vous d’écouter d’aussi pernicieux conseils : car rien n’est plus faux. La société est la réunion des hommes et les hommes sont ce qu’ils sont, c’est-à-dire des hommes, pas plus, pas moins. On se donne beaucoup de mal pour expliquer ce que nous sommes, quand il suffit de nous nommer ; j’admire ces efforts de l’esprit ; mais les plus savantes définitions de la science ne remplaceront jamais ce qui se découvre sous ce simple mot : les hommes.

Aimer la société, se contenter des ressources de son organisation, faute de mieux, travailler à les améliorer si l’on peut, en user le moins possible et le mieux possible, sont, en somme, d’excellents conseils que chacun de nous met en pratique, même les philosophes qui ont eu la maladresse d’avoir de la mauvaise humeur contre l’état social. C’est à l’égard de cet état social qu’il faut être éclectique : ne s’attacher à rien, vivre à peu près, comme dit Montaigne, de manière à être excusable. Nous reconnaîtrons — et cette étude y contribuera peut-être — qu’il faut se tenir en garde contre tous les préjugés qui ont cours, fausse monnaie qu’on présente comme bonne ; contre les amis, contre tout ce qui a une apparence de perfection : car les meilleurs sont encore les imparfaits ; nous reconnaîtrons que ce qu’il faut fuir, c’est justement ce que nous voudrions rencontrer, ce que nous chercherons toute la vie sans espoir de l’obtenir jamais.


FIN