Le Théâtre des Chinois/Confiance et défiance

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Calmann Lévy (p. 298-313).


VIII


CONFIANCE ET DÉFIANCE


On dit d’une personne qu’elle est défiante, parce qu’on le constate ; mais on ne remarque pas qu’elle n’est pas défiante. Heureux ceux qui ont reçu de la nature cette faculté de la défiance ; ils ont, pour les guider au milieu des écueils de la vie sociale, un conseiller toujours sûr, un ami toujours prudent.

La défiance à l’état natif n’est pas autre chose que l’attention. Un esprit défiant n’est pas un incrédule : il est actif, il examine, il considère. Pourtant considérez combien on attache peu d’importance à cette qualité ; rappelez-vous avec quel mépris vous dites d’une personne : « Oh ! qu’elle est défiante ! » C’est une protestation d’impatience contre cette froideur qui résiste, contre cette place forte intérieure qui ne se rend pas. On proteste parce qu’on aime les victoires faciles : les petits esprits, comme les petits enfants, se contentent de peu.

La défiance a ce rare privilège qu’elle se connaît elle-même, qu’elle s’apprécie. Elle est calomniée ; on en fait un défaut, presque un vice ; il lui importe peu : elle se comprend et s’estime : car il serait plus difficile de cesser d’être défiant que de le devenir.

Si vous voulez examiner la nature de cette faculté, vous reconnaîtrez facilement son importance ; plus vous serez éclairé, mieux vous éprouverez que la défiance est une vertu : on pourrait la définir la présence d’esprit à l’état permanent.

Le plus grand danger qui menace la jeunesse — et aussi les autres âges — est la séduction. La séduction est une sorte de conviction qui éblouit, c’est une prise de possession violente de toutes les facultés de l’intelligence. Rien ne lui résiste que la défiance. En vain fera-t-elle miroiter les innombrables facettes de ses trompeuses promesses, toutes ses richesses de pacotille seront estimées à leur juste valeur par l’esprit défiant, toujours en garde contre les exceptions, et rebelle aux tentatives des enchanteurs d’espérances. Nous nous moquons de ces désespérés, appelez-les de quel nom vous voudrez, qui suivaient les pratiques curieuses de la sorcellerie ; je ne me refuse pas à croire qu’ils fussent doués d’une certaine intelligence raisonnable. Ils cherchaient une conviction, un avertissement ; il leur fallait autre chose qu’une vaine promesse ; ils voulaient interroger le mystère et lui arracher un secret ; et, s’ils étaient déçus, au moins ils avaient une excuse qui ne reste même pas à ceux qui abusent de la permission d’être naïfs.

Si je poursuis plus loin mon analyse, je trouve que la défiance est la marque personnelle de l’esprit humain ; et, si j’avais à définir l’homme, je dirais que c’est une intelligence qui se défie.

Shakspeare place la défiance au sommet de l’activité de la raison. Écoutez Hamlet interrogeant la destinée, et s’écriant :

« Oh ! prendre les armes contre l’outrageante fortune : arrêter cet océan de maux qui nous envahit ! Mourir et dormir : c’est tout. — Dormir, c’est-à-dire anéantir les tortures de mon cœur : dormir ! peut-être rêver ! Ah ! là est le problème : quels seront les rêves de ce sommeil de la mort ?.. C’est ici qu’il faut faire attention. Oui, certes ; qui voudrait supporter ce fardeau écrasant de la vie ?... Mais il y a cette terreur de quelque chose après la mort ; il y a cette terre inexplorée d’où personne n’est jamais revenu ! »

Voilà la défiance ! et ce sentiment est assez violent pour vaincre le dégoût de la vie dans une âme aussi lasse que l’est celle d’Hamlet.

La défiance est tellement le sentiment par excellence de l’esprit humain, que la foi religieuse qui vient du christianisme est présentée comme un don. L’homme est défiant même à l’égard de Dieu et de ses promesses. Il faut des miracles, il faut des attestations universelles de la toute-puissance divine ; il faut des témoignages d’une absolue certitude, il en faut par milliers pour amener son intelligence à daigner réfléchir. C’est pourquoi les défiants disent sincèrement que, s’ils avaient une foi, ils voudraient que tous les hommes la connussent comme eux. C’est cet enthousiasme qui a fait la grande force des héros de toute cause ; leur défiance ayant été vaincue à la longue, ils se sont trouvés éclairés d’une splendide lumière, et ils ont répandu autour d’eux la victorieuse clarté de leur foi. Étudiez la vie des grands hommes : leur marque distinctive est la défiance.

Je n’étonnerai personne en affirmant que la défiance est une qualité rare, aussi rare que peut l’être en général une qualité. Mais la confiance ! ah ! la confiance, elle, fait partie des qualités les plus exquises du cœur humain ; c’est une disposition de nature toujours admirée et que l’éducation cherche plutôt à développer qu’à restreindre. Il est remarquable que l’on interprète d’une manière aussi contraire au bon sens la culture des tendances naturelles de l’âme humaine. Tandis que les inclinations natives de la défiance seront combattues et qualifiées de sournoiseries, on s’attachera à encourager tous les essais de la confiance et on lui donnera, à titre de récompense, le beau nom de franchise. C’est en adoptant ces fausses dénominations que l’on arrive à intervertir l’ordre des réelles qualités de l’esprit humain.

La confiance, qui est une sorte de crédulité, a pour origine la paresse de l’esprit. En en développant l’exercice, on ne réfléchit pas qu’on annihile une des plus hautes prérogatives de notre race, à savoir la faculté de juger. Certes, si la société n’était composée que d’hommes justes et droits, la confiance réciproque qui unirait les hommes entre eux serait la récompense de la sincérité de leur commerce. Mais il est loin d’en être ainsi, et je ne crois pas qu’il soit osé de dire que s’engager dans la vie avec la confiance pour guide, c’est à peu près se lancer sans armes dans une mêlée de combattants. En réalité, l’âme confiante est entachée d’infériorité ; elle croit posséder une vertu, elle n’a qu’un défaut. Elle ira grossir le nombre des naïfs qui se pressent sur tous les chemins de la vie, et fera partie de ce bon public si utile à quelques-uns. La confiance forme les dupes ; d’un bout du monde à l’autre, c’est elle qui règne, qui rend des décrets ; c’est elle qui inspire la sagesse humaine ; c’est elle qui prépare les préceptes les plus répandus de l’éducation où tout s’enseigne, excepté cette méthode d’élévation qui fournit plus au caractère qu’à l’esprit ; c’est elle qui a inventé l’eau bénite de cour, les remises au lendemain et les trompeuses amorces de l’incertitude qui se donne des airs d’évidence ; c’est elle enfin qui accepte tout ce qu’on lui offre comme argent comptant, sans plus se soucier de ce qui est vrai que de ce qui est faux. La confiance ! mais c’est le préjugé de l’humanité ! Le crime d’Ève, si décriée et si coupable, est d’avoir eu confiance dans la parole du serpent qui, en habile diplomate, lui promettait des merveilles. La tentation était bien forte : car personne n’avait été trompé avant elle, et la réputation de prudence du serpent était intacte. — Ah ! si elle avait été quelque peu défiante, le serpent en serait encore à lui offrir sa pomme ! Ève fut donc excusable ; mais Adam, le premier homme, comment n’a-t-il pas remarqué que le serpent ne l’avait pas sollicité ? L’ancêtre de l’humanité était imparfait ; ses innombrables descendants l’ont suffisamment démontré.

Je me suis demandé pourquoi ce terme de défiance que je cherche à relever de l’état de discrédit dans lequel il est tombé est pris en aussi mauvaise part, et quelle est la cause de cette erreur évidemment grave, puisqu’elle a ce résultat de prendre une vertu pour un défaut.

Au premier abord, j’ai cru que, partageant la destinée de bon nombre de ses collègues du vieux vocabulaire français, le mot défiance avait perdu de sa valeur, et que, confondu avec ce faux frère à bon droit méprisé qu’on nomme méfiance, il avait subi les injures du temps et de la mode. Il y a peut-être un peu de cela dans la réponse à ma question : car on emploie quelquefois le mot défiance pour le mot méfiance, et réciproquement.

Cependant l’origine du mot fournit une explication plus plausible de la question que je cherche à résoudre. Défiance, comme d’autres mots de même extraction, désaccord, désunion, discorde, retient le vice originel de sa formation ; il a le malheur de posséder le préfixe de la dualité et, par suite, d’exprimer un sens défavorable. Cette simple observation va nous conduire à des considérations d’un ordre plus élevé.

Tous ces mots que j’ai cités expriment un dualisme ; le mot désunion représente dans sa construction l’union de deux êtres ; le mot discorde, l’union de deux cœurs ; pénétrez plus profondément dans le sujet, et vous reconnaîtrez la sagesse philosophique qui a présidé à la création de ces mots. L’accord de deux êtres est traité de désaccord ; l’union de deux êtres, de désunion ; l’alliance de deux cœurs est traitée de discorde ; enfin l’expression de deux sentiments semblables est traitée de dissimulation : L’expérience de la vie nous démontre qu’il y a dans ces constructions plus qu’une intention grammaticale ; il y a une réalité d’observation qui est conforme aux traditions historiques de notre espèce, et, quoique l’origine des langues soit entourée de mystère, il n’est pas indifférent de constater sur cet exemple jusqu’à quel point les langues reflètent les impressions de la vie morale. De tout temps, la vie humaine a été le drame tourmenté des passions ; les efforts de l’habileté, les progrès des sciences, les leçons de charité données par le christianisme, ont à peine réussi à adoucir ces mœurs sauvages qui arment encore les peuples les uns contre les autres, comme si les hommes étaient des animaux féroces ; et les langues, qui ont pour fonction d’exprimer les sentiments et de donner un corps aux idées, n’ont pas permis de représenter le symbole de l’unité, c’est-à-dire l’ordre, dans l’alliance de deux unités : cette alliance est une désunion.

J’ai retrouvé le même principe dans toutes les langues, et le caractère dont nous nous servons pour représenter l’union signifie dans sa formation : non deux. Le principe de l’unité de la race humaine me paraît recevoir de cette observation une preuve éclatante, puisqu’elle établit une des marques fondamentales de notre espèce, à savoir l’esprit de division et la passion du désordre.

Ces remarques expliquent clairement et d’une manière persuasive l’intérêt de ce sujet, puisqu’à l’aide d’une dissertation grammaticale, je suis parvenu à découvrir la démonstration d’une proposition morale, que la défiance est un sentiment naturel et que ce sentiment s’est formé dans le cœur de l’homme dès qu’il a cessé d’être seul. L’état social commande la défiance, de la même manière qu’il a produit la discorde, le désaccord et la désunion. En un mot, la défiance est la manière d’être réelle de la confiance humaine : car, celle-ci en soi n’est qu’un non-sens ; et, si ce sentiment est antipathique, s’il répugne de l’admettre comme un principe d’ordre, c’est qu’il porte la livrée du dualisme. La beauté cesse où ne resplendit pas l’unité. Bossuet a défini la beauté une espèce d’unité ; il me semble que cette admirable pensée vient confirmer la justesse de mon raisonnement.

Concluons : il est inutile de chercher une perfection dans l’ordre social ; il ne peut pas y en avoir, parce que la perfection participe du sentiment de l’unité et que le mystère de l’unité est en Dieu seul. Ce principe est si vrai, que les théologies donnent le nom de mystère à la réunion de trois personnes en une seule, c’est-à-dire à l’unité réalisée dans la trinité : une union dans la désunion. Cette fusion, cette association parfaite des trois unités confondues en une seule et produisant la paix est tellement contre nature, qu’elle constitue un mystère, et ce mystère était nécessaire.

De toutes ces réflexions, j’établis cette vérité : que la défiance est la conscience de l’esprit humain. Être défiant, c’est être homme selon les conditions de la nature, c’est être apte à recevoir tous les bienfaits de l’étude, c’est conserver l’espoir de rester soi-même et de n’être pas un produit de fabrique, composé, façonné d’après des méthodes uniformes, une sorte de mouvement d’horloge, garanti toute la vie. Il y a en nous un génie familier qui demande toujours pourquoi ? Avez-vous remarqué que les enfants questionnent beaucoup plus que les hommes, qu’un enfant est incomparablement plus difficile à convaincre qu’un homme ? Qu’est-ce, si ce n’est le principe de la défiance dans sa candeur ? « Pourquoi ? » dit l’enfant, ou plutôt dit l’esprit libre. On sourit le plus souvent ; on est même effrayé quelquefois de ces audaces d’enfants terribles ; patience ! mon pauvre enfant, ton esprit a des ailes, on te les coupera, et tu deviendras semblable à ces oiseaux apprivoisés et esclaves qui ne peuvent plus voler. Il y a des tristesses indéfinissables dans ces battements d’ailes trop courtes ; on sent leur naturelle ardeur, mais elle s’éteint graduellement jusqu’au degré fixé par l’éducation. Lorsque l’esprit questionne, bien loin de favoriser ce penchant naturel de tout connaître, on l’entrave, on le gêne ; on trouve cette curiosité importune, et petit à petit, soit par des réponses ridicules, soit par le silence, on arrive à détruire la faculté native de l’observation et le désir de savoir qui sont les aides de camp de la défiance et les sources de l’originalité.

Lorsque l’on examine de près toutes ces curiosités, elles intéressent plus qu’elles n’attristent ; car il n’y a rien de plus théoriquement comique que le spectacle de ces hommes. Ils se plaignent, ils gémissent, ils cherchent des libérateurs et des sauveurs ; la place publique est devenue la confusion des partis et des opinions ; ils ne savent plus distinguer la droite de la gauche : c’est un monde indéfini dont le centre n’est nulle part. Ils ont oublié les meilleurs conseils de la défiance ; qu’un bon tiens vaut mieux que tu l’auras (en Chine, nous disons « que deux tu ne l’auras pas ») ; que rien ne sert de courir, il faut partir à point. Combien en citerais-je, de ces oracles ? « Ne t’attends qu’à toi seul ! » est-il un précepte de défiance plus parfait ?

Avez-vous observé que les personnes qui tiennent aux relations sociales affectent de les rendre aussi rares que possible ?

Qu’est-ce, si ce n’est la défiance, qui inspire une semblable tactique ? C’est que les hommes doivent prendre des précautions infinies pour arriver à ne pas se mordre. Ils n’ont inventé la politesse que pour mieux se garer contre tous les dangers de la vie sociale, et derrière ces formules banales, que de rivalités, que de coups de dent ! Il existe même un art « qu’académique on nomme », qui consiste à être impoli poliment : c’est le comble !

L’Évangile recommande la douceur, mais il n’en parle qu’après avoir vanté la prudence du serpent. La prudence du serpent ! Voilà une opinion bien hardie ! J’ai observé que l’Évangile n’exprime le mot confiance que toutes les fois qu’il se rapporte à Dieu. C’est qu’en effet Dieu seul est capable d’attirer à lui toutes les hésitations de la défiance, tous ses doutes, tous ses tremblements. Dieu seul a assez d’empire sur le cœur humain pour le subjuger, pour s’en rendre maître, et pour arracher à ce despote un cri d’amour et de confiance. Se donner, livrer ses pensées, abandonner à une autre volonté ce mystérieux soi-même où résident les espérances de l’immortalité, est-ce possible, quand cette volonté n’est pas celle de Dieu, quand ce maître n’est pas la perfection même ?