Le Théâtre des Chinois/La Secte du Tao

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Calmann Lévy (p. 134-153).


III


LA SECTE DU TAO


Lao-Tseu, surnommé l’Épicure de la Chine, a laissé un livre le Tao-te-King, qui est un des plus grands monuments de la philosophie chinoise. Il ne faudrait pas confondre la doctrine du Tao, c’est-à-dire de la raison pure, avec la secte du Tao qui est une contrefaçon de la pensée du maître. Lao-Tseu prêchait et pratiquait la simplicité et l’humilité. C’est le sage, tel que l’antiquité l’a défini, exempt de passions, indulgent, vivant en paix avec lui-même ; une sorte de Jean-Jacques, moins les théories et la mauvaise humeur.

Il ne m’est pas agréable de parler ici de ce beau livre du Tao-te-King, à l’occasion des critiques satiriques dont les sectateurs du Tao ont été l’objet. Les maximes de Lao-Tseu sont admirables ; elles étonnent l’esprit par une certaine force qui n’appartient qu’au génie ; elles ont de la lumière, de la profondeur, un je ne sais quoi qui leur communique le ton des révélations. Cependant je dirai quelques mots de cette philosophie du Tao, qui est contemporaine de la grande époque de Confucius.

Le Tao interprété par Lao-Tseu, c’est la raison universelle suprême, la cause de toute chose. Écoutez ces magnifiques strophes :

« C’est le Tao qui a produit les êtres matériels ; auparavant ce n’était qu’une confusion complète, une chose indéfinissable ;

» C’était un chaos, une confusion inaccessible à la pensée humaine...
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» Avant l’existence du ciel et de la terre, ce n’était qu’un silence immense, un vide incommensurable et sans forme.

» Seul le Tao existait, infini, immuable ; il circulait dans l’espace illimité ;

» On peut le considérer comme la mère de l’univers ; moi, j’ignore son nom, mais je le désigne par le nom de Tao, raison universelle suprême. »


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Les maximes les plus élevées et les plus célèbres de l’antiquité grecque sont contenues dans ce livre :

« Celui qui connaît les hommes est instruit ; celui qui se connaît soi-même est vraiment éclairé ; celui qui subjugue les hommes est puissant ; celui qui se dompte soi-même est véritablement fort.

» Celui qui connaît le suffisant est riche ; celui qui accomplit des œuvres difficiles et méritoires laisse un souvenir durable dans la mémoire des hommes.

» Celui qui ne dissipe pas sa vie est impérissable...»


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Voulez-vous aborder des vérités mystérieuses, on en trouve la trace dans ce passage :

« Le Tao a produit un ; un a produit deux ; deux a produit trois ; trois a produit tous les êtres. »

C’est le principe de la trinité-une, ce nombre divin trois des Indous, dont on retrouve le souvenir dans toutes les philosophies de l’antiquité.

Je ne connais pas de formule morale ou philosophique qui n’ait été promulguée par ce grand esprit, et c’est assurément un sujet très curieux que la découverte, dans un livre aussi ancien, de maximes et de théories qui ont donné à leurs auteurs, en Occident, une renommée immortelle.

Les disciples de Lao-Tseu se sont servis de son nom et de ses écrits pour composer une secte qui est loin de répondre aux doctrines du maître. Cette secte est peu en honneur en Chine actuellement, mais il fut un temps où elle a eu une très grande vogue. Les Tao-Sse sont exactement des charlatans ; ils exploitent les faibles esprits qui croient aux philtres et aux pierres philosophales. Ils ont beaucoup de traits de ressemblance avec les alchimistes et les sorciers. Ils prétendent naturellement être en relation avec les démons, les génies ; ils ont des spécifiques pour tous les genres de maladie, comme s’ils étaient médecins. Ces types d’hommes n’existent pas seulement en Chine, il s’en rencontre partout, partout où il y a des êtres humains, assez... humains pour croire aux fantômes, aux charmes, aux amulettes, aux talismans, à la divination, à l’astrologie, aux esprits frappeurs. C’est une secte qui a ses adeptes dans tout l’univers, mais la maison mère est en Chine.

La spécialité de Tao-Sse est de prédire l’avenir sans le concours des cartes ; ce n’est même pas nécessaire ; ils professent le dogme de la transmigration des âmes ; ils évoquent les esprits, ils sont immortels, et transmigrent indéfiniment. Les auteurs satiriques n’ont pas eu de peine à découvrir le ridicule de ces fantasmagories, et quelques-unes de leurs pièces sont plaisantes. Celles de ces pièces qui ont conservé la faveur du public le doivent cependant, non pas tant à la satire de ces doctrines charlatanesques qu’aux situations qu’elles mettent en scène.

Sans une idée comique, il n’y a pas d’œuvre durable. Ce qui plaît dans l'Avare, pour citer un exemple, ce n’est pas seulement l’agrément des détails qui se rapportent aux mœurs de l’avarice ; Harpagon veut épouser l’amante de son fils, et c’est cette situation qui séduit l’intérêt. De même le misanthrope est amoureux d’une coquette. Ce sont ces singularités qui constituent l’art comique. L’auteur groupe ses personnages autour d’une idée comique, définit les caractères, oppose des contrastes, et, de tous ces jeux de scène, il résulte un intérêt qui ne vieillit plus. C’est une raison analogue qui explique la faveur dont jouissent encore les pièces satiriques Tao-Sse de notre ancien répertoire.

La satire de la transmigration est une source inépuisable d’amusantes fictions. Je regrette que les philosophes de l’extrême Occident n’aient pas encouragé cette doctrine ; il y aurait encore de beaux jours pour la gaieté. Parmi les situations qui ont le plus séduit l’imagination des auteurs, il en est une qui revient très fréquemment : c’est celle du mari qui a transmigré et qui revient constater, après son décès, combien de temps a duré le deuil de sa veuve, quelle conduite elle observe dans sa douleur, et il va sans dire que les transmigrés n’ont eu que très rarement la consolation de se voir regrettés. Ce sujet est essentiellement comique ; car il oppose le rire aux larmes, les serments éternels aux défections du lendemain, les promesses rassurantes qui bercent le dernier sommeil aux aventures galantes qui adoucissent le veuvage. Ce sont les inconséquences du cœur humain ; il n’y a pas de latitude spéciale pour ces sortes d’antithèses ; elles fleurissent partout. Partout on croit à la sincérité des larmes, à l’éternité de la douleur ; c’est une espérance qui est chère aux mourants, comme s’ils avaient besoin d’emporter avec eux le souvenir d’une vertu humaine, pour en parer leur âme dans la foule des anges et des dieux. Le dernier rêve de la vie est de croire à la fidélité. Le dogme de la transmigration permet de contrôler ces charmantes imaginations, et si, après la lecture de nos pièces, il est des maris qui conservent encore des illusions, c’est qu’ils ont une foi solide. Il est de fait que les satires contre les femmes font peu de mal à la femme, par cette raison que nous appliquons ces satires aux femmes des autres et que nous nous obstinons à orner la nôtre de toutes les faveurs de l’exception. C’est de règle.

Une des pièces les plus amusantes du répertoire Tao-Sse est, sans contredit, la Transmigration de Yo-Cheou ; les situations en sont comiques, et, convenablement arrangée, elle pourrait passer au Palais-Royal, dans le genre des vaudevilles, ou même au Châtelet, comme féerie. Le lecteur en jugera du reste, lui même, plus aisément que moi.

Le principal personnage du drame, Yo-Cheou, est un fonctionnaire de l’ordre judiciaire. Il est assesseur près le tribunal d’un district important, où il rend la justice depuis longtemps déjà. C’est un type de juge comme il s’en trouve fréquemment dans les pièces satiriques ; ce n’est pas un magistrat complètement intègre. L’auteur nous met en courant de ses faiblesses, fait allusion à certains petits présents qui ont adouci les rigueurs d’une instruction commencée ; en somme, c’est un pauvre juge. Il fallait qu’il en fût ainsi, puisque l’empereur a ordonné une enquête au sujet de l’administration de la justice dans le district soumis à la juridiction de Yo-Cheou. La nouvelle en arrive au tribunal ; mais le juge connaît son greffier et sait bien que les procédures sont régulières. Le censeur fera un rapport favorable.

Comme il sortait du tribunal, il rencontre le grand anachorète, l’immortel Tao-Sse-Liu, qui, du plus loin qu’il l’aperçoit, s’écrie :

— Malheur à Yo-Cheou ! sa dernière heure est arrivée !

La foule se rassemble autour de ce visionnaire, qu’elle prend pour un insensé. Le magistrat ordonne qu’on l’arrête. Ici se termine le prologue.

Yo-Cheou, rentré chez lui, tombe subitement malade ; il sent ses forces diminuer progressivement ; la prédiction du Tao-Sse s’accomplit ; il va mourir. Toute sa famille l’environne, anxieuse ; on appelle le médecin : vains efforts ; le mal est sans remède. Yo-Cheou appelle son frère et lui adresse ses suprêmes recommandations ; elles sont curieuses et renferment des traits de mœurs intéressants.


YO-CHEOU.

Mon frère, j’ai des amis, j’en ai surtout, quand j’ordonne un grand festin ; mais à qui, si ce n’est à vous, pourrai-je confier ma femme, recommander mon fils ? Ecoutez : je vais vous ouvrir mon cœur. Ma femme est jeune encore, elle est belle, elle a des charmes...

SUN-FO.

Qui ne font aucun tort à sa vertu. Qu’avez-vous à craindre ?

YO-CHEOU.

Ce que j’ai à craindre ? Les séducteurs. Il y a dans le monde des hommes qui ne rougissent de rien ; ils viendront.

SUN-FO.

Mais, mon frère, vos craintes sont sans fondement. Ma belle-sœur ne se laissera pas séduire.

LA FEMME DE YO-CHEOU, entrant.

Quel langage tenez-vous là ? j’ai tout entendu. De pareils soupçons sont injurieux pour moi. Eh ! de grâce, dans l’état où vous êtes, bannissez de votre esprit les mauvaises pensées. Allez, quoi qu’il arrive, je resterai dans le veuvage. J’habiterai avec mon fils, je ne contracterai pas de nouveaux nœuds ; femme, je n’ai jamais quitté la maison ; veuve, je n’en sortirai pas. Oserais-je regarder un homme en face, fi donc !


Le juge ne se laisse pas convaincre par les protestations de sa femme ; il est sans confiance. Il calcule toutes les occasions qui s’offriront à sa femme de sortir et de s’exposer aux regards des hommes ; il la voit même suivant son convoi.

— Tous les jeunes gens de la ville diront alors : « Yo, l’assesseur du tribunal, avait une femme d’une beauté accomplie : elle s’est toujours dérobée aux regards du public ; allons donc au convoi, nous la verrons. » Ah ! ma femme, dès qu’ils vous apercevront, ne seront-ils pas frappés de l’élégance de votre taille et de l’irrésistible attrait de vos charmes ! Il me semble déjà que je les entends : « Oh ! qu’elle est belle ! qu’elle est belle ! »

Ce bon juge avait vraiment trop d’imagination. Enfin on le calme comme on peut : on le rassure ; tous lui arrachent une à une ses craintes anxieuses :

— Mon pauvre ami, je te pleurerai éternellement.

— J’irai te rejoindre bientôt.

— Mon frère, je veillerai sur elle. Le moment fatal approche :

— Ma femme, quand je ne serai plus, restez chez vous.

Il meurt. Il doutait encore le malheureux !

C’est au second acte que commence réellement la pièce Tao-Sse. Le théâtre représente l’enfer, ou plutôt un des enfers des Tao-Sse : car on en compte dix-huit. Le roi des enfers y assemble sa cour de démons et de génies. Nous sommes dans la sombre demeure des jugements. Mais le poète est bon architecte ; il a donné à l’arbitre souverain des destinées humaines un palais magnifique, et son imagination a revêtu les esprits et les démons des formes les plus fantastiques. La scène pourrait inspirer les brosseurs de décors les plus en renom.

L’infortuné Yo-Cheou est introduit ; lui qui a rendu tant de jugements est jugé à son tour, et pas le moindre avocat pour le défendre ! C’est peut-être la première fois qu’il voit rendre la justice. Il est condamné,

J’ai dit dans un autre chapitre quel genre de supplice le dieu des enfers réserve aux vicieux et aux fourbes. Cette comédie en fournit un exemple. Yo-Cheou doit subir le châtiment réservé aux avares, et il est assez ingénieux : ramasser, au fond d’une chaudière remplie d’huile bouillante, une petite pièce de monnaie, et cela éternellement. Yo-Cheou est terrifié, et il y a de quoi ! Heureusement pour lui, l’anachorète Liu vient intercéder en sa faveur. Les immortels Tao-Sse ont la faculté de se transporter en tout lieu ; tous les espaces leur sont ouverts ; ils sont libres. Ce sont des puissances dans les enfers. Il s’approche de Yo-Cheou et lui fait un petit cours de morale ; il lui promet sa protection, s’il veut se convertir à la foi des Tao-Sse. Le malheureux jure par tous les diables de l’enfer qu’il se convertit à tout ce que l’on voudra : ce n’était pas le moment de faire le délicat. Aussitôt l’anachorète demande audience au roi. Le dialogue est comique.


LE ROI.

Illustre maître, j’aurais dû aller à votre rencontre. Que je suis confus de mon incivilité ! Elle est impardonnable.

LIU.

J’ai à vous entretenir d’une affaire sérieuse. Quel crime a donc commis Yo-Cheou, pour que vous lui infligiez un tel châtiment ?

LE ROI.

Vous ne savez donc pas que cet abominable homme, pendant qu’il était assesseur, vendait la justice... C’est un avare. Oh ! il ira dans la chaudière.

LIU.

Grand roi, imitez la vertu du seigneur souverain du Ciel, qui aime à donner l’existence aux êtres Cet homme, tout cupide qu’il est, n’en a pas moins la vocation religieuse. Et, d’ailleurs, il est converti ; il a prononcé des vœux ; j’en fais mon disciple. Par considération pour moi, rejoignez son âme à son corps, rendez-le au monde.

LE ROI.

Attendez, que je regarde un peu. (Il regarde.) Quel malheur ! La femme de Yo-Cheou vient, à l’instant même, de brûler le corps de son mari.

LIU.

Comment donc faire ?

YO-CHEOU.

Quelle infamie ! quelle cruauté ! Ah ! ma femme, vous étiez donc bien pressée d’en finir avec mes restes ! ne pouviez-vous pas attendre un jour de plus !

LIU.

Vous avez le moyen de substituer à son propre corps le corps d’un autre. Grand roi, examinez donc !

LE ROI.

Très volontiers, (Il regarde.) Il y a, dans le faubourg du district, un jeune boucher, qui est mort depuis trois jours. Son nom de famille est Li. Vénérable immortel, je puis faire transmigrer l’âme de Yo-Cheou dans le corps de ce boucher. Qu’en pensez-vous ? je vous avertis qu’il est horriblement laid : il a des yeux bleus.

LIU.

J’accepte, j’accepte, (A Yo-cheou.) On va opérer votre transmigration. Vous le voyez, on ne peut pas réunir votre âme à votre corps, puisque votre femme l’a brûlé ; il ne faut pas toutefois que cet événement laisse dans votre âme des regrets inutiles. Vous transmigrerez dans le corps d’un jeune boucher, qui n’était pas beau. Vous aurez des yeux bleus. Mais n’importe, n’avez-vous pas renoncé à la convoitise, à la volupté ? Yo-Cheou, soyez toujours fidèle à vos vœux ; souvenez-vous bien de mes exhortations... Maintenant, votre nouveau nom est Li. Allez, quittez la ville des morts.


Le lecteur devine que M. Li ne se le fait pas dire deux fois.

Le troisième acte nous ramène sur terre, et, comme on s’en doute bien, dans la maison du boucher Li. Toute la famille est rassemblée dans la triste chambre ; les voisins, selon la coutume, assistent ces pauvres gens et leur prodiguent des consolations. Le moment est venu de procéder à la cérémonie funèbre, quand tout à coup le mort se ranime et se dresse sur son lit. L’étonnement et la joie éclatent sur tous les visages, on se précipite vers lui les bras tendus ; c’est la résurrection de la vie et du bonheur. Mais Yo-Cheou, qui vient d’accomplir son voyage à travers les espaces et qui ne se souvient déjà plus de son aventure, est loin de partager la même joie :

— Chut ! s’écrie-t-il d’un ton courroucé ; à l’audience ! à l’audience ! je ne m’occupe d’affaires qu’à l’audience. A-t-on jamais vu un scandale pareil ? Quelle audace ! Ils viennent jusque dans ma chambre à coucher.

L’infortuné Yo ne. reconnaît naturellement personne : ni son père qui lui présente toute sa famille ; ni sa femme, qui veut absolument l’embrasser.

— Li, mon époux, vous me reconnaissez, moi ? vous reconnaissez votre femme, qui vous aime tant ?

Mais il ne la reconnaît pas ; il prend tout ce monde-là pour des fous ; il appelle à grands cris son greffier.

— Mettez-moi tous ces gens-là à la porte. Cependant les parents tiennent bon, la femme surtout.


YO-CHEOU.

Ah ! vous m’assourdissez les oreilles. Laissez-moi réfléchir un peu. Ah ! je me souviens maintenant des paroles de mon libérateur, quand j’ai quitté les enfers. Mon âme a transmigré dans le corps d’un boucher. La maison où je me trouve est probablement celle qu’il habitait. Comment faire pour en sortir ? Écoutez, il est très certain que, tout à l’heure, j’étais mort ; il est encore très certain que je ne suis qu’à moitié ressuscité. Mon âme est dans mon corps, mais mon esprit n’y est pas. Il est resté dans la pagode. Il faut que j’aille chercher mon esprit.


Voilà Yo-Cheou qui veut se lever ; mais il ignorait que le fils du boucher avait une jambe tortue ; il tombe ; on lui apporte sa béquille. La réflexion qu’il fait en se voyant si mal favorisé est à citer :

— Dans ma vie précédente, quand j’étais assesseur au tribunal, j’avais une conscience tortueuse, et maintenant je reviens dans le monde avec une jambe tortue. C’est justice.

Le quatrième acte nous montre Yo-cheou, clopin-clopant, cherchant dans toutes les rues son ancien domicile ; il demande aux passants :

— Savez-vous où je demeure ?

— Non.

— Savez-vous où est la maison de Yo-Cheou ?

— La voici.

L’assesseur ne reconnaît plus sa maison, qui a été remise à neuf après sa mort, par ordre du censeur impérial, et en récompense des loyaux services qu’il a rendus dans l’exercice de ses fonctions judiciaires.

La satire est plaisante ; mais elle ne rend Yo-Cheou que plus impatient de revoir sa femme. Il frappe. C’est sa femme qui ouvre. Ciel ! quel est son effroi en apercevant un homme aussi laid qui se déclare son mari. Yo-Cheou lui raconte son histoire, on s’explique ; mais voilà que toute la famille du boucher fait irruption dans la chambre. La femme de Li réclame son mari ; une altercation s’engage, le greffier s’empare de la béquille et en administre quelques volées au boucher ; on crie ; on appelle à l’aide ; tous se rendent à l’audience.

C’est le censeur impérial qui préside. Li est le demandeur ; Yo-Cheou, le défendeur. Une cause singulière à juger ! Le juge a devant lui un homme qui est double. A qui rendre le mari ? L’épreuve du jugement de Salomon n’était même pas possible. Heureusement pour le président, l’anachorète, le deus ex machina, intervient à l’audience et rappelle à Yo-Cheou ses engagements, qu’il était naturellement en train d’oublier. L’ancien juge se désiste de ses prétentions et embrasse décidément la vie religieuse. L’audience est levée.

Cette pièce a de l’entrain, et une certaine gaieté vive qui, à la scène, est fort récréative. En somme, le dogme de la transmigration y est présenté d’une manière assez raisonnable. Les dieux ont de l’équité et de l’indulgence : ce qui me paraît dans l’ordre ; le malheureux juge, menacé d’appartenir à deux femmes, se fait ermite, comme le diable, quand il devient vieux : c’est d’un bon exemple. On peut même supposer, si on y tient, qu’il va réjouir le monde par le spectacle de ses vertus. C’est une pièce qu’on peut qualifier de morale, comme bien d’autres : je ne m’y oppose pas.