Le Théâtre des Chinois/Les Drames historiques

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Calmann Lévy (p. 175-179).
QUATRIÈME PARTIE, LES GENRES.


I


LES DRAMES HISTORIQUES


Les drames historiques sont les meilleurs ouvrages du théâtre chinois, et de ceux dont j’aimerais à présenter ici une analyse approfondie, si je pouvais espérer qu’une telle étude intéressât mes lecteurs.

Malheureusement l’histoire, et plus particulièrement l’histoire de la Chine, ne peut pas posséder le don de charmer l’attention. Quoique ce soit le passé sous forme de souvenirs devenus présents, les modernes esprits n’y trouveraient qu’un intérêt rétrospectif, par conséquent insuffisant. Il est de fait que l’autorité de l’histoire est de peu de valeur : nulle part elle n’est invoquée comme une conseillère dans tous les événements où il faudrait prendre conseil ; il semble qu’il n’y ait pas d’histoire, ou bien qu’elle ne soit qu’une collection muette d’archives poussiéreuses où sont enregistrés les batailles, les traités et les diverses formes de gouvernement qui se sont succédé tour à tour. J’avais espéré apprendre l’histoire en assistant au théâtre ; y voir représenter quelques-unes de ces grandes actions qui ont passionné les ancêtres, et, dans un exposé des mœurs de ces temps disparus, savoir quels cœurs battaient dans les poitrines d’hommes. Mais j’ai été déçu dans mon attente : les drames historiques n’existent pas, ou, s’il en existe, on ne les joue pas.

Les auteurs dramatiques sont excusables de ne pas avoir entrepris une telle tâche : car ce sont les enfants de leur imagination qu’ils aiment, et volontiers ils créeraient même des empereurs et des rois pour aider à leurs fictions. Mais ils ne se croiraient pas dramatiques s’ils représentaient fidèlement un personnage de l’histoire. C’est l’œuvre de l’historien. Shakspeare est bien moins intéressé à nous raconter l’épisode de Macbeth qu’à nous représenter la tyrannique et sanglante ambition de lady Macbeth et toutes les angoisses du remords qui s’emparent de son âme criminelle ; c’est la tache du sang que les flots de la mer ne pourront pas laver qui séduit l’art du poète ; c’est le spectre de Banco qui portera l'effroi dans son imagination. L’histoire ne lui donne que des noms, et son génie fait marcher les forêts. Ce sont des passions qu’il dépeint et non des actions.

Les tragiques français n’ont pas suivi d’autre impulsion. Que ce soient les Grecs ou les Romains qui soient en scène, ce ne sont que des prète-noms, et les spectateurs ne s’intéressent à tous ces héros que parce qu’ils parlent merveilleusement bien le français, d’abord, et qu’ensuite il expriment des sentiments tout à fait XVIIe siècle. Dans Iphigénie, Achille est le type accompli d l’homme d’honneur, délicat et passionné, et, quant au roi des rois, c’est un caractère comme on en rencontre sans cesse, un homme sans énergie régulière, flottant, abusant des prétextes pour s’excuser, et finissant par la lâcheté pour n’avoir pas pu se diriger lui-même. Les héroïnes de toutes ces œuvres, qu’elles aient existé ou non, qu’elle s’appellent Hermione, Athalie, Andromaque, Esther, représentent un seul type, la femme son des traits différents ; mais elles ont la ressemblance qui convient à des sœurs.

Tous ces drames ne sont pas tels que nous les concevons, c’est-à-dire la représentation de faits du passé, des épisodes de l’histoire ; ils n’appartiennent pas au même genre. Cependant je ne crois pas formuler une proposition audacieuse, même au point de vue de l’art, en avançant qu’il serait aisé de présenter au public des pièces véritablement attachantes en restant historien. Quelle que soit l’imagination d’un poète, il ne parviendrait pas toujours à composer des personnages aussi extraordinaires que ceux dont l’histoire a conservé les traits ; et la difficulté consisterait peut-être à être exact : car il est plus facile d’inventer que de définir. Quoi qu’il en soit, étant admis que le genre auquel je fais allusion n’existe pas sur la scène française, c’est un motif suffisant pour n’en pas parler plus longuement.