Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie I/III. Le Drame romantique

La bibliothèque libre.

III

LE DRAME ROMANTIQUE


Pour le Drame romantique, la question est tout autre. Il ne s’agit pas d’en faciliter l’accès au peuple, mais bien plutôt d’en préserver le peuple, si celui-ci avait tendance, comme je crois, à se laisser séduire par lui. — On n’a plus aucun mérite à le dire : le drame romantique n’est qu’une forme du mélodrame ; et toute la poésie verbale dont il est revêtu ne fait qu’augmenter ses dangers.[1] C’est une peau de lion jetée sur la niaiserie ou la bassesse. Avec ses superbes prétentions de donner la clef de l’universelle énigme, de peindre le monde entier et de l’expliquer, « de regarder tout, à la fois, sous toutes ses faces », comme l’annonce naïvement la préface de Marie Tudor, ce drame se contente à fort bon marché. En fait d’observation, il s’en tient à des abstractions de tragédie voltairienne, qu’il affuble des oripeaux d’une érudition d’autant plus minutieuse qu’elle est moins sûre. En fait de pensée, c’est un arlequin bigarré d’idéologies contradictoires où le ton dominant est un naturisme assez plat, venu des Encyclopédistes, sur lequel les emphases révolutionnaires et les violences exaspérées du romantisme allemand ont déposé leur vernis. Riche de bruit, d’éloquence, d’airs de bravoure, d’images éclatantes, de fausse science et de fausse pensée, ce théâtre est le capitan matamore de l’art français. Il ne se donne la peine, ni de penser, ni d’apprendre, ni d’observer ; il n’a ni vérité, ni honnêteté ; il bluffe avec maestria. C’est bien un mélodrame qui exploite son public, qui le prend par sa niaiserie, dupe des mots bruyants, par sa sensiblerie habituée à confondre la passion avec les grimaces de la passion, par sa bassesse enfin, qui sous les revendications pseudo-humanitaires et pseudo-religieuses, trouve l’appât d’un matérialisme grossier, où il mord avidement. Ces faux brigands, ces faux révoltés sont les premiers-nés et les mieux venus de cet art de Montmartre, qui a depuis sévi, non sans éclat, sur la raison française. Art de cénacles tumultueux, où le talent abonde, sans parvenir, que par exception, à sa maturité, faute de recueillement, de sincérité, et de mécontentement de soi. Toutes ces fureurs romantiques sentent plus la Bohême que la Révolution. En assourdissant le peuple de déclamations anarchiques, elles contribuent à le maintenir dans l’inertie, plus sûrement encore que les artistes patentés de la bourgeoisie. L’indigence poétique du père Dumas montre à découvert la platitude de ce mélodrame, mis tout nu, déshabillé de son lyrisme. — Je crois fermement que le drame romantique est un des plus dangereux ennemis du théâtre populaire que nous cherchons à fonder en France. Il a poussé des rejetons innombrables, divisés en deux branches : les drames issus de Hugo, et la postérité de Dumas père. Ceux-ci, race de mélos criards, de gueux à panaches, d’aventuriers hâbleurs, se sont abattus sur les théâtres des faubourgs comme une nuée de sauterelles, et ont fait le désert partout où ils ont passé. Ceux-là, moins bons garçons, avec d’orgueilleuses visées, se sont installés dans les théâtres dits des poètes, où ils ont travaillé assidûment à corrompre le goût de la bourgeoisie : ils n’y ont pas manqué. Succès facile. Le public bourgeois n’est capable de juger que d’un art réaliste moyen, étayé sur le bon sens et sur l’observation à dose modérée. Il est dépaysé dans la poésie, et ne saurait distinguer la fausse de la vraie. Il y a même quelque chance pour que la caricature lui plaise davantage, justement parce que les traits en sont plus accusés. Quand il fut amené par les exigences du snobisme à la nécessité de sembler comprendre cette langue qui lui était étrangère, il alla droit aux charlatans et il en fut la dupe. La critique, qui devait l’en défendre, abdiqua en masse, par lâcheté devant la mode, par indifférence, par dilettantisme, par manque de foi dans la raison ; l’absurde eut tout le loisir de s’étaler au théâtre, où il ne manqua point d’illustres interprètes. On peut dire qu’une de ces interprètes eut même l’influence décisive, non seulement sur le succès, mais sur la formation de cet art ; et c’est son nom, — le nom de Sarah Bernhardt, — qui convient le mieux à caractériser ce néo-romantisme byzantinisé, — ou américanisé, — raidi, figé, sans jeunesse, sans vigueur, surchargé d’ornements, de bijoux vrais ou faux, morne sous son fracas, blafard dans son éclat.

Dans ces dernières années, M. Rostand a ramené délibérément le théâtre au romantisme de Hugo et de Dumas père, en le rajeunissant par une pointe d’argot à la mode. Mais ce poète brillant et funambulesque, ce gavroche du romantisme, — malgré ses retentissants essais dramatiques, ou plutôt à cause d’eux, — n’est qu’un auteur comique qui se fourvoie dans le drame. L’auteur du Prince Long-Nez et de son escorte de d’Artagnans, du clown Flambeau dit Flambard, de l’incroyable Metternich, commissaire et diable de Guignol, — amusant de verve, de calembours, de gasconnades poétiques, d’intarissable faconde, — n’a jusqu’ici touché aux sentiments tragiques que pour montrer qu’ils étaient pour lui une terre inconnue. Il y a suppléé par l’éloquente flatterie des sentiments de la populace : le chauvinisme fanfaron de l’Aiglon, ou la dévotion demi-mondaine de la Samaritaine. Il a réussi. Le succès, pour certains, répond à tout. Je veux croire que lui-même a de l’art de plus nobles mesures. Qu’il prenne donc garde. Le succès l’a séparé de la vie. Il ne la voit plus qu’à travers une rhétorique vide. — Je regrette de l’attaquer. Il est une force ; et toute force, fût-ce une force verbale, ou d’images, ou de gaieté, est digne de sympathie : nous n’en manquons pas pour lui. Mais puisqu’il ne met pas cette force au service de la vérité, nous le combattons comme un danger public. — Il n’est pas donné à tout le monde d’être un danger public ! — Combien de poètes pensent avoir bien mérité de la patrie, parce qu’ils ont chanté l’héroïsme, le dévouement, le sacrifice ! Mais si l’on n’y a cru que des lèvres, et non du cœur, — si l’on n’y a vu que des mots qui sonnent allègrement, et non de sérieuses et difficiles réalités, — si l’on y a cherché son succès personnel et non le bien des autres, — on a avili l’héroïsme, le dévouement et le sacrifice, on ne les a point servis. Les virtuoses du sentiment, qui s’écoutent chanter, et chantent pour l’applaudissement, sont funestes, car ils habituent les âmes au mensonge intérieur.

C’est une thèse à la mode, — mise en circulation, je crois, par M. Jules Lemaître, — qu’il faut encourager le snobisme du public ; car il est, à son insu, l’allié de toutes les pensées nouvelles, auxquelles il apporte son argent et son crédit mondain. Il se peut que cette dédaigneuse indulgence soit à sa place dans la société actuelle. Nous n’en avons que faire, quand il s’agit du peuple. Un peuple peut se passer de beauté ; il ne doit pas se passer de vérité. Nous ne lui demandons pas de respecter et d’admirer ce qu’il ne comprend pas : cela sert à former un peuple de fonctionnaires pliés au despotisme. Nous lui demandons de ne rien admettre qu’il ne comprenne, de ne rien admirer qu’il ne sente. Qu’importe qu’il soit injuste d’abord pour quelques grandes œuvres ? Il est plus près d’elles en les niant, que les snobs en les applaudissant ; et il garde intacte en lui la source de vérité, d’où sort toute grandeur. Je serais tranquille sur l’avenir d’un tel peuple. Bien doué, comme est le nôtre, et sincère, — si on le décharge seulement de l’excès de labeur qui l’écrase, si on lui donne des loisirs pour penser, — il n’est rien à quoi il ne parvienne. — Mais le mensonge de pensée et de sentiment que dégage presque toute notre poésie d’aujourd’hui, l’infecterait pour jamais.

  1. Il va de soi qu’on ne parle ici ni de l’admirable théâtre de Musset, rêve d’aristocratique adolescent, ni des quelques drames d’Alfred de Vigny, d’ailleurs inférieurs à leur renommée, froids et antipopulaires. Quant à Hugo, il est juste de reconnaître qu’il n’a tenu qu’a lui de faire un théâtre hautement populaire, comme il fit un roman et un pamphlet puissamment populaires, malgré tous leurs défauts. Mais au temps où il écrivit ses grands drames, il n’y avait rien de démocratique en lui.