Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/37
Comment Pantagruel perſuade à Panurge prendre
conſeil de quelque fol.
Chapitre XXXVII.
antagrvel ſoy retirant, aperceut par la guallerie Panurge en maintien de vn reſueur rauaſſant, & dodelinant de la teſte, & luy
diſt. Vous me ſemblez à vne ſouriz empegée : tant plus elle s’efforce ſoy depeſtrer de la poix, tant plus elle s’en embrene. Vous ſemblablement efforſant iſſir hors les lacs de perplexité, plus que dauant y demourez empeſtré, & n’y ſçay remede fors vn. Entendez. I’ay ſouuent ouy en prouerbe vulguaire, Qu’vn fol enſeigne bien vn ſaige. Puys que par les reſponſes des ſaiges n’eſtez à plein ſatisfaict, conſeillez vous à quelque fol. Pourra eſtre que ce faiſant, plus à voſtre gré ſerez ſatisfaict & content. Par l’aduis, conſeil, & prædiction des folz vous ſçauez quans princes, roys, & republicques ont eſté conſeruez, quantes batailles guaingnées, quantes perplexitez diſſolues. Ia beſoing n’eſt vous ramenteuoir les exemples. Vous acquieſcerez en ceſte raiſon. Car come celluy qui de prés regarde à ſes affaires priuez & domeſticques, qui eſt vigilant & attentif au gouuernement de la maiſon, duquel l’eſprit n’eſt poinct eſguaré, qui ne pert occaſion queconques de acquérir & amaſſer biens & richeſſes, qui cautement ſçayt obuier es inconueniens de paoureté, vous appeliez Saige mondain, quoy que fat ſoit il en l’eſtimation des Intelligences cœleſtes : ainſi faut il pour dauant icelles ſaige eſtre, ie diz ſage & præſage par aſpiration diuine, & apte à recepuoir benefice de diuination, ſe oublier ſoymeſmes, iſſir hors de ſoymeſmes, vuider ſes ſens de toute terrienne affection, purger ſon eſprit de toute humaine ſollicitude, & mettre tout en non chaloir. Ce que vulguairement eſt imputé à follie. En ceſte maniere feut du vulgue imperit appellé Fatuel[1] le grand vaticinateur Faunus filz de Picus roy des Latins. En ceſte maniere voyons nous entre les Iongleurs à la diſtribution des rolles le perſonaige du Sot & du Badin eſtre tous iours repreſenté par le plus perit & perfaict loueur de leur compaignie. En ceſte maniere diſent les Mathematiciens vn meſmes horoſcope eſtre à la natiuité des Roys & des Sotz. Et donnent exemple de Æneas, & Chorœbus, lequel Euphorion dict auoir eſté fol, qui eurent vn meſme genethliaque. Ie ne ſeray hors de propous, ſi ie vous raconte ce que diſt Io. André ſus vn canon de certain reſcript papal addreſſé au Maire & Bourgeoys de la Rochelle : & apres luy Panorme en ce meſmes canon : Barbatia ſus les Pandedes, & recentement Iaſon en ſes conſeilz, de Seigny Ioan[2] fol inſigne de Paris, biſayeul de Caillette. Le cas eſt tel.
A Paris en la rouſtiſſerie du petit Chaſtelet, au dauant de l’ouurouoir d’vn Rouſtiſſeur vn Faquin mangeoit ſon pain à la fumée du rouſt, & le trouuoit ainſi perfumé grandement ſauoureux. Le Rouſtiſſeur le laiſſoit faire. En fin quand tout le pain feut baufré, le Rouſtiſſeur happe le Faquin au collet, & vouloit qu’il luy payaſt la fumée de ſon rouſt. Le Faquin diſoit en rien n’auoir les viandes endommaigé : rien n’auoir du ſien prins : en rien ne luy eſtre debiteur. La fumée dont eſtoit queſtion, euaporoit par dehors : ainſi comme ainſi ſe perdoit elle : iamais n’auoit eſté ouy que dedans Paris on euſt vendu fumée de rouſt en rue. Le Rouſtiſſeur replicquoit que de fumée de ſon rouſt n’eſtoit tenu nourrir les Faquins : & renïoit en cas qu’il ne le payaſt, qu’il luy houſteroit ſes crochetz. Le Faquin tire ſon tribart, & ſe mettoit en defenſe. L’altercation feut grande. Le badault peuple de Paris accourut au debat de toutes pars. Là ſe trouua à propous Seigny Ioan le fol Citadin de Paris. L’ayant apperceu le Rouſtiſſeur, demanda au Faquin. Veulx tu ſus noſtre different croire ce noble Seigny Ioan ? Ouy par le ſambreguoy, reſpondit le Faquin. Adoncques Seigny Ioan auoir leur diſcord entendu, commenda au Faquin, qu’il luy tiraſt de ſon baudrier quelque piece d’argent. Le Faquin luy miſt en main vn Tournoys Philippus. Seigny Ioan le print, & le miſt ſus ſon eſpaule guaulche, comme explorant s’il eſtoit de poys : puys le timpoit ſus la paulme de ſa main guauſche, comme pour entendre s’il eſtoit de bon alloy : puys le poſa lus la prunelle de ſon œil droict, comme pour veoir s’il eſtoit bien marqué. Tout ce feut faict en grande ſilence de tout le badault peuple, en ferme attente du Rouſtiſſeur, & deſeſpoir du Faquin. En fin le feiſt ſus l’ouuroir ſonner par pluſieurs foys. Puys en maieſté Præſidentale tenent ſa marote on poing, comme ſi feuſt vn ſceptre, & affeublant en teſte ſon chapperon de martres cingeſſes à aureilles de papier, fraizé à poincts d’orgues, touſſant prealablement deux ou trois bonnes foys, diſt à haulte voix. La court vous dict que le Faquin qui a ſon pain mangé à la fumée du rouſt, ciuilement a payé le Rouſtiſſeur au ſon de ſon argent. Ordonne ladicte court que chaſcun ſe retire en ſa chaſcuniere : ſans deſpens, & pour cauſe. Ceſte ſentence du fol Pariſien tant a ſemblé equitable, voire admirable es docteurs ſuſdictz, qu’ilz font doubte en cas que la matiere euſt eſté on Parlement dudict lieu, ou en la rotte à Rome, voire certes entre les Areopagites decidée, ſi plus iuridicquement euſt elle par eulx ſententié. Pourtant aduiſez ſi conſeil voulez de vn fol prendre.
- ↑ Appellé Fatuel. De fatum destin. Voyez Servius sur le v. 47 du liv. VII de l’Énéide.
- ↑ Seigny Ioan. Voyez la Table des noms. Le conte qui suit forme la 9e nouvelle des Cento nouelle antiche, qui a pour titre : Qui ſi ditermina vna quiſtione e ſentenzia che fu data in Aleſſandria. Il a été reproduit sous bien des formes différentes depuis Rabelais. Du Fail (t. II, p. 268) le résume ainsi en quelques lignes : « Payez moy, diſoit le rotiſſeur au gueu, qui mettoit ſon pain ſur la fumée du roſt : ouy vrayement, reſpond il, faiſant tinter & ſonner vn douzain : c’eſt du vent que i’ay prins, duquel meſme ie vous en paye. »