Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/37

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 177-180).

Comment Pantagruel persuade à Panurge prendre
conseil de quelque fol.


Chapitre XXXVII.


Pantagrvel soy retirant, aperceut par la guallerie Panurge en maintien de vn resueur rauassant, & dodelinant de la teste, & luy dist. Vous me semblez à vne souriz empegée : tant plus elle s’efforce soy depestrer de la poix, tant plus elle s’en embrene. Vous semblablement efforsant issir hors les lacs de perplexité, plus que dauant y demourez empestré, & n’y sçay remede fors vn. Entendez. I’ay souuent ouy en prouerbe vulguaire, Qu’vn fol enseigne bien vn saige. Puys que par les responses des saiges n’estez à plein satisfaict, conseillez vous à quelque fol. Pourra estre que ce faisant, plus à vostre gré serez satisfaict & content. Par l’aduis, conseil, & prædiction des folz vous sçauez quants princes, roys, & republicques ont esté conseruez, quantes batailles guaingnées, quantes perplexitez dissolues. Ia besoing n’est vous ramenteuoir les exemples. Vous acquiescerez en ceste raison. Car come celluy qui de prés regarde à ses affaires priuez & domesticques, qui est vigilant & attentif au gouuernement de la maison, duquel l’esprit n’est poinct esguaré, qui ne pert occasion queconques de acquérir & amasser biens & richesses, qui cautement sçayt obuier es inconueniens de paoureté, vous appeliez Saige mondain, quoy que fat soit il en l’estimation des Intelligences cœlestes : ainsi faut il pour dauant icelles saige estre, ie diz sage & præsage par aspiration diuine, & apte à recepuoir benefice de diuination, se oublier soymesmes, issir hors de soymesmes, vuider ses sens de toute terrienne affection, purger son esprit de toute humaine sollicitude, & mettre tout en non chaloir. Ce que vulguairement est imputé à follie. En ceste maniere feut du vulgue imperit appellé Fatuel[1] le grand vaticinateur Faunus filz de Picus roy des Latins. En ceste maniere voyons nous entre les Iongleurs à la distribution des rolles le personaige du Sot & du Badin estre tous iours representé par le plus perit & perfaict loueur de leur compaignie. En ceste maniere disent les Mathematiciens vn mesmes horoscope estre à la natiuité des Roys & des Sotz. Et donnent exemple de Æneas, & Chorœbus, lequel Euphorion dict auoir esté fol, qui eurent vn mesme genethliaque. Ie ne seray hors de propous, si ie vous raconte ce que dist Io. André sus vn canon de certain rescript papal addressé au Maire & Bourgeoys de la Rochelle : & apres luy Panorme en ce mesmes canon : Barbatia sus les Pandedes, & recentement Iason en ses conseilz, de Seigny Ioan[2] fol insigne de Paris, bisayeul de Caillette. Le cas est tel.

A Paris en la roustisserie du petit Chastelet, au dauant de l’ouurouoir d’vn Roustisseur vn Faquin mangeoit son pain à la fumée du roust, & le trouuoit ainsi perfumé grandement sauoureux. Le Roustisseur le laissoit faire. En fin quand tout le pain feut baufré, le Roustisseur happe le Faquin au collet, & vouloit qu’il luy payast la fumée de son roust. Le Faquin disoit en rien n’auoir les viandes endommaigé : rien n’auoir du sien prins : en rien ne luy estre debiteur. La fumée dont estoit question, euaporoit par dehors : ainsi comme ainsi se perdoit elle : iamais n’auoit esté ouy que dedans Paris on eust vendu fumée de roust en rue. Le Roustisseur replicquoit que de fumée de son roust n’estoit tenu nourrir les Faquins : & renïoit en cas qu’il ne le payast, qu’il luy housteroit ses crochetz. Le Faquin tire son tribart, & se mettoit en defense. L’altercation feut grande. Le badault peuple de Paris accourut au debat de toutes pars. Là se trouua à propous Seigny Ioan le fol Citadin de Paris. L’ayant apperceu le Roustisseur, demanda au Faquin. Veulx tu sus nostre different croire ce noble Seigny Ioan ? Ouy par le sambreguoy, respondit le Faquin. Adoncques Seigny Ioan auoir leur discord entendu, commenda au Faquin, qu’il luy tirast de son baudrier quelque piece d’argent. Le Faquin luy mist en main vn Tournoys Philippus. Seigny Ioan le print, & le mist sus son espaule guaulche, comme explorant s’il estoit de poys : puys le timpoit sus la paulme de sa main guausche, comme pour entendre s’il estoit de bon alloy : puys le posa lus la prunelle de son œil droict, comme pour veoir s’il estoit bien marqué. Tout ce feut faict en grande silence de tout le badault peuple, en ferme attente du Roustisseur, & desespoir du Faquin. En fin le feist sus l’ouuroir sonner par plusieurs foys. Puys en maiesté Præsidentale tenent sa marote on poing, comme si feust vn sceptre, & affeublant en teste son chapperon de martres cingesses à aureilles de papier, fraizé à poincts d’orgues, toussant prealablement deux ou trois bonnes foys, dist à haulte voix. La court vous dict que le Faquin qui a son pain mangé à la fumée du roust, ciuilement a payé le Roustisseur au son de son argent. Ordonne ladicte court que chascun se retire en sa chascuniere : sans despens, & pour cause. Ceste sentence du fol Parisien tant a semblé equitable, voire admirable es docteurs susdictz, qu’ilz font doubte en cas que la matiere eust esté on Parlement dudict lieu, ou en la rotte à Rome, voire certes entre les Areopagites decidée, si plus iuridicquement eust elle par eulx sententié. Pourtant aduisez si conseil voulez de vn fol prendre.


  1. De fatum destin. Voyez Servius sur le v. 47 du liv. vii de l’Énéide.
  2. Voyez la Table des noms. Le conte qui suit forme la 9e nouvelle des Cento nouelle antiche, qui a pour titre : Qui si ditermina vna quistione e sentenzia che fu data in Alessandria. Il a été reproduit sous bien des formes différentes depuis Rabelais. Du Fail (t. II, p. 268) le résume ainsi en quelques lignes : « Payez moy, disoit le rotisseur au gueu, qui mettoit son pain sur la fumée du rost : ouy vrayement, respond il, faisant tinter & sonner vn douzain : c’est du vent que i’ay prins, duquel mesme ie vous en paye. »