Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/48

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 221-226).

Comment Gargantua remonſtre n’eſtre licite es
enfans ſoy marier, ſans le ſceu & adueu
de leurs peres & meres.
[1]

Chapitre XLVIII.


Entrant Pantagruel en la ſalle grande du chaſteau, trouua le bon Gargantua iſſant du conſeil : luy feiſt narré ſommaire de leurs aduentures : expoſa leur entreprinſe : & le ſupplia, que par ſon vouloir & congié la peuſſent mettre à execution. Le bon home Gargantua tenoit en ſes mains deux gros pacquetz de requeſtes reſpondues : & memoires de reſpondre : les bailla à Vlrich Gallet ſon antique maiſtre des libelles & requeſtes : tira à part Pantagruel, & en face plus ioyeuſe que de couſtume luy diſt. Ie loue Dieu, filz treſcher, qui vous conſerue en deſirs vertueux, & me plaiſt treſbien que par vous ſoit le voyage perfaict. Mais ie vouldroys que pareillement vous vint en vouloir & deſir vous marier. Me ſemble que dorenauant venez en aage à ce competent. Panurge s’eſt aſſés efforcé rompre les difficultez, qui luy pouuoient eſtre en empeſchement. Parlez pour vous. Père treſdebonnaire (reſpondit Pantagruel) encores n’y auoys ie penſé, de tout ce negoce : ie m’en deportoys ſus voſtre bonne volunté & paternel commendement. Plus toſt prie Dieu eſtre à vos piedz veu roydde mort en voſtre deſplailir, que ſans voſtre plaiſir eſtre veu vif marié. Ie n’ay iamais entendu que par loy aulcune, feuſt ſacre, feuſt prophane, & barbare, ayt eſté en arbitre des enfans ſoy marier, non conſentans voulens & promouens leurs peres, meres, & parens prochains. Tous Legiſlateurs ont es enfans ceſte liberté tollue, es parens l’ont reſeruée.

Filz treſcher (diſt Gargantua[2]) ie vous en croy, & loue Dieu de ce que à voſtre notice ne viennent que choſes bonnes & louables, & que par les feneſtres de vos ſens rien n’eſt on domicile de voſtre eſprit entré fors liberal ſçauoir. Car de mon temps a eſté par le continent trouué pays on quel ne ſçay quelz paſtophores Taulpetiers, autant abhorrens de nopces, comme les pontifes de Cybele en Phrygie, ſi chappons feuſſent, & non galls pleins de ſalacité & laſciuie : les quelz ont dict loix es gens mariez ſus le faict de mariage. Et ne ſçay que plus doibue abhominer, ou la tyrannicque præſumption d’iceulx redoubtez Taulpetiers qui ne ſe contiennent dedans les treillis de leurs myſterieux temples, & ſe entremettent des negoces contraires par Diametre entier à leurs eſtatz : ou la ſuperſtitieuſe ſtupidité des gens mariez, qui ont ſanxi & preſté obeiſſance à telles tant malignes & barbaricques loigs. Et ne voyent (ce que plus clair eſt que l’eſtoille Matute) comment telles ſanxions connubiales toutes ſont à l’aduentaige de leurs Myſtes, nul au bien & profict des mariez. Qui eſt cauſe ſuffiſante pour les rendre ſuſpectes comme iniques & fraudulentes. Par reciprocque temerité pourroient ilz loigs eſtablir à leurs Myſtes ſus le faict de leurs ceremonies & ſacrifices, attendu que leurs biens ilz deciment & roignent du guaing prouenant de leurs labeurs & ſueur de leurs mains, pour en abondance les nourrir, & entretenir. Et ne feroient (ſcelon mon iugement) tant peruerſes & impertinentes, comme celles ſont les quelles d’eulx ilz ont receup. Car (comme treſbien auez dict) loy on monde n’eſtoit, qui es enfans liberté de foy marier donnoit, ſans le ſceu, l’adueu, & conſentement de leurs peres. Moyenantes les loigs dont ie vous parle, n’eſt ruffien, forfant, ſcelerat, pendart, puant, punais, ladre, briguant, voleur, meſchant, en leurs contrées, qui violentement ne rauiſſe quelque fille il vouldra choiſir, tant ſoit noble, belle, riche, honeſte, pudicque, que ſçauriez dire, de la maiſon de ſon pere, d’entre les bras de ſa mere, maulgré tous ſes parens : ſi le ruffien ſe y ha vne foys aſſocié quelque Myſte, qui quelque iour participera de la praye. Feroient pis & acte plus cruel les Gothz, les Scythes, les Maſſagettes en place ennemie, par long temps aſſiegée, à grands frays oppugnée, prinſe par force ? Et voyent les dolens peres & meres hors leurs maiſons enleuer & tirer par vn incongneu, eſtrangier, barbare, maſtin tout pourry, chancreux, cadauereux, paouure, malheureux, leurs tant belles, delicates, riches, & ſaines filles, les quelles tant cherement auoient nourriez en tout exercice vertueux, auoient diſciplinées en toute honeſteté : eſperans en temps oportun les colloquer par mariage auecques les enfans de leurs voiſins & antiques amis nourriz & inſtituez de meſme ſoing, pour paruenir à ceſte felicité de mariage, que d’eulx ilz veiſſent naiſtre lignaige raportant & hæreditant non moins aux meurs de leurs peres & meres, que à leurs biens meubles & hæritaiges. Quel ſpectacle penſez vous que ce leurs ſoit ? Ne croyez, que plus enorme feuſt la deſolation du peuple Romain & ſes confœderez entendens le deces de Germanicus Druſus. Ne croyez que plus pitoyable feuſt le deſconfort des Lacedæmoniens, quand de leurs pays veirent par l’adultere Troian furtiuement enleuée Helene Grecque. Ne croyez leur dueil & lamentations eſtre moindres, que de Ceres, quand luy feuſt rauie Proſerpine ſa fille : que de Iſis, à la perte de Oſyris : de Venus, à la mort de Adonis : de Hercules, à l’eſguarement de Hylas : de Hecuba, à la ſubſtraction de Polyxene. Ilz toutesfois tant ſont de craincte du Dæmon & ſuperſtiſioſité eſpris, que contredire ilz n’auſent, puisque le Taulpetier y a eſté præſent & contractant. Et reſtent en leurs maiſons priuez de leurs filles tant aimées, le pere mauldiſſant le iour & heure de ſes nopces : la mere regrettant que n’eſtoit auortée en tel tant triſte & malheureux enfantement : & en pleurs & lamentations finent leurs vie, laquelle eſtoit de raiſon finir en ioye & bon tractement de icelles. Aultres tant ont eſté ecſtaticques & comme maniacques, que eulx meſmes de dueil & regret ſe ſont noyez, penduz, tuez, impatiens de telle indignité.

Aultres ont eu l’eſprit plus Heroïcque, & à l’exemple des enfans de Iacob vengeans le rapt de Dina leur ſœur, ont trouué le ruffien aſſocié de ſon Taulpetier clandeſtinement parlementans & ſubornans leurs filles : les ont ſus l’inſtant mis en pieces & occis felonnement, leurs corps apres iectans es loups & corbeaux parmy les champs. Au quel acte tant viril & cheualereux ont les Symmyſtes Taulpetiers fremy & lamenté miſerablement, ont formé complainctes horribles, & en toute importunité requis & imploré le bras ſeculier, & Iuſtice politicque, inſtans fierement & contendens eſtre de tel cas faicte exemplaire punition. Mais ne en æquité naturelle, ne en droict des gens, ne en loy Imperiale quelconques, n’a eſté trouuée rubricque, paragraphe, poinct, ne tiltre, par lequel fut poine ou torture à tel faict interminée : Raiſon obſiſtante, Nature repugnante. Car home vertueux on monde n’eſt, qui naturellement & par raiſon plus ne ſoit en ſon ſens perturbé, oyant les nouuelles du rapt, diffame, & deſhonneur de ſa fille, que de ſa mort. Ores eſt qu’vn chaſcun trouuant le meurtrier ſus le faict de homicide en la perſone de ſa fille iniquement & de guet à pens, le peut par raiſon, le doibt par nature occire ſus l’inſtant, & n’en ſera par iuſtice apprehendé. Merueilles doncques n’eſt, ſi trouuant le ruffien, à la promotion du Taulpetier, ſa fille ſubornant, & hors ſa maiſon rauiſſant, quoy qu’elle en feuſt conſentente, les peut, les doibt à mort ignominieuſement mettre, & leurs corps iecter en direction des beſtes brutes, comme indignes de recepuoir le doulx, le deſyré, le dernier embraſſement de l’alme & grande mere, la Terre, lequel nous appelions Sepulture.

Filz treſcher, apres mon decés, guardez que telles loigs ne ſoient en ceſtuy Royaulme receues : tant que ſeray en ce corps ſpirant & viuent, ie y donneray ordre treſbon auec l’ayde de mon Dieu. Puis doncques que de voſtre mariage ſus moy vous deportez, i’en ſuis d’opinion. Ie y pouruoiray. Apreſtez vous au voyage de Panurge. Prenez auecques vous Epiſtemon, frere Ian, & aultres que choiſirez. De mes theſaurs faictez à voſtre plein arbitre. Tout ce que ferez, ne pourra ne me plaire. En mon arcenac de Thalaſſe prenez equippage tel que vouldrez : telz pillotz, nauchiers, truſchemens, que vouldrez : & à vent oportun faictez voile on nom & protection du Dieu ſeruateur. Pendent voſtre abſence, ie feray les appreſtz & d’vne femme voſtre, & d’vn feſtin, que ie veulx à vos nopces faire celebre, ſi oncques en feut.


  1. Comment Gargantua remonſtre n’eſtre licite es enfans ſoy marier, ſans le ſceu & adueu de leurs peres & meres. Érasme s’était déjà élevé contre les abus signalés ici, dans un passage de son dialogue Virgo μισόναμὸς, ainsi traduit par Marot :

    A ce propos pluſieurs le trouuent
    Qui les mariages approuuent
    Des ieunes gens, leſquelz s’attachent
    Sans que pere & mere le ſçachent,
    Voyre malgré eulx pluſieurs fois.

    Il est remarquable de voir les auteurs comiques et les poètes prendre avec tant d’autorité et d’éloquence la défense du pouvoir paternel, dont le clergé, s’appuyant sur le droit canonique, ne vouloit tenir aucun compte. Ce beau chapitre, d’une si haute moralité, gêne fort les biographes de fantaisie d’un Rabelais égrillard ; aussi est-il toujours demeuré dans l’ombre : on semble s’être entendu pour ne le point citer.

  2. Gargantua. Les premières éditions portent à tort Pantagruel.