Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/49

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 227-229).

Comment Pantagruel feist ses aprestz pour monter
sus mer. Et de l’herbe nommée Pantagruelion[1].


Chapitre XLIX.


Pev de iours apres Pantagruel auoir prins congié du bon Gargantua, luy bien priant pour le voyage de son filz, arriua au port de Thalasse pres Sammalo, acompaigné de Panurge, Epistemon, frere Ian des entommeures abbé de Theleme, & aultres de la noble maison, notamment de Xenomanes le grand vovagier & trauerseur des voyes perilleuses[2], lequel estoit venu au mandement de Panurge, par ce qu’il tenoit ie ne sçay quoy en arriere fief de la chastellenie de Salmiguondin. Là arriuez, Pantagruel dressa equippage de nauires, à nombre de celles que Aiax de Salamine auoit iadis menées en conuoy des Gregoys à Troie. Nauchiers, pilotz, hespaliers, truschemens, artisans, gens de guerre, viures, artillerie, munitions, robbes, deniers, & aultres hardes print & chargea, comme estoit besoing pour long & hazardeux voyage. Entre aultres choses ie veids qu’il feist charger grande foison de son herbe Pantagruelion, tant verde & crude, que conficte & præparée.

L’herbe Pantagruelion a racine petite, durette, rondelette, finante en poincte obtuse, blanche, à peu de fillamens, & ne profonde en terre plus d’vne coubtée. De la racine procede vn tige vnicque, rond, ferulacée, verd au dehors, blanchissant au dedans : concaue, comme le tige de Smyrnium, Olus atrum, Febues, & Gentiane : ligneux, droict, friable, crenelé quelque peu à forme de columnes legierement striées : plein de fibres, es quelles consiste toute la dignité de l’herbe, mesmement en la partie dicte Mesa, comme moyene, & celle qui est dicte Mylasea. Haulteur d’icelluy communement est de cinq à six pieds. Aulcunes foys excede la haulteur d’vne lance. Sçauoir est, quand il rencontre terrouoir doulx, vligineux, legier, humide sans froydure : comme est Olone & celluy de Rosea pres Præneste en Sabinie, & que pluye ne luy deffault enuiron les Feries des pescheurs, & Solstice æstiual. Et surpasse la haulteur des arbres, comme vous dictez Dendromalache par l’authorité de Theophraste[3] : quoy que herbe soit par chascun an deperissante : non arbre en racine, tronc, caudice, & rameaux perdurante. Et du tige sortent gros & fors rameaux. Les feueilles a longues trois foys plus que larges, verdes tous iours : asprettes, comme l’Orcanette : durettes, incisées au tour comme vne faulcille & comme la Betoine : finisantes en poinctes de Sarisse Macedonicque, & comme vne lancette dont vsent les Chirurgiens. La figure d’icelle peu est differente des feueilles de Fresne & Aigremoine : & tant semblable à Eupatoire, que plusieurs herbiers l’ayant dicte domesticque, ont dict Eupatoire estre Pantagruelion sauluaginé. Et sont par rancs en eguale distance esparses au tour du tige en rotondité par nombre en chascun ordre ou de cinq, ou de sept. Tant l’a cherie nature, qu’elle l’a douée en ses feueilles de ces deux nombres impars tant diuins & mysterieux. L’odeur d’icelles est fort, & peu plaisant aux nez delicatz. La semence prouient vers le chef du tige, & peu au dessoubs. Elle est numereuse autant que d’herbe qui soit, sphæricque, oblongue, rhomboïde, noire claire, & comme tannée, durette, couuerte de robbe fragile : delicieuse à tous oyseaulx canores, comme Linottes, Chardriers, Alouettes, Serins, Tarins, & aultres. Mais estainct en l’home la semence generatiue, qui en mangeroit beaucoup & souuent. Et quoy que iadis encre les Grecs d’icelle l’on feist certaines especes de fricassees, tartres, & beuignetz, les quelz ilz mangeoient apres soupper par friandise & pour trouuer le vin meilleur : si est ce qu’elle est de difficile concoction, offense l’estomach, engendre mauuais sang, & par son excessiue chaleur ferist le cerueau, & remplist la teste de fascheuses & douloreuses vapeurs. Et comme en plusieurs plantes sont deux sexes : masle, & femelle : ce que voyons es Lauriers, Palmes, Chesnes, Heouses, Asphodele, Mandragore, Fougere, Agaric, Aristolochie, Cypres, Terebinthe, Pouliot, Pæone, & aultres : aussi en ceste herbe y a masle, qui ne porte fleur aulcune, mais abonde en semence : & femelle, qui foisonne en petites fleurs, blanchastres, inutiles : & ne porte semence qui vaille : & comme est des aultres semblables, ha la feuille plus large, moins dure que le masle, & ne croist en pareille haulteur. On seme cestuy Pantagruelion à la nouuelle venue des hyrondelles, on le tire de terre lors que les Cigalles commencent s’enrouer.


  1. Pantagruelion. L’herbe ainsi appelée parce que « Pantagruel feut d’icelle inueuteur » (t. II, p. 234), n’est autre que le chanvre (cannabis sativa, Linnée). À propos des trois chapitres qui suivent, l’ardent panégyriste de Rabelais, Antoine Leroy, a fait l’éloge de son héros, considéré comme botaniste. Depuis, des savants spéciaux sont venus confirmer cet hommage. De Candolle, dans une note de sa Théorie élémentaire, a constaté que Rabelais avait devancé tous les autres écrivains dans sa dissertation sur l’origine des noms des plantes ; et M. Léon Faye oppose à la définition exacte, mais froide, que ce savant donne du chanvre dans sa Flore française, le tableau qu’en trace Rabelais. Voyez : Rabelais botaniste, par Léon Faye, Angers, 1854, et le Discours prononcé à Montpellier le 8 juin 1856, à la session de la Société botanique de France, par M. le comte Jaubert.
  2. Trauerſeur des voyes perilleuſes. C’est le nom que Jean Bouchet, ami de Rabelais, avait pris, depuis longtemps déjà, sur le titre de ses ouvrages. Peut-être est-ce lui que notre auteur veut désigner ici.
  3. Par l’authorité de Theophraſte. Voyez Histoire des plantes, I, 5. C’est de cet auteur et de Pline que Rabelais tire la plus grande partie de ce qu’il dit dans ce chapitre et dans les suivants.