Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/49
Comment Pantagruel feiſt ſes apreſtz pour monter
ſus mer. Et de l’herbe nommée Pantagruelion.[1]
Chapitre XLIX.
ev de iours apres Pantagruel auoir prins congié du bon Gargantua, luy bien priant pour le voyage de ſon filz, arriua au port de Thalaſſe pres Sammalo, acompaigné de Panurge, Epiſtemon, frere Ian des entommeures abbé de Theleme, & aultres de la noble maiſon, notamment de Xenomanes le grand vovagier & trauerſeur des voyes perilleuſes[2], lequel eſtoit venu au mandement de Panurge, par ce qu’il tenoit ie ne ſçay quoy en arriere fief de la chaſtellenie de Salmiguondin. Là arriuez, Pantagruel dreſſa equippage de nauires, à nombre de celles que Aiax de Salamine auoit iadis menées en conuoy des Gregoys à Troie. Nauchiers, pilotz, heſpaliers, truſchemens, artiſans, gens de guerre, viures, artillerie, munitions, robbes, deniers, & aultres hardes print & chargea, comme eſtoit beſoing pour long & hazardeux voyage. Entre aultres choſes ie veids qu’il feiſt charger grande foiſon de ſon herbe Pantagruelion, tant verde & crude, que conficte & præparée.
L’herbe Pantagruelion a racine petite, durette, rondelette, finante en poincte obtuſe, blanche, à peu de fillamens, & ne profonde en terre plus d’vne coubtée. De la racine procede vn tige vnicque, rond, ferulacée, verd au dehors, blanchiſſant au dedans : concaue, comme le tige de Smyrnium, Olus atrum, Febues, & Gentiane : ligneux, droict, friable, crenelé quelque peu à forme de columnes legierement ſtriées : plein de fibres, es quelles conſiſte toute la dignité de l’herbe, meſmement en la partie dicte Meſa, comme moyene, & celle qui eſt dicte Mylaſea. Haulteur d’icelluy communement eſt de cinq à ſix pieds. Aulcunes foys excede la haulteur d’vne lance. Sçauoir eſt, quand il rencontre terrouoir doulx, vligineux, legier, humide ſans froydure : comme eſt Olone & celluy de Roſea pres Præneſte en Sabinie, & que pluye ne luy deſſault enuiron les Feries des peſcheurs, & Solſtice æſtiual. Et ſurpaſſe la haulteur des arbres, comme vous dictez Dendromalache par l’authorité de Theophraſte[3] : quoy que herbe ſoit par chaſcun an deperiſſante : non arbre en racine, tronc, caudice, & rameaux perdurante. Et du tige ſortent gros & fors rameaux. Les feueilles a longues trois foys plus que larges, verdes tous iours : aſprettes, comme l’Orcanette : durettes, inciſées au tour comme vne faulcille & comme la Betoine : finiſantes en poinctes de Sariſſe Macedonicque, & comme vne lancette dont vſent les Chirurgiens. La figure d’icelle peu eſt differente des feueilles de Freſne & Aigremoine : & tant ſemblable à Eupatoire, que pluſieurs herbiers l’ayant dicte domeſticque, ont dict Eupatoire eſtre Pantagruelion ſauluaginé. Et ſont par rancs en eguale diſtance eſparſes au tour du tige en rotondité par nombre en chaſcun ordre ou de cinq, ou de ſept. Tant l’a cherie nature, qu’elle l’a douée en ſes feueilles de ces deux nombres impars tant diuins & myſterieux. L’odeur d’icelles eſt fort, & peu plaiſant aux nez delicatz. La ſemence prouient vers le chef du tige, & peu au deſſoubs. Elle eſt numereuſe autant que d’herbe qui ſoit, ſphæricque, oblongue, rhomboïde, noire claire, & comme tannée, durette, couuerte de robbe fragile : delicieuſe à tous oyſeaulx canores, comme Linottes, Chardriers, Alouettes, Serins, Tarins, & aultres. Mais eſtainct en l’home la ſemence generatiue, qui en mangeroit beaucoup & ſouuent. Et quoy que iadis encre les Grecs d’icelle l’on feiſt certaines eſpeces de fricaſſees, tartres, & beuignetz, les quelz ilz mangeoient apres ſoupper par friandiſe & pour trouuer le vin meilleur : ſi eſt ce qu’elle eſt de difficile concoction, offenſe l’eſtomach, engendre mauuais ſang, & par ſon exceſſiue chaleur feriſt le cerueau, & rempliſt la teſte de faſcheuſes & douloreuſes vapeurs. Et comme en pluſieurs plantes ſont deux ſexes : maſle, & femelle : ce que voyons es Lauriers, Palmes, Cheſnes, Heouſes, Aſphodele, Mandragore, Fougere, Agaric, Ariſtolochie, Cypres, Terebinthe, Pouliot, Pæone, & aultres : auſſi en ceſte herbe y a maſle, qui ne porte fleur aulcune, mais abonde en ſemence : & femelle, qui foiſonne en petites fleurs, blanchaſtres, inutiles : & ne porte ſemence qui vaille : & comme eſt des aultres ſemblables, ha la feuille plus large, moins dure que le maſle, & ne croiſt en pareille haulteur. On ſeme ceſtuy Pantagruelion à la nouuelle venue des hyrondelles, on le tire de terre lors que les Cigalles commencent s’enrouer.
- ↑ Pantagruelion. L’herbe ainsi appelée parce que « Pantagruel feut d’icelle inueuteur » (t. II, p. 234), n’est autre que le chanvre (cannabis sativa, Linnée). À propos des trois chapitres qui suivent, l’ardent panégyriste de Rabelais, Antoine Leroy, a fait l’éloge de son héros, considéré comme botaniste. Depuis, des savants spéciaux sont venus confirmer cet hommage. De Candolle, dans une note de sa Théorie élémentaire, a constaté que Rabelais avait devancé tous les autres écrivains dans sa dissertation sur l’origine des noms des plantes ; et M. Léon Faye oppose à la définition exacte, mais froide, que ce savant donne du chanvre dans sa Flore française, le tableau qu’en trace Rabelais. Voyez : Rabelais botaniste, par Léon Faye, Angers, 1854, et le Discours prononcé à Montpellier le 8 juin 1856, à la session de la Société botanique de France, par M. le comte Jaubert.
- ↑ Trauerſeur des voyes perilleuſes. C’est le nom que Jean Bouchet, ami de Rabelais, avait pris, depuis longtemps déjà, sur le titre de ses ouvrages. Peut-être est-ce lui que notre auteur veut désigner ici.
- ↑ Par l’authorité de Theophraſte. Voyez Histoire des plantes, I, 5. C’est de cet auteur et de Pline que Rabelais tire la plus grande partie de ce qu’il dit dans ce chapitre et dans les suivants.