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Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/9

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Comment Panurge ſe conſeille à Pantagruel
pour ſçauoir s’il ſe doibt marier.[1]


Chapitre IX.


Pantagrvel rien ne replicquant, continua Panurge, & diſt auecques vn profond ſoupir. Seigneur, vous auez ma deliberation entendue, qui eſt me marier, ſi de mal encontre n’eſtoient tous les trouz fermez, clous, & bouclez. Ie vous ſupply par l’amour, que ſi longtemps m’auez porté, dictez m’en voſtre aduis. Puis (reſpondit Pantagruel) qu’vne foys en auez iecté le dez, & ainſi l’auez decreté, & prins en ferme deliberation, plus parler n’en fault, reſte ſeulement la mettre à execution.

Voyre mais (diſt Panurge) ie ne la vouldrois executer ſans voſtre conſeil & bon aduis. I’en ſuis (reſpondit Pantagruel) d’aduis, & vous le conſeille. Mais (diſt Panurge) ſi vous congnoiſſiez, que mon meilleur feuſt tel que ie ſuys demeurer, ſans entreprendre cas de nouuelleté, i’aymerois mieulx ne me marier poinct. Point doncques ne vous mariez, reſpondit Pantagruel. Voire mais (diſt Panurge) vouldriez vous qu’ainſi ſeulet ie demeuraſſe toute ma vie ſans compaignie coniugale ? Vous ſçauez qu’il eſt eſcript, Veh ſoli[2]. L’homme ſeul n’a iamais tel ſoulas qu’on veoyd entre gens mariez. Mariez vous doncq, de par Dieu, reſpondit Pantagruel.

Mais ſi (diſt Panurge) ma femme me faiſoit coqu, comme vous ſçauez qu’il en eſt grande année, ce ſeroit aſſez pour me faire treſpaſſer hors les gonds de patience. I’ayme bien les coquz, & me ſemblent gens de bien, & les hante voluntiers : mais pour mourir ie n’en vouldroys eſtre. C’eſt vn poinct qui trop me poingt[3]. Poinct doncques ne vous mariez : (reſpondit Pantagruel) Car la ſentence de Senecque[4] eſt veritable hors toute exception. Ce qu’à aultruy tu auras faict, ſoys certain qu’aultruy te fera. Dictez vous, demanda Panurge, cela ſans exception ? Sans exception il le dict, reſpondit Pantagruel. Ho ho (diſt Panurge) de par le petit diable. Il entend en ce monde, ou en l’aultre.

Voyre mais puis que de femme ne me peuz paſſer en plus qu’vn aueugle de baſton (Car il faut que le virolet trote, aultrement viure ne ſçauroys) n’eſt ce le mieulx que ie me aſſocie quelque honneſte & preude femme, qu’ainſi changer de iour en iour auecques continuel dangier de quelque coup de baſton, ou de la verolle pour le pire ? Car femme de bien oncques ne me feut rien. Et n’en deſplaiſe à leurs mariz. Mariez vous doncq de par Dieu, reſpondit Pantagruel.

Mais ſi, diſt Panurge, Dieu le vouloit, & aduint que i’eſpoſaſſe quelque femme de bien, & elle me baſtiſt, ie ſeroys plus que tiercelet de Iob, ſi ie n’enrageois tout vif. Car l’on m’a dict, que ces tant femmes de bien ont communement mauluaiſe teſte, auſſi ont elles bon vinaigre en leur meſnaige. Ie l’auroys encore pire, & luy batteroys tant & treſtant ſa petite oye, ce ſont braz, iambes, teſte, poulmon, foye, & ratelle : tant luy deſchicqueterois ſes habillemens à baſtons rompuz, que le grand Diole en attendroit l’ame damnée à la porte. De ces tabus ie me paſſerois bien pour ceſte année, & content ſerois n’y entrer poinct. Point doncques ne vous mariez, reſpondit Pantagruel.

Voire mais, diſt Panurge, eſtant en eſtat tel que ie ſuis, quitte, & non marié. Notez que ie diz quitte en la male heure. Car eſtant bien fort endebté, mes crediteurs ne ſeroient que trop ſoigneux de ma paternité. Mais quitte, & non marié, ie n’ay perſonne qui tant de moy ſe ſouciaſt, & amour tel me portaſt, qu’on diſt eſtre amour coniugal. Et ſi par cas tombois en maladie, traicté ne ſerois qu’au rebours. Le ſaige dict. Là où n’eſt femme, i’entends mere familes[5], & en mariage legitime, le malade eſt en grand eſtris. I’en ay veu claire experience en papes, legatz, cardinaulx, euesques, abbez, prieurs, prebſtres, & moines. Or là iamais ne m’auriez. Mariez vous doncq de par Dieu, reſpondit Pantagruel.

Mais ſi, diſt Panurge, eſtant malade & impotent au debuoir de mariage, ma femme impatiente de ma langueur, à aultruy ſe abandonnoit, & non ſeulement ne me ſecouruſt au beſoing, mais auſſi ſe mocquaſt de ma calamité, & (que pis eſt) me deſrobaſt, comme i’ay veu ſouuent aduenir : ce ſeroit pour m’acheuer de paindre, & courir les champs en pourpoinct. Poinct doncques ne vous mariez, reſpondit Pantagruel.

Voire mais, diſt Panurge, ie n’aurois iamais aultrement filz ne filles legitimes, es quelz i’euſſe eſpoir mon nom & armes perpetuer[6] : es quelz ie puiſſe laiſſer mes heritaiges & acquetz, (i’en feray de beaulx vn de ces matins, n’en doubtez, & d’abondant ſeray grand retireur de rantes) auecques les quelz ie me puiſſe eſbaudir, quand d’ailleurs ſerois meſhaigné, comme ie voys iournellement voſtre tant bening & debonnaire pere faire auecques vous, & font tout gens de bien en leur ſerrail & priué. Car quite eſtant, marié non eſtant, eſtant par accident faſché, en lieu de me conſoler, aduis m’eſt que de mon mal riez. Mariez vous doncq de par Dieu, reſpondit Pantagruel.


  1. Comment Panurge ſe conſeille à Pantagruel. Parmi les ouvrages qui ont fourni à Rabelais des matériaux et des arguments pour ce chapitre et ceux qui suivent, on a cité avec raison le traité de Tiraqueau, De legibus connubialibus (1513) et la réponse qu’y fit Bouchard qui se déclara l’avocat des femmes dans son Τῆς γυναιϰείας φύτλης, id est Feminei sexus apologia (1522). Rabelais s’est encore inspiré du troisième sermon de Raulin, De viduitate, et probablement de beaucoup d’autres écrits théologiques et juridiques, qui n’avaient pas alors la gravité que de telles matières nous paraissent aujourd’hui comporter. Les imitations sont nombreuses aussi ; nous nous contenterons de rappeler le Propos de marier Eutrapel (Noel du Fail, t. II, p. 231-261) et Le Mariage forcé de Molière. Il faut remarquer que le premier mot de la réponse de Pantagruel fait toujours écho avec le dernier de la demande de Panurge. Cette disposition produit un effet comique en nous montrant l’assentiment absolu de Pantagruel, qui ne cherche même pas sa réponse et s’empare du mot qu’il vient d’entendre.
  2. Veh ſoli. « Malheur à l’homme seul ! » (Ecclésiaste, IV, 10)
  3. Vn poinct qui trop me poingt. Me pique. Jeu de mots.
  4. La ſentence de Senecque. « Ab alio exspectes alteri quod feceris. » Elle est de Publius Syrus ; mais Sénèque la cite dans sa 94e Épitre.
  5. Là où n’eſt femme… « Ubi non est mulier ingemiscit egens. » (Ecclésiaste, XXXVI, 27)
  6. Mon nom & armes perpetuer. « En demeurant comme ie ſuis, ie laiſſe périr dans le Monde la Race des Sganarelles. » (Molière, Le Mariage forcé, sc. I)