Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/10

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Alphonse Lemerre (Tome IIp. 53-57).

Comment Pantagruel remonſtre à Panurge difficile
choſe eſtre le conſeil de mariage, & des ſors
Homeriques & Virgilianes[1].


Chapitre X.


Vostre conſeil (diſt Panurge) ſoubs correction, ſemble à la chanſon de Ricochet : Ce ne ſont que ſarcaſmes, mocqueries, & redictes contradictoires. Les vnes deſtruiſent les aultres. Ie ne ſçay es quelles me tenir. Auſſi (reſpondit Pantagruel) en vos propoſitions tant y a de Si, & de Mais, que ie n’y ſçaurois rien fonder ne rien reſouldre. N’eſtez vous aſceuré de voſtre vouloir ? Le poinct principal y giſt : tout le reſte eſt fortuit & dependent des fatales diſpoſitions du Ciel. Nous voyons bon nombre de gens tant heureux à ceſte rencontre, qu’en leur mariage ſemble reluire quelque Idée & repræſentation des ioyes de paradis. Aultres y ſont tant malheureux, que les Diables qui tentent les Hermites par les deſers de Thebaide & Monſſerrat, ne le ſont d’aduentaige. Il ſe y conuient mettre à l’aduenture, les œilz bandez, baiſſant la teſte, baiſant la terre, & ſe recommandant à Dieu au demourant, puys qu’vne foys l’on ſe y veult mettre. Aultre aſceurance ne vous en ſçauroys ie donner.

Or voyez cy que vous ferez, ſi bon vous ſemble. Aportez moy les œuures de Virgile, & par troys foys auecques l’ongle les ouurant, explorerons par les vers du nombre entre nous conuenu, le ſort futur de voſtre mariage. Car comme par ſors Homericques ſouuent on a rencontré ſa deſtinée, teſmoing Socrates, lequel oyant en priſon reciter ce metre de Homere dict de Achille 9. Iliad.

Ἥματί ϰὲν τριτάτῳ Φθίην ἐρίϐωλον ἱϰοίμην.
Ie paruiendray ſans faire long ſeiour,
En Phthie belle & fertile, au tiers iour.

præueid qu’il mourroit le tiers ſubſequent iour, & le aſceura à Æſchines : comme eſcripuent Plato in Critone, Ciceron primo de diuinatione, & Diogenes Laertius. Teſmoing Opilius Macrinus au quel conuoitant ſçauoir s’il ſeroit Empereur de Rome aduint en ſort ceſte ſentence. 8. Iliad. :

ὦ γέρον, ἦ μάλα δή σε νέοι τείρουσι μαχηταί
Σὴ δὲ βίη λέλυται, χαλεπόν δέ σε γῆρας ὀπάζει.

O home vieulx, les ſoubdars deſormais
Ieunes & fors te laſſent certes, mais
Ta vigueur eſt reſolüe, & vieilleſſe
Dure & moleſte accourt & trop te preſſe.

De faict il eſtoit ia vieulx, & ayant obtenu l’Empire ſeulement vn an & deux mois, feut par Heliogabalus ieune & puiſſant depoſſedé & occis. Teſmoing Brutus[2], lequel voulant explorer le ſort de la bataille Pharſalicque[3], en laquelle il feut occis, rencontra ce vers dict de Patroclus, Iliad. 16.

Ἀλλά με μοῖρ’ ὀλοὴ, ϰαὶ Αητοῦς ἔϰτανεν ὑἱός.
Par mal engroin de la Parce felonne
Ie feuz occis, & du filz de Latonne.

C’eſt Apollo, qui feut pour mot du guet le iour d’icelle bataille. Auſſi par ſors Virgilianes ont eſté congneues anciennement & preueues choſes inſignes, & cas de grande importance : voire iuſques à obtenir l’empire Romain, comme aduint à Alexandre Seuere, qui rencontra en ceſte maniere de ſort ce vers eſcript, Æneid. 6.

Tu regere imperio populos, Romane, memento.
Romain enfant quand viendras à l’Empire,
Regiz le monde en ſorte qu’il n’empire.

Puys feut apres certaines années realement & de faict créé Empereur de Rome. En Adrian empereur Romain, lequel eſtant en doubte & poine de ſçauoir quelle opinion de luy auoit Traian, & quelle affection il luy portoit, print aduis par ſors Virgilianes, & rencontra ces vers, Eneid. 6.

Quid procul ille autem ramis inſignis oliuæ
Sacra ferens ? noſco crines, incanaque menta
Regis Romani.

Qui eſt ceſtuy qui là loing en ſa main,
Porte rameaulx d’oliue, illuſtrement ?
A ſon gris poil & ſacré acouſtrement,
Ie recongnois l’antique Roy Romain.

Puys feut adopté de Traian, & luy ſucceda à l’Empire.

En Claude ſecond empereur de Rome bien loué : auquel aduint par ſort ce vers, eſcript. 6. Æneid.

Tertia dum Latio regnantem viderit æſtas.
Lors que t’aura regnant manifeſté
En Rome & veu tel le troizieſme æſté.

De faict il ne regna que deux ans. A icelluy meſmes s’enquerant de ſon frere Quintel, lequel il vouloit prendre au gouuernement de l’Empire, aduint ce vers. 6. Æneid.

Oſtendent terris hunc tantum fata.
Les Deſtins ſeulement le monſtreront es terres.

Laquelle choſe aduint. Car il feut occis dix & ſept iours apres qu’il eut le maniment de l’Empire. Ce meſmes ſort eſcheut à l’empereur Gordian le ieune. A Clode Albin ſoucieux d’entendre ſa bonne aduenture aduint ce qu’eſt eſcript. Æneid. 6.

Hic rem Romanam magno turbante tumultu
Siſtet eques, &c.

Ce cheuallier grand tumulte aduenent,
L’eſtat Romain ſera entretenent
Des Cartagiens victoires aura belles :
Et des Gaulois, s’ilz ſe montrent rebelles.

En D. Claude empereur predeceſſeur de Aurelian, auquel ſe guementant de ſa poſterité, aduint ce vers en ſort, Æneid. 1.

His ego nec metas rerum, nec tempora pono.
Longue durée à ceulx cy ie pretends,
Et à leurs biens ne metz borne ne temps.

Auſſi eut il ſucceſſeurs en longues genealogies.

En M. Pierre Amy : quand il explora pour ſçauoir s’il eſchapperoit de l’embuſche des Farfadetz, & rencontra ce vers, Æneid. 3.

Heu fuge crudeles terras, fuge littus auarum.
Laiſſe ſoubdain ces nations Barbares,
Laiſſe ſoubdain ces riuages auares.

Puys eſchappa de leurs mains ſain & ſaulue. Mille aultres, des quelz trop prolix ſeroit narrer les aduentures aduenues ſcelon la ſentence du vers par tel ſort rencontré. Ie ne veulx toutesfoys inferer, que ce ſort vniuerſellement ſoit infaillible, affin que ne y ſoyez abuſé.


  1. Des ſors Homeriques & Virgilianes. Rabelais a tiré de Lampride, de Spartianus, de Trebellius Pollio et de Capitolinus, la plupart des anecdotes qu’il raconte dans ce chapitre.
  2. Teſmoing Brutus. Voyez Valère Maxime, I, 5.
  3. La bataille Pharſalicque, en laquelle il feut occis. C’est une inexactitude : Brutus se tua après la bataille de Philippes.