Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/IX

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et Albert Longin
L. de Potter (1p. 199-215).

IX

La comédie au cabaret de la Vache-Rouge (suite).

En proie à un véritable délire, que ses libations immodérées expliquaient parfaitement, Jefferies ne reconnaissait plus Berch et le prenait tour à tour pour quelqu’une de ses victimes passées ou futures.

Aussi sa fureur atteignit-elle bientôt à un effrayant paroxysme.

— Abominable mécréant ! s’écriait-il en essayant de se soutenir sur ses jambes chancelantes, c’est en vain que tu résistes… Ah ! gueux, tu ne veux pas monter à l’échelle… tu me prends à la gorges… Au secours ! Il m’étouffe ! au secours ! au secours !

Le grand juge fit un effort désespéré pour se soustraire à l’étreinte qu’il croyait subir mais ses forces étaient à bout : il roula lourdement sur le plancher.

Cette chute fut le signal de la retraite. Les convives appelèrent le tavernier, et lui ayant recommandé l’amphytrion, ils s’éloignèrent en trébuchant.

— Ami Berch, dit l’un d’eux en passant son bras sous celui de l’avocat, tu n’as pas eu, je l’espère, à te plaindre de nous ; nous t’avons laissé tendre tranquillement ton piège et prendre à ton aise ton gibier ; c’est à titre de revanche, ne l’oublie pas. À notre première partie, ce sera mon tour de récolter… Heureux Berch ! je suis sûr que cette soirée te vaut au moins cinq cents guinées. Je connais Matthew Salers, moi, il est bien dans ses affaires, et il ne marchande pas… À présent, cher ami, un conseil : ne t’avise pas de te présenter devant Jefferies avant une semaine. Tu sais qu’une fois à jeûn, il nous garde rancune des plaisirs qu’il a pris dans notre société et nous fait payer bien cher familiarité passée… Quand on lui présentera la mise hors d’accusation qu’il a signée ce soir, il écumera de rage. Malheur à toi si tu lui tombes alors sous la main ! Tiens, crois-moi, éloigne-toi plutôt de Londres. Je t’avertirai quand nous aurons une nouvelle réunion. Une fois qu’il a le verre en main, notre ogre n’est plus craindre. Vous vous raccommoderez en trinquant.

À la porte de la taverne, un des garçons de service s’approcha de Berch, et lui frappant légèrement sur l’épaule :

— Votre Seigneurerie est-elle satisfaite de son serviteur ? lui demanda-t-il avec une obséquieuse familiarité. J’ai fidèlement suivi vos intentions, exécuté vos ordres. Les bouteilles de porto placées devant vous contenaient à peine un quart de vin. Le reste était de l’eau colorée avec un mélange de sirops de fruits. Aussi Votre Grâce a-t-elle conservé tout son aplomb, tout son sang-froid, tandis que ses compagnons déraisonnaient à qui mieux mieux, et battaient en marchant les murailles.

— Oui, Tom, je suis content de toi ! prends ceci pour ta peine.

Le valet s’inclina humblement en recevant deux guinées que lui remit l’avocat.

La même voiture qui avait attendu Jefferies à la porte de Newgate, stationnait depuis le commencement de l’orgie une vingtaine de pas de la taverne de la Vache-Rouge.

Deux des laquais du grand juge, prévenus par l’hôtelier, ramassèrent leur maître étendu sous la table du festin, et le portèrent, sans manifester aucun étonnement, sur les coussins de la voiture, qui partit aussitôt.

Il était environ trois heures après minuit, quand Jefferies fut mis dans son lit. À peine couché, il éprouva une crise nerveuse accompagnée de spasmes affreux, qui se termina enfin par un profond assoupissement.

Toutefois, dès sept heures du matin, c’est-à-dire au point du jour, un bruyant carillon partant de la chambre du grand juge, réveillait et mettait sur pied la domesticité qui, fatiguée de son service de la nuit, reposait encore.

Le valet favori de Jefferies, Lewis, se leva à la hâte et se rendit à cet appel.

— Que désire Votre Seigneurie, dit-il en s’inclinant.

— Que l’ont m’aille quérir au plus vite Jack Ketch, répondit le grand juge, dont le teint blafard, les yeux cerclés de noir, la parole lourde et pourtant saccadée, prouvait qu’il se ressentait toujours de ses excès de la veille.

Lewis, au lieu d’obéir à l’ordre qui lui était donné, se mit à considérer attentivement son maître. Il se demandait si la singulière injonction formulée par ce dernier n’était pas un reste de délire, et s’il devait s’y conformer.

Soit que Jefferies devinât les doutes de son serviteur, soit qu’il s’impatientât de n’être pas promptement obéi, il ne le laissa pas longtemps dans l’incertitude.

— Bête brute, s’écria-t-il, ne m’as-tu pas entendu ? N’oublie pas, une fois pour toutes, que je n’aime pas à me répéter ! Fais diligence et ramène-moi au plus tôt le bourreau !

Lewis s’inclina de nouveau, et, sûr que son maître jouissait de la plénitude de sa raison, il s’empressa de sortir.

— Ah ! Fitzgerald ! Fitzgerald ! murmura Jefferies après le départ de Lewis, tu t’avises de donner de mauvais rêves à mon sommeil… Mon réveil, en revanche, va t’apprendre de terribles réalités !

Une heure plus tard, la porte de la chambre à coucher du grand juge tournait sans bruit sur ses gonds soigneusement entretenus, et donnait passage à l’exécuteur des hautes œuvres de la ville de Londres.

Ketch comptait à cette époque environ quarante-cinq ans ; il avait parfaitement le physique de son emploi : musculeux et trapu, il portait sur son visage une expression de brutale insensibilité qui, de prime-abord, et sans qu’on le connût, inspirait instinctivement le dégoût et la répulsion. La terrible célébrité qu’il avait acquise en versant le sang le plus noble et souvent le plus pur de la haute aristocratie anglaise, ne pesait nullement sur son esprit ; tout au contraire il en tirait vanté et se croyait un personhage.

Aussi n’éprouva-t-il, en présence du grand juge, aucun embarras, aucune gêne : peut-être le considérait-il, et en cela il n’avait pas complètement tort, comme étant un peu son collègue.

— Ami Jack, dit Jefferies avec une amabilité tout à fait en dehors de ses habitudes, j’ai quelques instructions à te donner au sujet d’un certain Fitzgerald, qui doit te passer ce matin par les mains. Écoute-moi attentivement…

— C’est inutile, mylord, répondit Ketch.

— Que dis-tu, voleur ?

— Je dis, mylord, que c’est aujourd’hui dimanche, et que le dimanche, on ne pend pas ! c’est pour nous, comme pour tout le monde, un jour de repos…

Jefferies bondit de colère, et se levant à moitié sur son lit :

— Malédiction ! s’écria-t-il, ce contretemps me frappe comme un malheur ! Attendre encore jusqu’à demain ! Non, non, je ne le veux pas ! Pour cette fois il sera dérogé à l’usage !

— S’il est agréable à Votre Seigneurie que la foule ameutée vienne casser les vitres de son hôtel, libre à elle de se procurer ce passe-temps ; mais moi qui ne tiens nullement à être lapidé par la populace, je me refuse formellement à accomplir cet ordre.

— De la désobéissance, immonde animal ! Prends garde ! prends garde !

— Je ferai observer à Votre Seigneurie, d’abord que je suis dans mon droit, ensuite qu’il ne me convient pas du tout d’être traité de la sorte ! répondit Jack Ketch avec une impertinence bourrue. J’ai joué un assez grand rôle dans la politique, et donné assez de preuves de mon attachement et de ma fidélité au roi, pour exiger qu’on ait pour moi des égards…

— Rebut du genre humain ! abjecte créature ! vociféra Jefferies en s’élançant hors de son lit, un mot de plus et je te fais jeter par la fenêtre !

— Je dirai pourtant ce mot, mylord, et malheur au premier de vos gens qui porterait la main sur moi !… Ce mot, le voici : Je donne ma démission d’exécuteur des hautes-œuvres de la ville de Londres ! Le gouvernement s’arrangera comme il voudra, ou plutôt comme il pourra ! Après tout, je suis las des injustices dont on m’abreuve, de l’ingratitude que l’on me montre à chaque instant… Je rentre dans la vie privée… Je redeviens un simple gentleman… Mylord, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

Jack Ketch, après ce beau discours, s’éloigna tranquillement et tout en murmurant à part lui :

— J’ai donc enfin exécuté ce que je méditais depuis longtemps !… Ma foi l’occasion était trop belle pour ne pas la saisir… Que je serve de sujet à mon éphémère successeur si, avant trois mois d’ici, le gouvernement ne m’accorde pas, en me rendant ma charge, les gratifications et les avantages qu’il m’a si sottement refusés jusqu’à présent !… Jefferies ne pourra jamais se passer de moi : je suis si au courant de ses goûts et de ses habitudes.