Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/X

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et Albert Longin
L. de Potter (1p. 219-239).

X

Suzanne.

La tête alourdie par ses excès bachiques de la veille et la bile excitée par la pensée de Fitzgerald, de Birch et de Jack Ketch, le grand juge fut pendant toute la journée du dimanche d’une effroyable humeur. Il reçut avec des imprécations les nombreux visiteurs qui se présentèrent à son hôtel et renvoya sans aucun motif plausible deux de ses serviteurs en les menaçant de la potence si jamais il les rencontrait sur son chemin.

À plusieurs reprises il essaya de travailler, mais ce fut en vain ; ses nerfs agacés outre mesure, lui rendirent toute occupation suivie impossible.

À sept heures, il se fit habiller pour se rendre à la cour. Les paroles que Fitzgerald avait prêtées à Charles II sur le peu d’estime que ce prince faisait de son grand juge au banc du roi, lui étaient revenus bien des fois à l’esprit depuis qu’il les avait entendues, et lui donnaient les plus soucieuses préoccupations. Il voulait s’assurer, en allant remplir ses devoirs de courtisan, si quelque coup le menaçait en effet, et le prévenir à tout prix.

Les abords de White-Hall présentaient, le soir du 1er février 1685, une bruyante animation : il y avait réception à la cour.

De tous les côtés, c’étaient de splendides carrosses, des chevaux fougueux et richement enharnachés, des pages, des laquais, des mendiants qui, jurant, criant, nazillant, formaient un singulier et discordant concert.

Une haie de bourgeois, rangés devant la porte d’honneur de White-Hall, se pâmaient d’aise en voyant le luxe déployé par leurs lords : c’étaient eux, braves citadins, qui payaient leur part de toutes ces belles toilettes, de toutes ces somptueuses livrées : ils le savaient bien, aussi étaient-ils Joyeux et fiers à faire plaisir !

Au milieu des bourgeois dont ils troublaient la béate extase, on remarquait de turbulents petits-maîtres portant d’énormes perruques noires ou blondes, qui leur couvraient non-seulement la tête, mais encore les épaules. Ils venaient chercher des nouvelles de la cour pour aller les débiter ensuite dans le fashionable café de l’Arc-en-ciel, dont ils étaient les habitués et les oracles.

Mêlés à la foule respectueuse des boutiquiers, ils soulevaient à chaque instant l’indignation de ces braves gens par des plaisanteries souvent risquées, parfois hardies, toujours déplacées.

Quand leurs lazzis portaient sur la toilette des nobles lords, les grognements des bourgeois atteignaient presque au ton de la menace ; mais les petits-maîtres attaquaient-ils l’esprit des courtisans, alors les honnêtes marchands se prenaient à sourire : et ils étaient logiques dans leur colère comme dans leur bonne humeur ; il leur importait peu que leurs lords fussent de sots personnages, pourvu qu’ils déployassent une grande magnificence. L’essentiel, c’était qu’ils rendissent au commerce l’argent qu’ils recevaient de l’impôt ; qu’ils fissent honneur à l’Angleterre aux yeux de l’étranger. Or, l’esprit n’avait rien à voir dans tout cela ; le luxe suffisait.

Quelques pauvres diables dont les vieux habits de ratine annonçaient chez leurs propriétaires une profession mixte entre la domesticité et le petit négoce, se tenaient humbles et attentifs aux côtés des éblouissants petits-maîtres. C’étaient aussi des délégués d’un café, du célèbre café Will, situé entre Covent-Garden et Bow-Street, lequel était le lieu de réunion des illustrations littéraires de l’époque.

Armés d’un crayon et d’un carnet, les infortunés recueillaient au vol les lambeaux de phrases qui tombaient du haut des voitures des invités ; ils ne dédaignaient pas même les bribes des conversations entre pages et laquais ; seulement ils remplaçaient le nom du laquais et celui du page par les initiales du marquis de B***, du vicomte de C***, et cette légère altération donnait tout de suite un piquant extrême et beaucoup de noblesse à la rédaction de l’article. Ce que nous appelons aujourd’hui « les Courriers de Paris » était, on le voit, une chose déjà fort connue à Londres en l’an 1685.

Au reste, il ne faudrait pas croire que ce fût seulement par goût que les sténographes du café Will exerçaient ce pénible et fatigant métier de chroniqueurs en plein vent. La nullité des journaux — the Protestant Intelligence, — the Current Intelligence, — the Domestic Intelligence, — the True News et the London Mercury ; la virulence odieuse du the Observator, alors rédigé par le tory Roger Lestrange, faisaient rechercher avidement du lecteur toutes les publications qui traitaient des affaires politiques.

Ces affamés coureurs de nouvelles retiraient de leur chasse un double profit : ils vendaient leur butin d’abord aux pamphlétaires en renom de la capitale, puis ils l’expédiaient en province.

Ce fut un mémorable jour, à ce que rapportent les historiens du temps, que celui où la première nouvelle à la main fut affichée dans l’unique café de Cambridge.

C’est avec intention que nous n’avons pas mentionné dans cette nomenclature de journaux la Gazette de Londres, qui remplissait deux pages de moyenne grandeur et paraissait le lundi et le jeudi de chaque semaine. Ce journal officiel du gouvernement avait pour habitude de ne donner aucun document important : en revanche, il ne manquait jamais d’annoncer les combats de coqs appartenant aux grands seigneurs et détaillait avec une scrupuleuse exactitude le signalement des chiens perdus.

Tandis que cette foule de badauds naïfs ou intéressés se pressait de chaque côté des équipages qui défilaient à l’entrée de White-Hall, une jeune fille, à peine abritée par une vieille mante de laine usée jusqu’à la trame, se dirigeait triste et pensive, de l’extrémité orientale de Londres, vers la royale demeure de Charles II.

C’était d’une petite maison, ou, pour être plus exact, d’une sorte de masure située dans les terrains solitaires compris entre White-Chapel-Road et White-Horse-La ne, que la pauvre créature était sortie à la tombée de la nuit : elle avait donc une distance de trois milles à franchir avant d’arriver au terme de sa course.

Quoiqu’à cette époque la capitale du Royaume-Uni fût hérissée de dangers pour les piétons nocturnes, quoique White-Chapel et ses environs, semés de tavernes immondes qui servaient de refuge à une population entière de malfaiteurs, eussent surtout la plus déplorable famosité, la jeune fille marchait sans paraître se préoccuper des périls qui l’environnaient.

Il fallait qu’elle fût en proie à des réflexions bien désolantes, et qu’un intérêt capital absorbât toute sa pensée, pour qu’elle semblât ainsi insensible la bise glaciale qui marbrait son visage et à la juste crainte, des mauvaises rencontres dont elle était menacée.

Elle avait atteint les limites de la Cité sans avoir été inquiétée. Arrivée à Paternoster-Row, c’est-à-dire tout proche de l’église de Saint-Paul, elle sembla hésiter : deux voies s’ouvraient devant elle, Fleet-street et Newgate-street, Quoique cette rue, en la rejetant à Holborn, dût presque doubler son chemin, tandis que la première lui permettait d’arriver directement par le Strand à White-Hall, ce fut cependant dans Newgate-street qu’elle entra.

À mesure que l’inconnue approchait de la prison, sa marche se ralentissait ; enfin, lorsqu’elle se trouva devant le sombre édifice, elle s’arrêta. Bientôt, de grosses larmes roulèrent le long de ses joues, et des sanglots étouffés sortirent de sa poitrine.

Tout à coup, le bruit d’une crécelle vivement agitée retentit à quelques pas d’elle et la tira de sa douloureuse immobilité ; presqu’au même instant, une voix nazillarde et monotone se mit à psalmodier ces vers :

Vous qui gisez au cachot du coupable,
Préparez-vous, car vous mourrez demain !
Veillez ! priez ! l’heure qui, redoutable,
Doit vous livrer au juge souverain,
Approche !…

La jeune fille tressaillit, et, sans laisser l’homme à la crécelle en dire davantage, elle s’élança vers lui, et, l’apostrophant vivement :

— Oh ! monsieur, par pitié, dit-elle, qui êtes-vous ? Pourquoi à cette heure-ci, devant cette prison, chantez-vous ces vers si lugubres ? Est-ce qu’il y a derrière ces murs quelqu’un qui doit mourir demain ? Si cela est, quel est le nom du malheureux ?…

L’homme ainsi interpellé, au lieu de répondre à ces questions multipliées, recula de deux pas en s’écriant :

— Arrière, Satan !

— Vous ne m’avez donc pas entendue ? Si vous craignez Dieu, oh ! ne refusez pas de me répondre ! répliqua la jeune femme d’une voix suppliante et tout en s’avançant, les mains jointes, vers l’étrange personnage qui semblait la fuir avec épouvante.

Celui-ci retira de dessous son large et grossier manteau de laine une lanterne sourde dont il dirigea la lumière vers le visage de l’inconnue.

Par la mémoire d’Édouard-le-Confesseur ! murmura-t-il, avec un tel visage et de telles larmes on n’est pas ce qu’on paraît être !

Puis, comme subjugué et se rapprochant instinctivement :

— Miss, dit-il, je suis le bedeau de l’église du Saint-Sépulcre, et, comme tel, payé par la confrérie des tailleurs, pour préparer les condamnés à mourir chrétiennement…

— Ainsi, il y a là un condamné à mort ? continua la jeune fille avec une émotion croissante et en étendant la main vers la prison.

— Oui, miss.

— Et quand doit-il être exécuté ?

— Demain.

— Êtes-vous bien sûr de cela ?

— On ne peut plus certain ! vous comprenez que le gouvernement ne dérangerait pas pour rien le bedeau de l’église du Saint-Sépulcre ! mais quoi ? seriez-vous sérieusement indisposée ! Cette agitation… cette pâleur… ce tremblement…

— Comment se nomme l’homme qui doit mourir demain ? interrompit l’inconnue d’une voix ferme et saccadée.

— Le drôle se nomme Fitzgerald.

— Ah ! et quel crime a-t-il commis ?

— À vous parler franchement, ce crime, si toutefois on peut appeler cela un crime, rencontre de nombreuses sympathies. Ce Fitzgerald a rudement rossé le grand juge lord Jefferies.

À peine le bedeau eut-il prononcé ce nom qu’il pirouetta vivement sur lui-même, afin de fouiller d’un regard circulaire les ténèbres de la nuit ; il était évident qu’il se repentait de la trop grande hardiesse de sa langue.

Quant à la pauvre enfant, c’était en vain qu’elle essayait de comprimer les sanglots qui brisaient sa poitrine ; sa douleur était plus forte que sa volonté.

— Miss, reprit son interlocuteur en baissant la voix, miss, au nom du ciel, suivez-moi ; il n’y a pas une minute à perdre… nous sommes espionnés… Venez, venez…