Le Tigre de Tanger (Duplessis)/I/VII

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et Albert Longin
L. de Potter (1p. 135-165).

VII

Tigre et renard (suite).

Pendant que Fitzgerald parlait ainsi, Jefferies l’observait attentivement : il cherchait à saisir sur sa physionomie les traces de la folie que décelait son langage. Mais le visage de l’Irlandais, loin de dénoter la démence, disait au contraire la finesse, la ruse et l’intelligence.

Le grand juge ne put, à la suite de cet examen, retenir une sourde exclamation de surprise.

— J’arrive maintenant, mylord, continua Fitzgerald sans paraître se préoccuper de l’impression qu’il produisait sur son terrible auditeur, j’arrive maintenant aux révélations que mon préambule a dû vous faire pressentir. Je serai bref. Le seul ami que je possédasse sur la terre, un compatriote aussi gueux et infortuné que moi, m’a confié tout dernièrement, à son lit de mort, deux secrets importants : le premier se rattache à lord Lisle, l’un des juges de Charles Ier ; le second se rapporte au duc de Monmouth.

Au nom de lord Lisle, Jefferies devint d’une pâleur livide.

— Tu sais où est réfugié lord Lisle ? s’écria-t-il avec violence.

— Oui, mylord, je le sais.

— Tu connais le faux nom sous lequei il cache sa honte ?

— Oui, mylord, je connais ce faux nom.

— Par l’enfer, si tu espères me tromper, te jouer de ma crédulité, abuser de ma bonne foi tu auras à t’en repentir ! Si tu mens, infâme coquin, tu subiras les plus cruels supplices ; je ferai prolonger ton agonie au-delà des limites des souffrances connues ; tes douleurs seront si atroces que tu désireras le gibet, comme le damné peut désirer une goutte d’eau ; tu passeras par les mains des tourmenteurs les plus expérimentés du royaume ; tu recevras le baptême du plomb fondu ; tes épaules seront dénudées par le fouet du bourreau ; tes membres disloqués cesseront d’avoir forme humaine ; ta fin tragique remplira d’horreur le monde entier !… À présent que tu sais quel sort t’est réservé, si tu tentes de me tromper, tâche de répondre franchement à mes questions…

— Mylord, interrompit froidement Fitzgerald, j’ai toujours entendu dire qu’un marché lie également les deux parties contractantes ; or, je ne vois pas qu’en regard des ennuis que me vaudrait ma fourberie, vous ayez mentionné les avantages que me rapporterait ma loyauté. Précisons les faits, je vous en prie : Si, non-seulement, je vous découvre l’asile où lord Lisle vit en sûreté, et vous nargue impunément, mais, si encore je vous venge, par la mort du vieux puritain, du sanglant et retentissant libelle qu’il a, du fond de son exil, publié contre vous, m’accorderez-vous la vie ?

— Oui, Fitzgerald, sur l’honneur tu auras la vie sauve.

— Et la liberté, mylord ?

— La liberté aussi, ignoble coquin.

— Mylord, je suis prêt à répondre à présent au questions que vous daignerez m’adresser.

— De quel Irlandais tiens-tu ce secret ?

— De Patrick O’Brien.

— Quoi ! Patrick O’Brien est mort ?

— Oui, mylord, votre dévoué et infortuné émissaire, — car si Votre Grâce était fidèlement servie par Patrick, en revanche elle le payait fort mal, — votre fidèle et malheureux émissaire, dis-je, est mort assassiné.

— Assassiné ? répéta Jefferies avec un étonnement mêlé d’effroi, et par qui ?…

— Je l’ignore. La main qui l’a frappé s’est abaissée dans l’ombre ; mais je sais d’où venait le couteau dont cette main était armée.

— Ah ! et d’où venait ce couteau ?

— De Hollande, mylord.

— Où se trouvent actuellement le duc de Monmouth et ce ramas de révolutionnaires exilés ou compromis… Bien ! nous traiterons tout à l’heure ce sujet… Retournons à lord Lisle… Quelle monarchie a donc été assez vile, assez lâche pour accueillir ce régicide ?

— Lord Lisle ne pouvait se réfugier que sur une terre républicaine : il vit en Suisse, dans les environs de Lausanne.

— Et il a pris le nom de…

— Burton. Il se donne comme un vieux négociant retiré des affaires, n’a pour tout domestique qu’un valet âgé, et ne reçoit presque jamais de visites.

— Ce qui signifie qu’un attentat commis sur sa personne passerait à peu près inaperçu et ne produirait aucun retentissement.

— Votre Grâce a parfaitement saisi ma pensée.

— Et tu serais, toi, l’exécuteur de cet acte de haute justice ; n’est-il pas vrai ?

— Une fois devenu votre client, votre créature, mon devoir serait, mylord, d’obéir aveuglément à vos moindres volontés.

Un assez long silence suivit cette réponse de Fitzgerald. Jefferies, le regard fixe, les sourcils contractés, le front soucieux, se livrait à de profondes réflexions. Ce fut lui qui, le premier reprit la conversation.

— Vil coquin, dit-il, quelle garantie de fidélité peux-tu m’offrir ? Aucune ! Rien ne m’assure que ton intention ne soit pas de me vendre bientôt à lord Lisle, de même que tu affectes à présent de me livrer ce régicide. Avec des misérables de ton espèce, on ne saurait prendre trop de précautions… Te rendre la liberté, te fournir de l’argent, c’est m’exposer à être ta dupe, à devenir plus tard l’objet de tes indécentes et plates railleries… Par la mort ! on ne s’est encore jamais impunément moqué de Jefferies !… La pensée qu’un drôle comme toi pourrait me jouer, cette pensée m’irrite et m’exaspère ; elle fait bouillonner mon sang dans mes veines !… Non, non hideux enfant du diable, je ne te lâcherai pas !… Si les détails que tu m’as donnés sont exacts, le premier vaurien venu me débarrassera de l’insolent pamphlétaire ; s’il sont faux, eh bien, tu n’auras pas au moins échappé au châtiment dû à tes crimes !

— Et votre parole, mylord ? dit Fitzgerald.

— Quelle parole ? affreux bandit.

— Ne vous êtes-vous pas engagé, si je vous livrais lord Lisle, à m’accorder vie et liberté ?

Le grand juge éclata de rire.

— Tant pis pour toi, niais, s’écria-t-il, si tu t’es laissé prendre à un piége aussi grossier ! il ne fallait pas te poser en homme fort supérieur à tous, sûr de ses moyens… Ah ! ah ! ah ! quelle piteuse figure !…

L’hilarité de Jefferies ne fut pas de longue durée ; elle cessa bientôt devant le froid et ironique regard dont l’enveloppa l’Irlandais.

— Hélas ! mylord, dit le prisonnier d’une voix dont le timbre indéfinissable tenait le milieu entre le mépris et la pitié, je n’aurais jamais cru que la réputation dont vous jouissez fût aussi usurpée, aussi dénuée de tout fondement ! Eh quoi ! vous le juge sagace, l’observateur profond, le physionomiste infaillible, vous surprenez un homme dans son sommeil, vous causez avec lui, vous l’examinez à votre aise, puis avec tant d’éléments, tant de facilités pour vous former une opinion sur son compte, vous n’arriverez pas même à soulever son masque, à percer son épiderme ! Ce honteux manque de parole, cette trahison infâme dont vous tirez si grande vanité, je les avais pressentis, je les avais devinés… Pauvre, pauvre Jefferies ! vous vous figuriez déjà me tenir et vous chantiez victoire !… Quel mécompte pour vous, bon Dieu ! La proie est hors de votre portée ; vos mains rapaces et crochues s’agitent en vain pour saisir une ombre… Que vous ai-je appris, mylord ? L’asile où s’est réfugié lord Lisle ; le faux nom qu’il a pris ? Ne voilà-t-il pas vraiment une bien merveilleuse découverte ! Ne savez-vous pas que Rumbold, Ayloffe, lord Grey, Goodenough, Wade le comte d’Argile, sir Patrick Hume, sir John Cochrane, et tant d’autres qu’il me serait facile de nommer, habitent maintenant la Hollande ?… Oui, n’est-ce pas ? Eh bien ! à quoi cela vous sert-il ? Tous ces exilés, qu’ils le soient volontairement ou non, se rient de votre haine et vous maudissent sans danger. Que ne donneriez-vous pas cependant pour tenir en votre puissance tel ou tel d’entre eux ?… Il en est de même de lord Lisle. Constamment sur ses gardes et protégé par le gouvernement helvétique, il n’a rien à redouter de votre rage et brave tous vos efforts… Moi, mylord, moi seul je possède un moyen certain, infaillible, pour arriver jusqu’à lui, pour pénétrer dans son intimité, capter sa confiance… Ah ! je le répète, pauvre Jefferies, pauvre Jefferies, que votre réputation est fausse.

Fitzgerald se tut, mais un petit rire strident et moqueur sortit de ses lèvres et compléta la suprême impertinence de son discours. Quant à Jefferies, il resta immobile et stupéfait.

Cette stupéfaction du grand juge n’avait, du reste, rien d’étonnant. Habitué à faire trembler tout le monde, à voir les fronts des criminels les plus audacieux et les plus endurcis s’incliner humblement devant lui, l’inconcevable hardiesse de ce Fitzerald qu’il foulait, pour ainsi dire, sous ses pieds, avait dû lui causer une singulière surprise. Et puis, sa fureur était si grande, sa colère si folle, que l’excès même en paralysait l’effet.

Près d’une demi-minute se passa avant qu’il se sentit capable de renouer l’entretien. Quand il le fit, soit qu’il craignît de montrer par la véhémence de ses invectives combien il avait été profondément atteint, soit qu’il suivît un plan à l’instant combiné, ce fut d’un air plein de bonhomie, presque de joyeuse humeur qu’il reprit la parole.

— Par Bacchus ! dit-il ami Fitzgerald, tu m’as grandement diverti ; ta vanité t’a poussé dans le piége que je t’ai tendu ; tu y es tombé en plein. Je voulais te forcer à te montrer tel que tu es. By God ! j’ai plus que réussi… Je te connais à présent comme si j’avais eu le malheur et l’ennui de vivre vingt ans dans ton intimité. Tu ressembles à tous les compatriotes : Tu es bavard, colère, vantard, orgueilleux et vain. Si j’ai pu avoir un instant la pensée d’accepter tes services sois assuré que maintenant cette pensée est loin de moi. Un drôle comme toi n’a de valeur qu’autant qu’il est souple, rampant, servile, esclave humble et dévoué. Toi, avec ton amour-propre déplacé, tes emportements ridicules, tes prétentions risibles, tu me serais plus insupportable encore que tu ne pourrais jamais me devenir utile. Oui, je l’avoue, je déteste lord Lisle, mais au plaisir que me causerait sa mort, je préfère le passe-temps que me procurera ton exécution. Pauvre, pauvre Fitzgerald, quel douloureux, et triste réveil va succéder à ton beau rêve ! au lieu de la liberté, de la fortune, tu trouves le gibet.

Tandis que Jefferies parlait, le condamné souriait d’un air railleur, mais ce sourire avait quelque chose de contraint. Fitzgerald, en effet, commençait à douter de son triomphe : il pensait que le grand juge, ainsi que le tigre enivré par l’odeur du sang pouvait bien en flairant un cadavre, tout sacrifier à son appétit présent, à son instinctive et misérable cruauté. Aussi se hâta-t-il de reprendre la parole :

— Mylord, dit-il, il faut, si je rêve, que mon sommeil soit bien profond, car votre voix n’a pu le dissiper. Je me vois toujours, plus que jamais, sur le chemin la liberté et de la fortune.

— Ton obstination, aimable et ingénieux vaurien prouve tout bonnement que tu tiens essentiellement à la vie.

— Non, mylord ; elle prouve que, malgré la médiocre opinion que vous m’avez donnée de votre intelligence, je ne vous crois pas encore assez fou, assez insensé, assez sot pour déchirer de gaîté de cœur votre nomination au poste de grand chancelier d’Angleterre.

— Tiens, c’est vrai ! j’avais oublié ton offre… Parle, parle, gracieux baladin ; tes propos me divertissent au-delà de toute expression.

— Mylord, reprit Fitzgerald d’une voix grave, presque solennelle, j’ai conçu un projet dont l’accomplissement serait si agréable au roi, notre maître, qu’il n’aurait rien à refuser à son auteur. Il y a eu hier trente-six ans, jour pour jour, que la tête de Charles Ier est tombée sur l’échafaud, et plusieurs de ses juges vivent encore ! Pensez-vous que si quelqu’un venait dire au fils de l’auguste victime : « Sire, avant que trois mois soient écoulés tous les assassins de votre royal père auront reçu le châtiment dû à leur exécrable forfait ! » pensez-vous que Charles II, malgré son insouciance et son apathie, ne se sentirait pas ému de joie jusqu’au fond du cœur ? Eh bien, mylord, cette promesse, vous pouvez la faire, car je me charge de l’accomplir, moi !

— C’est donc un emploi d’exécuteur à huis-clos que tu sollicites ? Tu es ambitieux, Fitzgerald ! Le roi Charles II, sache-le bien, ne sacrifierait pas une partie de plaisir à la réussite de ce beau dessein… Ma nomination au poste éminent de grand chancelier est on ne peut plus aventurée. N’as-tu plus rien à ajouter ?

À cette demande que Jefferies lui adressa d’un ton de railleuse indifférence, le condamné sentit l’espérance s’éteindre presque en lui ; toutefois, se raidissant contre sa mauvaise fortune, il se résolut à lutter jusqu’au bout.

— Mylord, reprit-il, je ne partage pas votre manière de voir… N’importe !… Peut-être vais-je avoir une meilleure chance, et allez-vous vous ranger à mon avis, car je n’ai pas encore tout dit…

— Vraiment ? Quelle splendide imagination est la tienne ! Continue, cher enfant du diable, continue.

— Patrick O’Brien, poursuivit l’Irlandais, m’a donné le moyen de pénétrer, sans éveiller aucun soupçon, jusqu’au cœur du parti du duc de Monmouth. Je puis pousser ce prince à commettre une faute irréparable, à tenter un débarquement en Angleterre, et bientôt lui et tous ces exilés odieux, qui le suivront à coup sûr, vous tomberont dans les mains !…

— Assez, assez, hideux bandit s’écria Jefferies ; voilà qu’en abordant la politique, tu cesses d’être amusant… Je te fais grâce de la fin de ton récit. Te figures-tu, triple imbécile, que le duc de Monmouth essaiera de détrôner son propre père ?… Ah ! si le roi était mort… Mais à quoi bon discuter avec toi ? Au revoir, glorieux fruit de potence, au revoir. Je consens, en faveur de l’éphémère liaison qui a existé entre nous, à assister demain à ton supplice. Je pousserai même la bonté plus loin encore : je recommanderai au complaisant Ketch de te pendre avec une corde raboteuse et humide, afin que ton agonie se prolonge longtemps… De cette façon tu pourras montrer tout ton courage, déployer toutes tes grâces… Je suppose que bien découplé comme tu l’es, tu dois exceller dans l’art chorégraphique. Si tu danses demain aussi agréablement que tu as péroré aujourd’hui, ton succès sera immense, tu raviras tous les cœurs des aimables et sensibles ladies, témoins de tes exercices aériens ! À demain, aimable enfant de la joyeuse Irlande, à demain !

Le grand juge se dirigeait déjà vers la porte du cachot et il était aisé de voir, à la fermeté de sa démarche que sa retraite ne cachait pas une feinte, lorsque la voix de Fitzgerald, vibrante, on n’eût pu dire si c’était d’émotion ou d’ironie, lui fit retourner la tête.

— Ainsi vous partez, mylord ! s’écria-t-il ; vous parlez bien décidément ! Vous vous croyez assez fort pour pouvoir vous passer de moi, pour assouvir votre colère même aux dépens de vos intérêts !… Allons, je vois que vous ignorez ce que le roi, il n’y a pas encore huit jours, disait en parlant de vous…

— Et que disait le roi ?

— Il disait : « Cet homme n’a ni science, ni bon sens, ni manières, et il a plus d’impudence que dix filles perdues ! » Oui, Sa Majesté disait cela, et en même temps elle riait d’un certain magistrat qui avait été contraint de se mettre à deux genoux devant la chambre des communes…

— Tais-toi misérable ! hurla Jefferies en revenant vers l’Irlandais comme pour le frapper.

— Oh ! reprit celui-ci, je ne dis pas cela pour vous fâcher, mylord ! bien au contraire ! Je voudrais vous voir revenir plus que jamais dans les bonnes grâces du roi, triompher de tous vos ennemis, et surtout tenir devant votre tribunal cet odieux wigh, ce sir Charles Murray, sur la motion duquel la chambre des communes vous a infligé une pareille honte…

— Par les furies de l’enfer, murmura Jefferies en faisant un geste de fureur, il me tarde de voir cet impudent coquin attaché à une corde solide gambadant entre ciel et terre !

— Avec la corde qui m’étranglera, cria Fitzgerald, vous étranglez aussi votre avenir ! Vous êtes un niais !

Le grand-juge jeta un dernier et implacable regard sur l’Irlandais, et sortit de l’armoire de pierre.

Quant au condamné, il poussa une rauque exclamation de désespoir, et laissa retomber sa tête sur la dalle humide qui lui servait d’oreiller : il se sentait irrévocablement perdu.