Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/VI

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et Albert Longin
L. de Potter (2p. 159-177).

VI

L’otage (suite).

Pendant toute la durée de l’entretien entre le grand juge et Fitzgerald, le jeune frère de celui-ci, James, n’avait pas prononcé une parole. L’expression d’étonnement et d’effroi peinte sur son visage expliquait son silence : il n’avait pas osé prendre part à cette terrible conversation.

James avait alors dix-huit ans. D’une constitution forte et précoce, il portait plus que son âge ; ses traits, assez agréables, mais vulgaires, exprimaient l’indifférence et la nonchalance, ou bien même, ce qui est plus exact, il manquait de physionomie.

— James, lui dit Fitzgerald en s’approchant de lui, au nom de notre mère que nous avons tous les deux si tendrement aimée, jure-moi que jamais une des paroles échangées entre le grand juge et moi ne sortira de ta bouche ! que jamais notre Suzanne ne se doutera des relations qui existent entre nous et Jefferies !… Et si je dis nous, mon pauvre James, c’est que je compte maintenant sur toi pour m’aider à remplir ma rude lâche, de même que plus tard je ferai appel à ton dévoûment, lorsque sonnera l’heure de la vengeance !

— Frère, répondit James, tu peux compter, en effet, sur mon obéissance !… Pourvu toutefois qu’il ne nous arrive pas malheur !… Mon Dieu, que je serais donc heureux si nous allions réussir… car, alors, ce serait la fortune, n’est-il pas vrai, frère ! Ce doit être si bon d’être riche !

Fitzgerald avait pour James une affection si profonde et si sincère qu’il ne remarqua ni l’extrême facilité avec laquelle celui-ci se résignait à entrer dans sa sanglante et odieuse entreprise, ni le mobile qui semblait le faire agir, la cupidité. Il ne vit dans l’acceptation de James qu’un acte de dévoûment à sa personne, et il lui serra la main en signe de remercîment.

Jefferies reparut dans le salon, remit une bourse pleine d’or à Fitzgerald, et puis, ouvrant la porte par laquelle l’Irlandais était entré une heure auparavant, il lui dit en lui montrant le shérif Burder qui attendait sur le palier de l’escalier :

— Suivez monsieur.

Une heure plus tard, Fitzgerald était réintégré dans la prison de Newgate, et James se rendait, pour l’y attendre, à l’auberge de la Vache-Rouge.

Presque immédiatement après le départ des deux frères et du shérif, un homme vêtu à la dernière mode, c’est-à-dire portant une énorme perruque blonde, un habit brodé, des gants à franges, une culotte de soie ornée de glands d’or, et une épée de cour richement ciselée, se présentait à la porte de l’hôtel du grand juge : cet homme n’était autre que le premier page de Sa Majesté, l’impudent Chiffinch.

Il gravit lestement l’escalier, arriva dans l’antichambre et s’adressant à l’un des valets :

— Mylord est-il chez lui ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur ; mais j’ignore s’il est visible… Qui dois-je annoncer ?

Chiffinch, au lieu de répondre, repoussa doucement Le valet, ouvrit la porte du salon, qu’il traversa vivement, puis, sans plus de cérémonie, il pénétra dans le cabinet où Jefferies venait de se retirer.

À l’apparition si soudaine d’un étranger, le grand juge, assis devant une table couverte de papiers, poussa une exclamation d’étonnement et de colère.

— Votre serviteur, mylord, dit tranquillement Chiffinch en prenant un siége.

— Ah ! c’est vous, Chiffinch, s’écria Jefferies dont la contenance, dès qu’il eut reconnu le visiteur, changea comme par enchantement ; soyez le bienvenu, mon cher monsieur Chiffinch. La santé de Sa Majesté s’est-elle améliorée depuis une heure que j’ai envoyé à White-Hall ?

— La maladie du roi s’est aggravée depuis ce matin de la présence de quatorze médecins, répondit froidement le premier page ; c’est un homme mort !

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Jefferies en levant les yeux au ciel.

— Bah ! reprit Chiffinch, à quoi bon se lamenter ? Le roi est mort, vive le roi ! Le duc d’York, malgré son opiniâtreté, sera un maître facile à mener, agréable à servir. Je suis au mieux avec lui ; ma position, loin d’être menacée, ne peut que gagner à ce changement. Charles me connaissait trop, qu’il meure et n’en parlons plus !

Chiffinch s’arrêta un instant, puis, regardant Jefferies, continua ainsi :

— Mylord, comme je ne tiens pas à prolonger davantage vos inquiétudes, — car ma présence ici doit, si je ne me trompe, vous intriguer quelque peu, — j’arrive brusquement au motif de ma visite.

— Je suis tout oreilles, mon cher Chiffinch.

— Hier au soir, mylord, vous avez fait arrêter et conduire à Bridewell une jeune fille nommée Suzanne ?

— C’est vrai, Chiffinch.

Et bien ! mylord, comme je m’intéresse fort à cette jolie créature, pour des raisons à moi particulières, je ne serai pas fâché de la revoir, et je viens vous prier de me signer tout de suite sa mise en liberté.

Quoiqu’il fût évident que Jefferies tenait à être agréable au premier page de Sa Majesté, il ne put cependant, à cette demande, retenir un brusque mouvement de mauvaise humeur, presque de colère.

— Bon ! continua Chiffinch, je vois ce qu’il en est ! Vous voudriez garder pour vous ce joli trésor ! Ma foi, j’en suis bien fâché, mylord ; mais si telle est votre intention, il y aura lutte entre nous deux !… Au reste, je suis parfaitement dans mon droit : j’ai le premier découvert Suzanne, et lorsque vous l’avez si brutalement fait arrêter, elle était devant White-Hall à attendre mon retour… Voyons, mylord, est-ce oui, est-ce non ? Je vous avertis que si votre réponse est négative, j’entame, sans plus tarder, les hostilités !

— Mon cher Chiffinch, dit le grand juge en essayant de grimacer un sourire, qui contrastait singulièrement avec la contraction de ses sourcils et la subite rougeur de son visage, vous n’ignorez pas que je n’ai rien à vous refuser. Seulement, cette fois-ci…

— J’ai demandé à Votre Grâce un oui ou un non, et elle me répond par un discours, interrompit le page avec hauteur.

— Seulement, cette fois-ci, continua Jefferies sans se laisser arrêter par cette interruption, l’intérêt de l’État se trouve être complètement en désaccord avec vos désirs.

— Alors, c’est non, mylord ?

Chiffinch se leva et fit mine de sortir.

— Quelle pétulance, cher ami ! s’écria le grand juge en l’arrêtant par le bras : c’est non et c’est oui…

— Voilà un ingénieux moyen pour ne pas vous compromettre, mylord !… Qui donc, je vous prie, s’occupe aujourd’hui de l’intérêt de l’État ? Personne, que je sache ! Pas plus vous que moi, pas plus les ministres que Sa Majesté elle-même !… Si encore vous me disiez que vous avez besoin, dans votre intérêt privé, de la beauté de Suzanne, je pourrais vous croire ; mais, mettre l’État en avant, allons donc ! c’est montrer pour mon intelligence un mépris sans bornes ! Autant vaudrait me traiter de niais ou de puritain !

— Calmez-vous, cher et bouillant Chiffinch, dit Jefferies de plus en plus embarrassé.

— Parbleu, cela ne tient qu’a vous !… signez-moi l’ordre d’élargissement de votre belle prisonnière, que je puisse, sans perdre de temps, me rendre à Bridewell.

— Vous feriez là une course inutile, Chiffinch.

— Mille tonnerres ! Et pourquoi donc ? demanda le page d’un ton menaçant.

— Parce que Suzanne n’est pas à Bridewell.

— Ah !… Et où donc est-elle, cette jolie enfant ?

— Ici même, Chiffinch.

— Déjà ! dit l’impudent personnage avec dépit ; n’importe, je veux la voir et je la verrai !

— Soit ! mais à une condition !

— Quelle condition, mylord ?

— Que vous n’userez ni de ruse, ni de violence, pour emmener Suzanne avec vous ; que, si elle consent à vous suivre de son plein gré, vous la tiendrez cachée, sans lui permettre ni de sortir une seule fois, ni même de se mettre à la fenêtre, jusqu’à ce que je lève cette défense !…

— Marché accepté ! dit Chiffinch ; sans rancune, mylord.

— Comment, sans rancune, Chiffinch ? C’est-à-dire que vous trouverez toujours en moi un ami dévoué !… Ah ! si vous vouliez, Chiffinch !

— Achevez, mylord ; vous dites : si je voulais ?

— Vous entendre avec moi, Chiffinch ! faire une alliance offensive et défensive !… m’accorder votre confiance entière… Je suis assuré que nous arriverions à tout !

— Au fait, dit le page après un court silence, cette idée me semble assez heureuse ! Si vous voulez bien le permettre, mylord, nous remettrons à tout à l’heure cette conversation qui exigera d’assez longs développements. J’ai hâte maintenant de savoir si la beauté de Suzanne brille d’un même éclat au grand jour comme dans la demi-obscurité de la nuit.

— Ouvrez cette porte, dit Jefferies ; Suzanne est là.