Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/VII

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et Albert Longin
L. de Potter (2p. 181-209).

VII

Le roi est mort ! Vive le roi !

Durant les quatre premiers jours de la maladie du roi, les quatorze médecins chargés de soigner Sa Majesté furent constamment en querelle entre eux : chacun émettait une opinion et proposait un remède différent ; Short seul gardait le silence.

Toutefois, comme entre gens de mérite on se doit des égards, les Esculapes finirent par se faire une concession mutuelle et tacite, qui ménagea tous les amours-propres et donna raison à tout le monde : ce fut qu’on traiterait le roi d’autant de façons différentes qu’il y avait d’opinions divergentes.

Le résultat de cette belle décision fut que le royal patient souffrit d’incroyables tortures.

Pourtant, chose singulière et qui s’explique soit par la force de sa constitution, soit par l’efficacité d’un des nombreux médicaments qui lui avaient été administrés, Charles II, le soir du quatrième jour, se trouva beaucoup mieux, et l’on commença à concevoir quelqu’espoir.

Le 5 février, la Gazette de Londres annonçait, avec l’autorisation des médecins, que Sa Majesté était complètement hors de danger.

Aussitôt, les cloches de toutes les églises sonnèrent en signe de réjouissance, et l’on prépara des feux de joie dans les rues pour illuminer la capitale à la nuit tombante. Charles II bénéficiait de l’impopularité du duc d’York, son frère ; la nation craignait tellement de voir monter ce prince sur le trône, qu’a cette pensée elle se prenait d’enthousiasme pour la nullité flagrante du souverain qu’elle allait perdre.

On doit convenir que l’héritier présomptif de la couronne méritait cette aversion. Son caractère obstiné et vindicatif, son intelligence bornée et lente, ses manières désagréables, hautaines, cassantes, étaient peu faits pour lui conquérir l’amour du peuple. On savait, en outre, que le duc d’York était fort attaché à la cour de Rome, ce qui, pour l’esprit public de l’époque, constituait un crime monstrueux.

Tandis que les cloches sonnaient à toutes volées et que Londres entier se livrait à l’allégresse, une scène bien triste se passait à White-Hall, dans l’appartement de la duchesse de Portsmouth.

Le luxe de cet appartement, trois fois démoli et trois fois rebâti par Charles II pour complaire aux caprices de sa maîtresse, avait bien souvent servi de texte aux sermons des presbytériens. La garniture de la cheminée était en argent massif ; des tableaux de maîtres, appartenant à la reine, avaient été transportés dans la demeure de la duchesse ; des buffets admirablement sculptés supportaient des chefs-d’œuvre de Benvenuto Cellini ; de splendides tapisseries sorties des Gobelins et représentant des oiseaux au plumage éclatant, des paysages, des chasses, la magnifique terrasse de Saint-Germain, les statues et les fontaines de Versailles, servaient de tentures aux murailles ; enfin, une collection sans pareille de porcelaines du Japon remplissait et ornait les encoignures.

La duchesse pâle, amaigrie, les cheveux en désordre, avait depuis quatre jours veilli de dix ans. Sa douleur profonde et sincère devait la réhabiliter dans l’opinion publique, car elle était dénuée de toute arrière-pensée d’intérêt. La pauvre femme ne songeait même pas au triste et subit changement que la mort de Charles II allait apporter dans sa position : elle ne voyait qu’une seule chose, les souffrances de son amant, ou plutôt de son ami.

À moitié renversée dans un large fauteuil, elle essayait en vain de comprimer de ses deux mains les sanglots qui soulevaient sa poitrine.

En face d’elle Chiffinch immobile et impassible contemplait froidement cette douleur et semblait attendre que la duchesse lui adressât la parole.

— Madame, dit-il enfin en voyant que l’infortunée continuait à garder le silence, je vous demanderai la permission, si vous n’avez plus besoin de mes services, de retourner auprès de mon maître.

— Non, Chiffinch, restez encore ! s’écria la duchesse en étendant son beau bras vers le page comme pour le retenir : restez encore, et parlez-moi de lui, puisque vous avez, vous, le bonheur de pouvoir veiller à son chevet.

— Madame, dit Chiffinch, je vous supplie, au contraire, de ne pas m’interroger, je vous en supplie humblement ; je n’ai déjà que trop parlé. Je donnerais volontiers mille guinées pour avoir su résister à vos instances et n’avoir rien dit…

— Oh ! Chiffinch, voilà un injuste et cruel reproche !…

— Dame ! c’est que la perte de ma tête pourrait bien être la conséquence de mon indiscrétion !

— Devant Dieu qui m’entend, je vous jure, Chiffinch, que jamais un mot capable de vous compromettre ne sortira de ma bouche ! Ainsi, vous êtes certain que John Huddleston ne reculera pas devant le danger de sa mission ?

— Pas plus qu’il n’a reculé après la bataille de Worcester, quand il sauva les jours du roi.

— Mais aurez-vous le temps de trouver ce brave Huddleston ?… S’il n’était pas à Londres ?…

— Huddleston m’attend dans l’un des corridors de White-Hall.

— Alors, Chiffinch, il n’y a plus à hésiter ! Coûte que coûte, il faut procurer au roi cette suprême consolation, la seule qu’il soit en notre pouvoir de lui donner…

Chiffinch allait répondre, quand un coup discrètement frappé à la porte arrêta la parole sur ses lèvres ; presqu’aussitôt, l’ambassadeur de France, M. de Barillon, se présenta.

— C’est le ciel qui vous envoie, mon excellent ami, s’écria la duchesse en courant vers lui. Écoutez, il n’y a pas une minute à perdre… Oh ! ne m’interrompez pas !

L’ambassadeur comprit parfaitement l’impétuosité de la maîtresse de Charles II, seulement il regarda Chiffinch de travers et d’un air indécis.

— Madame, dit le page en s’inclinant devant la favorite, j’aurai l’honneur de revenir tout à l’heure prendre vos ordres.

— Non, non ! ne vous éloignez pas, Chiffinch !… Monsieur l’ambassadeur, Chiffinch est de moitié dans le secret qu’il me reste à vous confier… Et puis, vous aurez besoin de lui si, comme je n’en doute pas, vous voulez bien vous associer à mon projet…

— Vous savez, madame, qu’hormis trahir la confiance de Sa Majesté le roi Louis XIV, mon maître, il n’y a rien au monde que je ne sois prêt à tenter pour vous être agréable.

— Oui, oui, je le sais… Merci, mon ami, merci !…

La duchesse fit une légère pause, et, baissant la voix :

— J’ai, dit-elle, monsieur l’ambassadeur, quelque chose de très important à vous dire, qui, si on le savait, mettrait ma tête en danger : le roi est catholique au fond du cœur, et il va mourir sans s’être réconcilié avec l’Église ; sa chambre est envahie par le clergé protestant, et je n’y puis y entrer sans scandale ; le duc d’York ne pense qu’à lui ; il faut lui parler ; dites-lui qu’il y là une âme en péril. Il est le maître maintenant, il peut faire sortir tout le monde de la chambre du roi… Allez vite, ou il sera trop tard[1] !

— Mais, madame, répondit l’ambassadeur avec une certaine émotion, car cette confidence était des plus graves, comment trouver un prêtre catholique dans toute la ville de Londres ?

— Ce prêtre est tout trouvé.

— Ah !… Et sait-il ce que l’on attend de son zèle et de son courage ?

— Pas encore… mais n’importe !

— Comment, n’importe ?… Vous oubliez, duchesse, qu’il y va pour lui ni plus ni moins de la potence…

— Ce prêtre n’a pas hésité jadis à jouer sa vie pour conserver les jours de Charles II fugitif. Croyez-vous qu’il fera moins aujourd’hui pour sauver l’amie de son roi ?

— Alors, duchesse, il s’agit de ce courageux moine qui, en souvenir de son dévoûment, a eu l’honneur d’être excepté nominativement dans la plupart des actes rendus par le parlement contre les prêtres catholiques ?… Il s’agit de John Huddleston ?

— De lui-même, monsieur l’ambassadeur.

— Très bien. Et qui se chargera de l’amener à White-Hall ?

— Chiffinch s’en est chargé, monsieur.

— En ce cas, duchesse, je cours auprès du duc d’York.

M. de Barillon prit la main de la favorite y déposa, en s’inclinant, un affectueux baiser et s’éloigna en toute hâte.

Lorsque l’ambassadeur pénétra dans la chambre du moribond, il la trouva remplie d’une foule compacte et silencieuse de courtisans. Un simple coup d’œil lui suffit pour juger que l’état du roi était désespéré.

— Monseigneur, dit-il en s’approchant du duc d’York, retiré dans l’embrasure d’une fenêtre, Votre Altesse me permet-elle de lui adresser une question ?

— Parlez, monsieur l’ambassadeur.

— Pensez-vous que la présence d’un prêtre catholique n’adoucirait pas les derniers moments du roi votre frère ?

Aux paroles prononcées par M. de Barillon à voix basse, le duc d’York tressaillit, passa à plusieurs reprises sa main sur ses yeux comme fait un homme réveillé en sursaut, puis, la rougeur au front et avec une émotion extraordinaire :

— Merci, dit-il, monsieur l’ambassadeur. Oui, je vous remercie. Voyez ce que c’est que la fragilité humaine, voyez comme l’homme, aveuglé par la passion, néglige et oublie ses devoirs les plus sacrés… Oui, ses devoirs les plus sacrés. Se peut-il que j’aie songé à prendre toutes les mesures de sûreté commandées par les circonstances, et que l’idée ne me soit pas même venue d’ouvrir à mon pauvre frère les portes du ciel ! Mais êtes-vous bien assuré, monsieur, que mon frère soit catholique romain ? Je m’en suis souvent douté, mais je n’ai jamais eu cette heureuse certitude… En êtes-vous bien assuré, monsieur ?

— Oui, monseigneur, complètement.

— Mais, monsieur, qui vous l’a dit ?

— Il ne m’appartient pas de répondre à cette question, monseigneur.

— Je vous donne ma parole de gentilhomme et de chrétien que le nom de cette personne restera un secret entre Dieu, vous et moi… Oui, ma parole de gentilhomme et de chrétien.

— C’est la duchesse de Portsmouth, monseigneur.

— Nelly ! ah ! c’est Nelly ! Je n’aurais pas deviné ce nom… C’est une brave fille que cette Nelly ; en vérité, je le dis, c’est une brave fille.

Le duc d’York, selon son habitude de répéter plusieurs fois de suite une de ses phrases, se dirigea vers le lit de son frère, tout en marmottant à demi-voix :

— En vérité, c’est une bonne fille… oui, en vérité.

À l’approche de celui qui, selon toutes les probabilités, allait bientôt s’appeler Jacques II, les courtisans qui entouraient la couche du royal moribond s’éloignèrent avec respect.

— Mon frère, dit le duc d’York à voix basse et en se penchant à l’oreille de l’agonisant, pardonnez-moi d’avoir, dans le trouble que m’a causé votre maladie, oublié le salut de votre âme… Désirez-vous que je vous amène un prêtre ?… Le désirez-vous ?

Charles II tressaillit, et une fugitive lueur de joie chassa de son visage, pendant quelques secondes, l’expression de douleur qui le contractait.

— Oh ! oui, mon frère, amenez-en un pour l’amour de Dieu, et ne perdez pas de temps !… Mais non, cela pourrait vous nuire…

— Quand cela devrait me coûter la vie, je vous en amènerai un… oui, quand cela devrait me coûter la vie !…

Le duc d’York, après avoir fait cette réponse d’un ton qui annonçait bien plus d’opiniâtreté que de sensibilité, se retourna vers les assistants, et, élevant la voix :

— Messieurs, dit-il, le roi désire rester seul un moment ; que tout le monde se retire.

— Devons-vous également nous retirer, monseigneur ? demanda un des quatorze médecins présents.

— J’ai dit tout le monde, répondit sèchement le duc d’York.

Une minute plus tard, la vaste chambre royale ne contenait plus que quatre personnes : le mourant, le duc d’York, le neveu du grand Turenne, Louis Duras, comte de Faversham, général dans l’armée anglaise et chambellan de la reine, et enfin sir John Granville, comte de Bath, premier gentilhomme de la chambre du roi.

Ces deux seigneurs appartenaient à la religion réformée, mais le duc d’York complait entièrement sur leur discrétion.

Bientôt après, une porte dérobée, dont l’existence était connue de bien des jeunes ladies, s’ouvrit doucement, et Chiffinch introduisit le moine bénédictin, John Huddleston, dont un ample manteau cachait les vêtements sacerdotaux et une large perruque voilait la tonsure.

À la vue du prêtre, Charles II essaya de se soulever sur son lit, mais s’apercevant aussitôt de l’inutilité de ses efforts, il se contenta de dire :

— Mon père, soyez le bienvenu !

Huddleston s’agenouilla alors auprès de la couche royale, et le moribond commença sa confession.

Tandis que Charles II s’acquittait de ses derniers devoirs de chrétien, les courtisans retirés dans une pièce voisine se livraient aux suppositions les plus opposées. Ainsi que cela arrive souvent en pareille circonstance, les hommes ordinairement doués de l’esprit le plus sagace et le plus fin, égarés par la peur, le désir ou l’ambition, faisaient complètement fausse route en cherchant à expliquer, par des motifs qui touchaient de près leurs intérêts personnels, la raison qui avait poussé le duc d’York à éloigner ainsi tout le monde de la chambre de son frère.

Quelques-uns osaient même prétendre que l’héritier présomptif du trône, craignant que le roi ne reconnût le duc de Monmouth pour son successeur, s’était résolu à l’isoler jusqu’à ce que le délire le rendît impuissant à manifester sa volonté.

Un seul homme parmi les privilégiés reçus à White-Hall gardait le silence, et dédaignait de se mêler à ces conversations tenues à voix basse : cet homme était Jefferies.

Le grand juge, en effet, avait vu Chiffinch, et il savait la vérité entière.

  1. Textuel. V. Barillon, et Macaulay, qui cite le passage.