Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/V

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et Albert Longin
L. de Potter (3p. 113-127).

V

Le duel.

Lincoln’s-Inn-Fields, à l’époque où se passe cette histoire, présentait un immense espace de terrains à peu près déserts, si ce n’est à leur centre, où se réunissaient les bateleurs et les gueux les plus renommés et les plus impudents du Royaume-Uni : encore n’était-ce guère qu’un peu avant la tombée de la nuit que cette population de Bohème se livrait à ses jeux et à son industrie.

Le lieu désigné par Henri Lisle, pour vider sa querelle avec le colonel, était donc, on le voit, on ne peut mieux choisi.

Dix minutes suffirent aux deux adversaires pour se rendre sur le terrain : pas un mot ne fut échangé entre eux durant le trajet.

— Monsieur, dit enfin le garde-du-corps en rompant le silence, sil vous plaît de vous reposer un instant, je suis à vos ordres. Ces arbres qui nous cachent aux regards des rares promeneurs, cette terre ferme et battue, excellente pour le genre d’entretien que nous devons avoir, ce gazon qui, au besoin peut fort bien servir de lit, réunissent tous les avantages désirables… Auriez-vous l’extrême bonté de mettre bas votre pourpoint ?…

— D’autant plus volontiers, lieutenant, répondit Kirke avec un calme contraint, et que démentait le feu de son regard ; d’autant plus volontiers, monsieur, que j’allais vous adresser la même prière !… car c’est un combat sérieux, implacable, mortel, qui va avoir lieu, n’est-il pas vrai ?… Je n’ai jamais compris que l’épée servît de jouet !… Un duel n’est pas un amusement banal ; c’est une suprême volupté !… N’est-ce pas là votre opinion ?

— Colonel, répondit Henri Lisle avec un sang-froid égal à celui de son adversaire, je crois qu’une dissertation sur le duel serait chose déplacée en ce moment. Ici l’action est préférable aux paroles. En garde donc, et que Dieu ait pitié de votre âme !

Le jeune homme, en parlant ainsi, rejeta loin de lui, d’abord sa légère cuirasse de parade, ensuite sa casaque de peau de buffle ; puis, tirant sa rapière hors du fourreau, il tomba en garde.

— Ma foi, monsieur, reprit tranquillement Kirke, tout en débouclant son pourpoint, je ne suis pas si pressé d’en finir avec vous que vous paraissez l’être de vous débarrasser de moi… Je n’appartiens pas, loin de là, à cette race de gloutons affamés qui se jettent, voraces et irréfléchis, sur le premier aliment grossier que leur offre le hasard !… Je suis de l’école d’Épicure… gourmet avec réflexion et délices ! Car, savoir comprendre et déguster la matière, c’est presque la poétiser !… Or, je ne vous cacherai pas, monsieur, que j’apporte dans les combats singuliers ce même raffinement que je mets dans toutes les jouissances de la vie. De même, quand on me sert un plat, j’aime à en connaître la composition, de même quand je fais à quelqu’un l’honneur de me rencontrer avec lui, j’aime à savoir quelle est sa valeur ! On re tue pas un croquant comme un galant homme, un lâche comme un brave, un écervelé comme un adversaire sérieux ! Agir autrement, ce serait s’’exposer à dévorer gloutonnement un mets qui mérite d’être mangé avec recueillement, ou bien à savourer une nourriture banale et insipide qui demande au contraire à être avalée au plus vite et sans réfléchir. Êtes-vous le mets savoureux ou bien l’insipide ? c’est la justement le point que je désire éclaircir. Ah ! de l’impatience ! mauvais signe. L’homme fort et sûr de lui sait ordinairement attendre… Avez-vous donc peur que votre fougueux courage se refroidisse ?… que votre belle colère s’évanouisse et vous laisse sans ressort ?… Et puis, songez à une chose, mon jeune ami ; c’est que, selon toute probabilité, — je n’ose employer le mot certitude pour ne pas vous paraître trop présomptueux, cependant cette expression rendrait bien mieux ma pensée ; — selon toute probabilité, dis-je, vous ne serez plus dans un quart d’heure d’ici qu’un cadavre… Que diable ! si près de la mort, on a toujours quelque chose à dire, quelques recommandations à faire, quelques dispositions à prendre. Ne vous gênez pas avec moi, je suis fort serviable… je devine votre pensée : vous craignez que miss Lucy Murray ne puisse supporter votre perte ? Rassurez-vous, je me charge de combler en peu de temps le vide que votre trépas va produire dans son existence. Maintenant que j’ai dit, j’attends votre réponse.

Pendant que le colonel Kirke parlait, Henri Lisle, appuyé sur le pommeau de son épée, avait gardé une immobilité et un silence complets. Si ce n’eût été la flamme de son regard, on aurait pu le prendre pour une statue. Seulement, lorsque son adversaire prononça le nom de Lucy, la flamme devint un éclair, et l’apparente impassibilité se changea en un frisson convulsif ; toutefois, il ne jugea pas à propos d’interrompre le terrible soldat de Tanger, el il le laissa paisiblement poursuivre son insolent et singulier discours.

— Monsieur, dit-il enfin lorsque Percy Kirke se tut, il faut que vous ayez une bien piètre opinion de mon courage, pour m’avoir tenu de semblables propos ! Croyez-vous donc que, semblable à ces indolents taureaux, auxquels on attache des feux d’artifice aux flancs pour les exaspérer et les pousser à la lutte, il soit besoin que l’on me jette l’insulte au visage pour me faire souvenir que je porte une épée au côté !… Si telle est votre opinion, colonel, il faut que vous soyez un bien mauvais observateur… Au reste, l’évènement vous prouvera bientôt, j’en ai l’intime conviction, combien vous vous êtes trompé. Maintenant, galanterie pour galanterie, bon procédé pour bon procédé ; — car je tiens à ne pas être votre obligé. Vous avez bien voulu me promettre tout à l’heure de remplir mes volontés dernières. Or, à mon tour, je vous dis : Quand je vous aurai tué, colonel Kirke, est-il une démarche qui puisse assurer votre repos éternel ?… Je suis tout disposé à la faire… Vous devez avoir bien des torts, bien des injustices à réparer !… Ne vous gênez pas, ma bourse, mes soins, mes démarches, seront au service de votre réhabilitation.

Tandis que le jeune garde-du-corps parlait, Kirke continuait, sans se presser, à se débarrasser de ses vêtements ; de temps à autre il levait sur Henri Lisle un regard satisfait.

— Ma foi, jeune homme, s’écria-t-il, votre réponse m’a causé un plaisir infini !… Vous êtes un brave et galant officier !… Tenez, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais ajouter : j’ai maintenant le regret de vous avoir suivi sur le terrain ; et pour peu que vous m’adressiez, non pas des excuses, mais bien une simple apologie, — comme nous disons entre duellistes, — je remets mon pourpoint et renonce au combat !… Ma proposition vous étonne ? Dame ! je conviens qu’elle est en effet très insolite ; Mais souvenez-vous aussi que Percy Kirke ne ressemble pas à tout le monde ! J’ai acquis, par assez de sang versé, le droit de me montrer clément quand m’en vient la fantaisie. Allons, l’apologie, et partons !…

À la rougeur qui monta au front du jeune homme, à l’animation de ses yeux, au ton bref, nerveux, saccadé de sa réponse, il eût été facile de deviner quel puissant effort de volonté il déployait pour rester dans les bornes des convenances.

— Colonel, dit-il, je prends votre proposition pour ce qu’elle est, pour une plaisanterie hasardée ; je me hâte d’ajouter que si elle eût été sérieuse, je l’aurais repoussée avec une profonde indignation.

— Pourquoi cela, lieutenant ?… Vous êtes donc un tigre de férocité ? demanda Kirke en reprenant son air railleur.

— Nullement, colonel Kirke ! Dieu qui m’entend est témoin que, pour éviter de verser le sang de mon semblable, je ne reculerais devant aucun sacrifice, aucun, excepté devant celui de mon honneur… Mais vous avez, colonel, prononcé un nom sacré qui me rend implacable, car ce nom, en tombant de votre bouche, m’a semblé profané, et j’en ai ressenti une immense douleur jusqu’au fond de mon cœur !…

— Ah ! ah ! je ne n’étais pas trompé, interrompit Kirke avec une expression de cruauté qui changea complètement son visage. Ah ! ah ! vous aimez éperdûment Lucy ? Parbleu ! moi aussi, je l’aime ; je l’aime comme jamais encore je n’ai aimé… Tiens, voici votre beau sang-froid qui vous abandonne ! Dieu me damne ! vous grincez des dents, vous trépignez de rage ! Hourra pour Lucy ! Notre combat promet d’être magnifique. Êtes-vous prêt, monsieur ?… Maintenant, c’est moi qui vous attends.

Henri Lisle ne se fit pas répéter cette invitation ; les deux adversaires tombèrent en garde en même temps, et engagèrent aussitôt les épées.

Ce fut, pendant quelques secondes, plutôt un bruissement qu’un cliquetis de fer : les feintes étaient si fines, les attaques si serrées, les parades si rapides, que des spectateurs non initiés à la science de l’escrime, auraient cru, en assistant à ce duel, que les combattants se ménageaient mutuellement, et qu’il n’offrait aucun danger ! Pour les gens experts dans l’art des armes, il eût été au contraire évident que le premier coup d’épée reçu dans cette lutte, devait être fatalement mortel.