Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/VI

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et Albert Longin
L. de Potter (3p. 131-151).

VI

Le duel (suite).

Kirke fut le premier qui prit la parole :

— Ma foi, monsieur, dit-il en rompant d’un pas, je dois à la vérité d’avouer que jamais jusqu’à ce jour je n’ai rencontré un tireur de votre force : aussi m’est-il impossible de vous exprimer le bonheur que j’éprouve ! Voila, tudieu ! voilà une belle parade… Ah ! permettez, me voici quitte… j’avais prévu votre attaque… Vous avez l’air étonné que je ne riposte pas… vous figurez-vous que je ne devine pas le piége que vous me tendez ?… Eh ! eh ! vous me pressez de la bonne sorte… il ne m’est plus possible d’égayer notre entretien par d’aimables propos… Vous méritez mon attention entière !… Parole, j’aurai toutes les peines imaginables à vous tuer… mais je vous tuerai !…

Kirke n’avait pas achevé de prononcer ces dernières paroles quand il poussa tout à coup un rugissement de douleur et de rage, l’épée de Henri Lisle venait de l’atteindre à l’épaule.

Alors une étrange et subite métamorphose s’opéra dans la personne du colonel, ses yeux s’injectèrent de sang, sa moustache se redressa mobile et menaçante, ses dents blanches et effilées se choquèrent avec violence, un cri rauque assez semblable au rugissement du tigre sortit de sa poitrine ; son visage, qui reflétait tous les sanguinaires instincts de la bête féroce mêlés au rayonnement de l’intelligence humaine, était terrible et superbe à voir.

Quant à Henri Lisle, il fallait qu’il fût doué d’une force de caractère inouïe, car rien n’indiquait plus en lui la colère ; dès l’instant que son fer avait touché celui de son ennemi, sa physionomie, un moment bouleversée au nom de miss Lucy, avait repris sa sérénité première. Cependant, pour un observateur vraiment sagace, le calme déployé par le jeune homme aurait été plus effrayant à contempler que la frénésie à laquelle le colonel était en proie. Il y avait dans ce calme quelque chose tout à la fois d’implacable et de fatal qui sentait la mort ; on eût dit qu’avant d’immoler sa victime, Henri Lisle l’avait jugée dans le recueillement de sa conscience ; il paraissait, non pas obéir à la passion, mais bien exécuter une sentence. Cette seconde phase du combat se prolongea durant une minute et demie, — une éternité, — et se termina tout au désavantage de Kirke. Son épée, enveloppée par une parade de son adversaire, sauta à vingt pas de lui.

Henri Lisle s’élança et arriva en trois bonds à l’endroit où gisait le fer, il le ramassa vivement et, se retournant vers le colonel qu’une surprise intense mêlée à un profond sentiment d’humiliation, tenait cloué à sa place, il lui présenta son épée, et, le saluant :

— C’est un accident qui peut arriver à tout Le monde, lui dit-il avec une froide politesse, prenez, monsieur, et recommençons !

À l’expression singulière empreinte sur le visage de Kirke, il était aisé de deviner qu’un violent combat se passait en lui ; en effet, la fureur, l’admiration, la soif de la vengeance, et une irrésistible sympathie se disputaient tour à tour, presque simultanément, son cœur.

Il avait tout à la fois envie de poignarder et d’embrasser le lieutenant aux gardes.

— Monsieur, lui répondit-il enfin, j’étais loin, je l’avoue, en vous suivant ici, de me douter à quel adversaire j’allais avoir affaire. Je ne saurais trop remercier le hasard de votre rencontre. Vous êtes digne de moi. Soyez assuré que si j’avais pu pressentir votre merveilleuse adresse, votre rare et admirable sang-froid, je ne vous aurais pas proposé tout à l’heure d’arrêter le combat. Je n’en suis pas moins persuadé, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le déclarer il y a un instant, que je finirai par vous tuer. Seulement, je me sens un peu fatigué, je vous demanderai la permission de prendre quelques minutes de repos.

— Pas une minute, colonel, pas une seconde, répondit Henri avec un flegme glacial !… Ah ! ah ! ceci vous étonne !… Comprenez bien, Percy Kirke, que ma lutte avec vous n’est pas une lutte banale, un duel comme on en voit tant !… Un amour-propre déplacé, une violente excitation, la soif du sang, le besoin de tuer ne me guident pas ! je veux que vous mouriez, colonel, non pas parce que vous m’avez follement offensé, mais parce que j’ai peur de vous, parce que je vous crains… Oh ! si je n’étais pas aussi sûr de moi que je le suis, si je ne comptais pas, avec la protection de Dieu, venir à bout de vous, je ne vous ferais certes pas un tel aveu !… Je vous crains, colonel, parce que vous n’êtes pas un homme ordinaire ; parce que je crois, je n’ose dire à votre amour, mais bien à votre passion insensée pour une personne dont le nom ne doit plus être prononcé que par vos lèvres déjà pâlies et décolorées par les approches de la mort ! Dieu m’est témoin que j’ai une foi entière, complète, absolue, dans la pureté et la vertu de cette personne, que jamais la pensée d’une trahison conçue par elle n’a traversé mon cerveau, troublé mon esprit, non, non, mille fois non !… Mais j’ai aussi l’intime conviction que Percy Kirke ne reculerait devant aucun moyen, devant aucune extrémité pour ternir une si sainte innocence. J’ai la conviction que si je vous laissais vivre, votre infamie dresserait un infranchissable abîme entre le bonheur et moi. Voilà pourquoi, je vous le répète, je dois être pour vous sans merci, sans pitié… Il faut que je raie à tout jamais votre nom de la liste des vivants… En garde, colonel, en garde ! et n’oubliez pas que je profiterai avec une implacable rigueur des avantages que la Providence daignera me donner sur vous. Tant que votre main tiendra le pommeau de votre épée, tant que je pourrai, — sans manquer à l’honneur d’un gentilhomme, — vous arracher la vie, la pointe de mon épée cherchera le chemin de votre cœur…

— À la bonne heure ! s’écria Kirke avec un enthousiasme réel et véritablement dénué de forfanterie, voilà qui s’appelle parler ! Le ciel et l’enfer aux prises ! Car vous me semblez un séraphin, beau jeune homme, et je me reconnais, moi, pour un insigne païen ! Voila qui va être horriblement beau ! Plus de trêve, plus de pitié, plus de générosité, mais du sang, toujours du sang ! Ah ! depuis longtemps je ne m’étais trouvé à pareille fête !…

Cette seconde reprise différa de la première, en ce qu’aucune parole ne fut plus échangée entre les combattants ; c’était du côté de Kirke une rage folle, insensée, terrible ; du côté de Henri Lisle, une fureur concentrée, mais sans bornes, car depuis que le jeune homme avait évoqué le souvenir de Lucy Murray, l’état de son esprit avait complètement changé : la passion se mêlait à ce qu’il considérait comme son devoir.

Pendant quelque temps, une parfaite égalité régna entre les deux rivaux, même force, même adresse, même courage ! Bientôt cependant une légère tache de sang macula la blancheur de la chemise du lieutenant aux gardes : Kirke lui avait effleuré la poitrine.

Alors, Henri Lisle sortit de son calme apparent ; un cri, qui n’avait rien d’humain, annonça qu’il renonçait à feindre plus longtemps : les fougueux instincts de sa riche nature prirent le dessus sur son éducation de gentilhomme ; il laissa éclater toute sa colère.

Quant à Kirke, de rauques exclamations de joie se mêlaient aux sifflements de sa respiration oppressée : c’était le tigre aux prises avec le lion.

Un dénoûment définitif et prochain était imminent, lorsqu’un incident imprévu vint suspendre encore une fois le combat.

Lucy Murray, le sein violemment agité, le visage bouleversé par la crainte, apparut en scène, et d’une voix suppliante :

— Au nom du ciel ! messieurs, arrêtez ! s’écria-t-elle.

Les deux adversaires, un moment décontenancés par cette apparition, restèrent immobiles, mais, bientôt, se mesurant et se défiant du regard, ils s’élancèrent l’un contre l’autre avec un redoublement de rage ; chacun d’eux, excité par la présence de la jeune fille, désirait en finir avec son ennemi.

Il est probable que si sir Murray, qui suivait Lucy, ne fût arrivé à temps pour s’interposer à son tour, ce choc eût été mortel : mais l’ancien membre de la chambre des communes se plaça hardiment entre Kirke et Lisle, et d’un ton grave et plein d’autorité :

— Messieurs, leur dit-il, ce combat ne peut avoir lieu… Remettez vos épées au fourreau. De même que me doutant de vos intentions, je vous ai suivis, de même, devinant maintenant le motif de votre querelle, je vous crie : ce combat ne saurait avoir lieu et n’aura pas lieu. Que vous vous égorgiez pour satisfaire un vain préjugé, pour obéir à la mode, ou encore pour distraire votre oisiveté, ce serait là un mal et une honte sans doute ; mais je n’aurais pas le droit, dans ce cas, de m’opposer à votre folie ! En ce moment, messieurs, il s’agit de l’honneur de ma fille, c’est-à-dire de ce que j’ai de plus cher au monde. Voilà pourquoi je vous déclare, au nom de mon autorité paternelle, que, dussé-je employer la violence et devenir la victime de votre rage aveugle, je ne vous laisserai pas poursuivre ce combat. Oh ! pas de dénégations mensongères… elles seraient inutiles et indignes de vous !… J’ignore quel est le prétexte illusoire, mais je sais quel est le fond véritable de votre querelle ! Allons, messieurs, ne vous exposez pas à devenir les meurtriers d’un vieillard, remettez, je vous le répète, l’épée au fourreau !

Kirke et Henri Lisle hésitaient et s’observaient en silence. Ce fut Henri qui le premier prit la parole.

— Monsieur, dit-il en s’adressant à Murray et en regardant miss Lucy, qui confuse et tremblante baissait les yeux, monsieur, vous commettez une grave erreur, il ne s’agit nullement de votre fille. Mon adversaire m’a provoqué par ce seul motif qu’il aime de passion les duels, et qu’il était à jeun d’affaires d’honneur ! C’est un malheur que le hasard m’ait placé sur son chemin, mais il est de ces exigences inhérentes à la position de l’homme auxquelles il doit obéir. Monsieur appartient comme moi à l’armée anglaise ; son grade est même de beaucoup supérieur au mien ; il m’est impossible, de toute impossibilité, de lui refuser la satisfaction qu’il me demande. Je vous en supplie, sir Charles, je vous en conjure, au nom de notre vieille amitié, au nom de la tendresse que vous m’avez toujours montrée, laissez-moi faire mon devoir.

— Votre devoir ! Henri, interrompit le vieux puritain avec une violence qui ne lui était pas habituelle ; ainsi vous faites consister votre devoir à jeter le nom de ma fille, de Lucy, en pâture aux gazetiers avides de scandales ! oh ! Henri Lisle, Henri Lisle, je ne me serais jamais attendu à une pareille réponse de votre part…

Si le colonel Kirke ne s’était pas encore mêlé à cet entretien, il n’en laissait pas moins deviner et paraître par l’impatience que décelait sa contenance combien il avait hâte d’en revenir à l’action ; mais à peine sir Charles Murray eut-il prononcé le nom du garde-du-corps qu’un changement extraordinaire s’opéra dans le visage et les manières de l’ancien tyran de Tanger.

Toute trace de colère disparut de ses yeux ; les muscles de son visage violemment contractés se détendirent, une expression de pitié sincère, de douleur réelle, assombrit son front.

— Monsieur, s’écria-t-il en s’avançant vivement d’un pas vers son adversaire, seriez-vous le fils de lord Lisle, l’ami de Cromwell, et l’un des juges de Charles 1er ?

— Oui, monsieur, répondit fièrement le jeune homme qui croyait voir dans cette question une nouvelle insulte.

— Oh ! alors ce combat ne peut en effet avoir lieu ! s’écria Kirke, et comme le jeune homme le regardait stupéfait : je vous en fais juge vous-même, continua le colonel, la main qui tient cette épée défendait il y a peu de temps votre père… Cette main tuait l’un de ses assassins…

— Que dites-vous… que dites-vous.. mon père !

— Est mort !… répondit Kirke d’une voix sourde.

Henri Lisle voulut parler, mais ce coup si inattendu était au-dessus de ses forces : il ferma les yeux et tomba dans les bras de Murray.