Le Tigre de Tanger (Duplessis)/IV/VII

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et Albert Longin
L. de Potter (4p. 179-199).

VII

Parler et agir sont deux.

Depuis la mort de Charles II, White-Hall avait complètement changé de physionomie ; ce n’était plus la cour galante, rieuse et folâtre du Louis XV de l’Angleterre ; elle rappelait plutôt celle du sombre et fanatique fils de Charles-Quint. À une coupable indifférence religieuse avait succédé un zèle trop ardent pour le dogme romain : sous le roi Charles, les courtisans faisaient parade d’un scepticisme à toute épreuve ; sous le roi Jacques, ils affectaient une ferveur digne du martyre. La piété la plus exemplaire semblait avoir remplacé les fanfaronnades et les bons mots de l’impiété applaudis naguère par le maître.

Tel était du moins l’aspect que présentaient les choses à leur surface. L’observateur désintéressé qui aurait voulu les examiner de plus près, se serait aussitôt aperçu que tous ces pieux dehors n’étaient qu’un voile d’hypocrisie sous lequel se nouaient et se dénouaient journellement mille intrigues de la pire nature.

C’étaient au fond la même dissolution, les mêmes vices, recouverts seulement du mensonge qui les rendait plus odieux, et ce sombre tableau n’était pas même égayé par une reine jeune encore, et d’une remarquable beauté. Marie de Modène, entourée d’un nombreux essaim de jeunes et charmantes filles d’honneur, passait ses jours à pleurer et à s’indigner de ce que son dévôt époux lui préférait une maîtresse, Catherine Sedley, qui n’était ni jeune ni belle.

Quant à Jacques II, il avait justifié, et bien au-delà, les craintes qu’il avait inspirées à la nation, lorsque, vice-roi d’Écosse, il prenait un plaisir si vif à voir agoniser et mourir dans d’atroces supplices de malheureux covenantaires, et encore la nation était loin de connaître toutes les hontes cachées de ce règne qui allait finir si peu de temps après son avènement.

Au milieu de ce White-Hall ainsi transformé, Chiffinch lui-même ne faisait plus un contraste choquant par ses rires impudents. Il était morne et triste, et ce n’était pas seulement son amour malheureux pour Suzanne qui avait opéré chez lui cette singulière métamorphose. Chiffinch avait dû s’affubler d’un visage grave et d’un maintien digne, parce que depuis quelque temps le roi avait décidé que son premier page recevrait chez lui, à certains jours de la semaine, un comité de saints personnages chargés de veiller sur les intérêts de la religion.

Ces nouvelles fonctions n’empêchaient pas Chiffinch de continuer à introduire dans l’appartement de Jacques II Catherine Sedley par l’escalier dérobé, les principaux personnages du royaume et les ambassadeurs étrangers par les grands escaliers du palais.

Vers le milieu de mai 1685, il venait d’introduire dans le cabinet du roi l’ambassadeur de France, quand un nouveau personnage survint et lui demanda à voir Sa Majesté.

— C’est impossible en ce moment, mylord, dit le page ; le roi cause maintenant avec M. de Barillon.

— Je ne pouvais pas mieux tomber qu’en ce moment, au contraire, répondit avec assurance le nouveau venu. Annonce-moi, je prends tout sur moi.

Chiffinch ouvrit la porte du cabinet royal et dit à voix haute :

— Lord John Churchill !

L’homme qui portait ce nom pouvait avoir environ trente-six ans. Il avait une taille imposante, une superbe tête, des manières aimables et engageantes, mais pleines de dignité. Frère d’Arabella Churchill, l’une des premières maîtresses de Jacques II, il avait été très chaudement protégé par l’amant de sa sœur. Treize ou quatorze ans auparavant, il s’était préparé sous Condé et Turenne à acquérir plus tard et à illustrer le nom de Marlborough.

— Eh bien, mon cher John, te voilà de retour ! dit le roi, qui prit la main de Churchill, tandis que celui-ci s’inclinait respectueusement. Tu ne pouvais arriver plus à propos ! non, en vérité, tu ne pouvais arriver plus à propos ! Voici M. de Barillon avec qui je causais précisément de toi et de ton ambassade à Versailles… As-tu bien remercié pour moi mon très cher cousin ?… Dis, l’as-tu bien remercié ?… Oui, Louis XIV est un grand et généreux roi… Je me plais à le dire et à le répéter, non pas parce que vous êtes là, monsieur de Barillon, mais bien parce que je le pense. Oui, un grand et généreux roi !… Accorde-nous un instant, un seul instant, Churchill, et je suis à toi… Nous avons encore quelques paroles à échanger, M. l’ambassadeur et moi… quelques paroles seulement…

Jacques II entraîna le ministre de Louis XIV vers l’embrasure d’une fenêtre, et lui dit vivement :

— Ainsi, mon bon cousin bien-aimé a consenti à ma demande ?… Il y a consenti ?

— Oui, sire ; j’ai là, dans ma poche, pour quinze cent mille livres de lettres de change sur Londres… soit cent douze mille livres sterling… Mon maître est heureux d’offrir cette faible somme à Votre Majesté… Il regrette seulement de n’avoir pas pu faire davantage.

— Ah ! c’est très bien, c’est très bien ! murmura Jacques II d’une voix émue. C’est d’autant mieux que je n’ai pas oublié les trente-sept mille cinq cents guinées qu’il m’a données dernièrement. Et, je crois que vous venez de me le dire, monsieur l’ambassadeur, vous avez sur vous ces lettres de change ? vous les avez sur vous ?

— Les voici, sire, dit Barillon, qui remit au roi une liasse de papiers, avec un air de profond respect.

Jacques II les délia d’une main tremblante, et les ayant examinés attentivement :

— Ah ! dit-il, ces lettres de change sont tirées à vue sur Cornish !… C’est d’excellent papier !…

Puis se tournant vers Barillon avec des pleurs de joie et de reconnaissance dans les yeux :

— Il n’y a que votre maitre, continua-t-il, pour faire si bien, si noblement les choses ; je ne pourrai jamais en être assez reconnaissant ; dites-lui bien que mon attachement durera autant que ma vie… autant que ma vie, entendez-vous[1] ?

— Je puis lui dire aussi, n’est-ce pas, sire, demanda Barillon à voix basse, qu’il peut annexer a la France le Brabant et le Hainaut sans craindre aucune opposition du gouvernement anglais ?

Jacques II fit une légère grimace.

— J’ai oublié de vous annoncer, Sire, reprit vivement son interloculeur, que mon maître cherche en ce moment à se procurer de nouvelles lettres de change sur Londres…

— C’est vraiment trop de bonté, trop de générosité, interrompit le roi ; oui, trop de générosité… Je ne veux pas rester en arrière avec lui… Écrivez-lui de prendre le Brabant et le Hainaut. Le gouvernement anglais ne s’opposera à rien… non, à rien… car je suis le maître chez moi, monsieur l’ambassadeur ! ajouta le royal mendiant en levant le front, et les Chambres ne me forceront pas à faire ce que je ne veux pas faire !… Non, elles ne m’y forceront pas !… Au revoir, monsieur de Barillon, au revoir.

Le roi conduisit le ministre français jusqu’à la porte de son cabinet, le salua de la main tandis qu’il sortait, et revenant brusquement vers Churchill :

— Eh bien ! dit-il avec humeur, il est toujours orgueilleux et superbe ce soleil de Versailles ? Tu viens de le voir de près, toi ! Qu’est-ce que tu en dis ? es-tu content ? dis, l’es-tu ? comment Louis XIV t’a-t-il traité ?… pas bien, hein ? Conte-moi tout, parce que je suis décidé à faire tout juste pour son ambassadeur ce qu’il aura fait pour toi… rien de plus. Je suis fatigué de toutes ses hautaines manières.

Jacques II, sans donner à celui qu’il interrogeait le temps de répondre, poursuivit ainsi :

— Je t’ai fait revenir, Churchill, parce que je vais avoir besoin de mes amis… Écoute-moi… Les proscrits de Hollande vont faire des leurs… Argyle va descendre en Écosse, s’il n’y est déjà… Jacques Crofts, dit Monmouth, se prépare à débarquer en Angleterre… Je t’ai fait revenir, Churchill, pour que tu te mettes à la tête de ton régiment de dragons, et que tu me sabres un peu ce ramas de coquins sans foi ni loi, dès qu’ils auront mis le pied sur mes rivages à moi… Je te recommande surtout de prendre le Crofts vivant ; je lui réserve certaines petites douceurs…

La voix de Chiffinch résonna en ce moment : le premier page annonçait l’ambassadeur de Hollande. Le roi fit signe au silencieux Churchill de sortir, et apostrophant le personnage qui entrait :

— Monsieur Arnold Van Citters, dit-il d’une voix rogue, il faut avouer que mon gendre le stathouder se comporte bien déloyalement à mon égard !… Ainsi donc, ce flegmatique Guillaume d’Orange ne s’est pas donné la peine d’empêcher Argyle et Monmouth d’armer des vaisseaux, d’acheter des armes et munitions de guerre, de lever des soldats, et quels soldats ?… Un tas de coupe-jarrets que la Providence spéciale de Dieu a seule empêchés de nous tuer à Rye-House, mon frère Charles et moi !… Mon taciturne beau-fils serait-il de complicité avec mes ennemis ? Faites mon compliment aussi à vos États généraux, à vos conseils d’amirauté, à vos magistrats municipaux pour la sollicitude que tous ont mise à veiller aux intérêts d’un allié et d’un ami… Oui, d’un allié et d’un ami… Car, je m’y connais en marine, moi, et l’on ne me fera jamais accroire qu’avec des flottes comme celle de la Hollande, on ne peut pas, quand on le veut, arrêter, prendre, désarmer quelques méchantes barques… oui, quelques méchantes barques !…

Après celle tirade déclamée avec une grande véhémence, Jacques II s’arrêta tout court, puis reprenant presque aussitôt la parole :

— Mais, vous ne me répondez rien, monsieur Arnold Van Citters ! s’écria-t-il ; mais répondez-moi donc !

— Votre Majesté daignera convenir qu’il m’eût été difficile de dire un seul mot, répondit froidement l’ambassadeur hollandais, à moins de l’interrompre impoliment. Mais puisqu’elle m’interroge, voici ce que j’ai l’honneur de lui répondre : le stathouder et les États généraux des Provinces-Unies ont tout fait pour empêcher l’expédition du comte d’Argyle. Ils n’ont pu y réussir. Lorsqu’on allait saisir sa flottille, il a mis à la voile, et…

— Il a mis à la voile ! s’écria Jacques II étonné. Comment se fait-il que je ne le sache pas encore ?

— Je n’en ai reçu la nouvelle que tout à l’heure, poursuivit Van Citters. J’ajoute qu’il doit être débarqué en ce moment en Écosse. Il aurait attendu quelques jours de plus sur les côtes de Hollande, s’il n’avait pas craint d’être saisi avec sa flottille.

— Heureusement, murmura Jacques II, comme se parlant à lui-même, heureusement que maître Archibald, deuxième comte d’Argyle, trouvera en Écosse à qui parler… Et Crofts, dit Monmouth, ne l’empêchera-t-on pas de venir ici se faire pendre ? ajouta le roi à haute voix.

— Votre Majesté peut être assurée que les magistrats de la République feront leur possible pour s’opposer à une pareille folie.

Jacques allait répondre à l’ambassadeur de Hollande, quand Chiffinch entra et lui dit quelques mots à l’oreille. Le prince fit à son page, qui sortit, un signe d’acquiescement à une demande qui lui était adressée, congédia le grave Arnold Van Citters et resta un instant seul. Il mit ce temps à profit pour enfermer dans une cassette les lettres de change que Barillon lui avait remises. À peine avait-il replacé la clé dans sa poche, que la porte du cabinet royal s’ouvrit et donna passage à Chiffinch, suivi de Jefferies et de Kirke.

  1. Textuel. Voir les dépêches de Barillon.