Le Tigre de Tanger (Duplessis)/IV/VIII

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et Albert Longin
L. de Potter (4p. 203-221).

VIII

Parler et agir sont deux (suite).

Le soldat de Tanger avait quitté son costume oriental ; il était revêtu du brillant uniforme de colonel de l’infanterie anglaise.

Jefferies et Kirke saluèrent profondément le roi, auquel le grand juge présenta son ami en disant :

— Sire, Votre Majesté a désiré de voir et d’entretenir quelques instants le colonel Percy Kirke. Aussitôt qu’il a été informé par monsieur Chiffinch et par moi de la précieuse faveur que Votre Majesté daignait lui faire, il s’est empressé de se rendre auprès d’elle.

— Ah ! c’est vous, colonel Kirke ? dit Jacques II avec un sourire qu’il rendit aussi avenant qu’il put ; je suis fort aise de vous voir… oui, fort aise… Je vous connais de réputation, oh ! je vous connais beaucoup ! j’ai suivi avec plaisir vos faits et gestes à Tanger… À la boune heure ! il y a plaisir à vous confier un commandement ! vous faites bien les choses… oui, vous les faites bien ! Quand Chiffinch d’abord, et notre ami Jefferies ensuite m’ont parlé de vous pour un certain poste, j’avais déjà songé à vous… mais vous n’étiez pas à Londres, et, je vous l’avoue, cela me chagrinait… car vous faites bien les choses, oui, vous les faites bien ! Voyons, colonel, quel poste pourrais-je bien vous confier ? Vous êtes dans la confidence, vous… J’ai autorisé Chiffinch à vous informer de tout, s’il le jugeait à propos… L’as-tu fait, Chiffinch, dis, l’as-tu fait ?… Le colonel Percy Kirke est-il au courant de nos petites affaires ?

— Oui, sire, dit le page en s’inclinant.

— C’est bien… Puisque notre fidèle ami Chiffinch a tant de confiance en vous, je puis en avoir aussi, moi ; car Chiffinch est un garçon qui ne manque ni de prudence, ni d’esprit, ni de pénétration, et il connaît les hommes comme s’il les avait faits… Jacques Crofts va donc nous porter la guerre chez nous… Il s’agit de le bien recevoir… J’aurais voulu, colonel, vous donner le commandement suprême des troupes régulières que j’enverrai en temps opportun contre lui… Mais, je veux, en donnant à quelqu’un ce commandement, payer une vieille dette de reconnaissance… Car, il n’y a personne qui ait la mémoire plus fidèle que moi : si je n’oublie jamais une injure, non jamais ! je me souviens toujours d’un service… Or, pourquoi ne vous le dirais-je pas ? afin de faciliter, il y a vingt-cinq ans, ma rentrée dans le royaume de mes pères, le maréchal de Turenne a mis, pour me fournir de l’argent, sa vaisselle en gage[1]… Je trouve, aujourd’hui, l’occasion de reconnaître ce service, et je la saisis avec joie… Je donnerai le commandement en chef à Louis de Duras, comte de Feversham… Vous savez, colonel, que c’est le propre neveu du grand Turenne. D’ailleurs, figurez-vous bien que, sous Feversham, vous serez en effet, le chef réel de troupes… Je le connais, moi ; oui, je le connais… Il dormira plus souvent qu’il ne commandera… Ce sera à vous de commander, alors, et sachez que je compte sur vous… Vous aurez, dans tous les cas, sous vos ordres immédiats, votre régiment de Tanger… On les nomme, je crois, les agneaux de Kirke… oui, c’est cela, les agneaux de Percy Kirke… Eh ! bien, Percy Kirke, puis-je compter sur vous ?

— Comme sur son plus dévoué sujet, Sire, répondit le colonel en posant sa main sur sa poitrine.

— Bien, bien !… Vous serez sans pitié pour tous ces bandits, vous me le jurez, n’est-ce pas ?… sans pitié ?

— Votre Majesté peut compter sur moi…

— À propos, ajouta Jacques II d’un air doucereux, j’ai à vous faire une recommandation toute particulière… que je faisais tantôt à Churchill qui ira aussi avec son régiment de dragons… c’est de prendre Crofts vivant… Crofts, vous savez bien, cet enfant du hasard que l’on nomme aussi Monmouth… Oui, colonel, il me le faut vivant… Vivant, entendez-vous, monsieur le major-général…

À ce titre que Jacques II donnait au colonel, celui-ci s’inclina en remerciant du geste, tandis que Chiffinch et Jefferies échangeaient entre eux un regard d’intelligence et de satisfaction.

— Oui, j’ai dit major-général… et voici le brevet qui vous reconnaît ce nouveau grade et ce nouveau titre, Percy Kirke… J’espère que vous saurez les mériter en écrasant tous ces vils rebelles… Mais souvenez-vous qu’il me le faut vivant, lui… car je lui réserve certaines petites douceurs…

Jacques se tourna tout à coup vers Jefferies, et souriant singulièrement :

— Vous m’aiderez, n’est-ce pas, mylord, dit-il, dans l’invention et la préparation de ces douceurs ?… car enfin, — nous pouvons bien le dire ici, — la robe de grand-chancelier d’Angleterre vous irait à merveille, et vous ne l’avez pas encore !…

— Mon courage, mon zèle et mon dévoûment au service de Votre Majesté, répondit Jefferies avec un désintéressement feint, me soutiennent dans l’entier accomplissement de mes plus rudes devoirs. Je n’ai pas besoin d’être excité par d’autres mobiles que ceux-là… Ils me feront toujours marcher devant moi d’un pas ferme dans une ligne droite et inflexible, À quelque poste que la volonté du roi m’appelle jamais, je ne serai dans sa main toute puissante qu’un instrument qui saura deviner et prévenir ses désirs…

— C’est ainsi que j’aime à vous entendre parler, mylord, dit Jacques II. Vous savez que j’ai bonne mémoire ; dans l’occasion, je vous rappellerai vos propres expressions…

— Je ne les oublierai pas, Sire, car elles sont le miroir de mes pensées les plus intimes et les plus sincères.

— Je vous crois, mylord… Mais veuillez vous retirer avec votre ami le major-général Percy Kirke. Tenez-vous prêts l’un et l’autre, afin d’agir au premier signal. Argyle, je l’apprends à l’instant, est déjà parti de la Hollande. Crofts ne peut tarder. Aussi, je vous le répète, tenez-vous prêts… Mais qu’allais-je oublier, mon Dieu !… Dites-moi donc, général, dites-moi donc si vous êtes bon catholique ? Chiffinch et mylord Jefferies ont répondu de votre parfaite orthodoxie ; je ne doute pas de leur parole… Toutefois, je souhaite de savoir ce qu’il en est de votre propre bouche.

— Je suis catholique romain, Sire.

— Voyons, général, je vais vous adresser quelques questions sur les points essentiels du dogme consacrés par le concile de Nicée, Voyons, par quoi allons-nous commencer ?

Kirke, évidemment impatienté, fronça Je sourcil, Jefferies devint livide, Chiffinch seul garda son sang-froid.

— Sire, dit-il, permettez que je rappelle à Votre Majesté qu’il est deux heures de l’après-midi, et qu’elle a précisément en ce moment une affaire de la dernière importance à examiner.

— Ah ! voici maintenant que tu ne trouves aucune importance à l’examen auquel nous allions procéder… Il me semble cependant que le plus ou moins d’orthodoxie des croyances d’un officier supérieur de mon armée… Mais tu as raison… nous procéderons un autre jour à cet examen… Préparez-vous, général, à répondre à mes questions… Allez, messieurs… Toi, Chiffinch, reste.

Dès que le maître et le valet furent seuls :

— La comtesse de Dorchester va donc venir ? dit le roi.

— De grâce, Sire, ne nommez pas ainsi mistress Catherine Sedley ; vous savez qu’elle ne veut point de ce titre, et vous n’ignorez pas les larmes qu’il a déjà fait verser à Sa Majesté la reine.

— Tu deviens moraliste, je crois, Chiffinch !… J’ai nommé ma Catherine adorée comtesse de Dorchester… elle sera comtesse de Dorchester, dût la reine verser toutes les larmes de son corps !… oui, toutes les larmes de son corps ! Voyons, monsieur le prédicateur, la comtesse est-elle ici ? car je suppose que cette importante affaire dont tu viens de me parler, c’était une douce causerie avec cet ange…

— Sire, la comtesse de Dorchester vous attend, en effet, dans votre chambre, dit Chiffinch, qui affectait une grande peur d’avoir déplu à son maître. Mais ce n’est point cela que j’avais à la pensée quand je vous disais tout à l’heure…

— Eh bien, qu’est-ce donc ? s’écria le roi avec une colère prête à éclater ; qu’est-ce donc ? et si ce n’est pas cela, pourquoi m’empêcher d’interroger le général Kirke ?

— Sire, je vous prie humblement de vous souvenir que vous avez fixé cette heure pour l’audience que vous voulez bien accorder à lady Lisle et à son fils, votre lieutenant aux gardes.

— Ah ! c’est vrai !… Que veulent-ils ? que demandent-ils ?

— L’agrément de Votre Majesté au mariage projeté entre lord Henri Lisle et miss Lucy Murray.

— Ah ! oui ! Henri Lisle ! dit lentement le roi. Le fils du régicide ; son père a payé sa dette… oui, et bien payé… Maintenant, je suis quitte avec le fils… Il est entré d’ailleurs dans la bonne voie… sa mère a fait de lui un bon catholique… Pourquoi donc irait-il s’empester de nouveau avec cette fille hérétique, avec ce beau-père puritain ? Pourtant, il pourrait peut-être convertir sa femme ?…

Jacques II se mit à réfléchir quelques secondes ; puis, comme un homme qui doute et qui prend un conseil :

— Voyons, Chiffinch, dit-il, que penses-tu de cette demande de lord Lisle et de sa mère ? À ma place, accorderais-tu ?

— Je supplie Votre Majesté de se souvenir de ce qui a été décidé dans la dernière conférence religieuse qui a eu lieu chez moi, et elle n’aura pas besoin de consulter mes faibles lumières.

— Tu as raison, Chiffinch. Fais entrer.

Lady Lisle et Henri pénétrèrent dans le cabinet du roi, qui, en les voyant, s’écria :

— Que venez-vous me demander ? D’autoriser une union défendue par notre sainte Église ?… Pour qui me prenez-vous donc ? Cette simple demande est un véritable crime aux yeux de la religion, sachez-le bien ! oui, un véritable crime !… Je ne saurais approuver cette union, et elle ne peut se faire !… Et quel moment choisissez-vous pour venir me demander cela !… celui où les coreligionnaires de votre belle vont lever les armes contre moi !… Chiffinch, reconduisez mylady et mylord !…

En prononçant ces paroles avec une indignation parfaitement sincère, Jacques II quitta son cabinet, avec toute la fougue que lui laissaient ses cinquante-cinq ans, et entra dans sa chambre à coucher.

  1. Klarke, Vie de Jacques II.