Le Tigre de Tanger (Duplessis)/IV/X

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et Albert Longin
L. de Potter (4p. 265-281).

X

Petit souper au cabaret de la Vache-Rouge.

Restée seule après le départ un peu précipité de Henri, Suzanne, qui l’avait accompagné jusqu’à la porte, rentra dans le salon.

Sur son visage pensif errait un sourire à peine accusé.

— Il s’est assis là ; désormais je n’aurai plus d’autre place, murmura-t-elle en s’asseyant dans le fauteuil qu’avait occupé lord Lisle. Puis, joignant les mains avec passion et levant au ciel des yeux pleins d’une lumière humide :

— Qu’il est beau, ô mon Dieu ! poursuivit-elle avec effusion ; qu’il est beau, et bon, et noble ! Comme il m’a pris les mains !… comme il m’a regardée !… comme sa voix était douce, quand il m’a nommée sa belle, sa chère Suzanne !…

Elle s’arrêta un instant et sembla savourer les derniers mots qu’elle venait de prononcer ; puis les modulant de nouveau sur un ton plus lent, plus doux et plus intime :

— Sa chère Suzanne ! reprit-elle ; être sa chère Suzanne !… être aimée de lui… Oh ! j’en frissonne de bonheur rien que d’y penser !

Après ces phrases harmonieusement accentuées, les lèvres de l’Irlandaise cessèrent de remuer ; les doigts de ses deux mains se délièrent ; son corps assoupli se renversa sur le dos du fauteuil, tous ses membres se détendirent, et son regard flottant dans le vague indiqua bientôt qu’elle était tout entière ravie en cette radieuse extase où l’âme, à seize ans, se plonge devant le lever de l’amour.

Elle resta longtemps ainsi songeant, rêvant, espérant, et la nuit était close quand elle fut rappelée à la réalité par la voix de sa jeune servante :

— La voiture de M. Chiffinch vous attend, madame, disait la soubrette ; le laquais prétend que vous êtes en retard, et que son maître s’impatiente.

— Quelle heure est-il donc ? demanda Suzanne.

— Vous le voyez, madame, il est onze heures.

— Onze heures seulement !… Et mon kings’charles s’impatiente déjà pour une heure d’attente ! dit Suzanne avec une nonchalance moqueuse. Oh ! s’il n’y avait que lui à souper, il pourrait bien m’attendre toute la nuit et s’impatienter à son aise… Mais il faut que je voie ses convives ; il faut surtout que je les entende parler, que je les y excite au besoin ! Car j’ai promis à Henri de lui dire autre chose quand il reviendra me voir… et quelque chose me dit qu’il ne tardera pas. Je veux mériter encore qu’il me serre les mains et qu’il m’appelle sa chère Suzanne… Je veux que tous les services lui viennent de moi, tandis que tous les dangers lui viendront de miss Lucy.

À ce nom, qui tombait pour la première fois de sa bouche depuis qu’elle se parlait ainsi à elle-même, la sœur de Fitzgerald tressaillit ; son œil noir lança un sombre éclair, et ses lèvres frémirent.

— Je ne suis point jalouse ! se dit-elle. Pourquoi le serais-je ? pourquoi haïrais-je miss Lucy ? Henri ne l’épousera pas. Il ne peut pas l’épouser !… Mais il peut toujours l’aimer ! Et moi, quoi que je fasse, il me dédaignera toujours !… Oh ! malheur alors, malheur à Lucy ! Mais non, Percy Kirke est là, qui saura bien rendre Lucy à tout jamais indigne de Henri ! J’ai tu ce secret à Lord Lisle. J’ai dû le taire ! Quand il le saura, il sera trop tard, et je n’aurai plus rien à craindre de ma rivale. Henri ne pourra même appeler Kirke en duel, car un aide-de-camp ne peut se battre avec son général… Et il ne pourra pas donner sa démission pour se battre après, car mylady Lisle paierait de la vie sa retraite de l’armée… Allons, je n’ai point sujet d’être jalouse, et, vraiment, ce serait perdre mon temps que le passer à haïr une pauvre vaincue !

Quelques instants après Suzanne montait dans la voiture qui l’attendait à la porte, et était conduite dans le quartier de White-Chapel, devant un public-house, déjà bien connu du lecteur.

Lorsque la voiture s’arrêta, elle en descendit et entra dans le même cabaret de la Vache-Rouge, sanctuaire bachique où Jefferies aimait tant à se livrer à ses nocturnes orgies. En pénétrant dans une salle splendidement éclairée, Suzanne y trouva une compagnie tout autre que celle qu’on se souvient sans doute d’avoir déjà rencontrée une première fois dans le même lieu.

Ni le rusé et peu scrupuleux Berch, ni aucun autre des avocats de bas étage que le grand juge admettait d’ordinaire à l’honneur de s’enivrer avec lui, ne se trouvaient là.

À l’apparition de Suzanne dans sa blanche et riche toilette, trois hommes se levèrent et vinrent au-devant d’elle : c’étaient Chiffinch, Jefferies et Kirke.

Chacun d’eux eut pour la belle invitée un sourire différent : celui de Chiffinch était triste, humble et dévoué ; celui de Jefferies, arrogant et protecteur ; celui de de Kirke disait l’admiration la plus ardente et la plus exaltée.

Suzanne, avec une rapidité et une sûreté de coup d’œil qui eussent fait honneur à une duchesse de White-Hall, saisit parfaitement la signification entière de ces trois sourires, mais elle jugea à propos de ne répondre qu’à l’un d’eux.

Avant qu’aucun des convives ne lui eût souhaité la bienvenue, elle jeta sur Jefferies un regard plein de défi, et l’apostrophant d’une voix dédaigneuse :

Quels sont donc les airs que vous prenez là, mylord ? lui dit-elle. Est-ce que par hasard nous sommes encore dans votre hôtel du Strand ou dans ma cellule de Bridewell ? ou avez-vous l’intention de recommencer la scène de White-Hall ? Les temps sont changés, réfléchissez-y, mylord grand juge, et il est probable que ces deux messieurs refuseraient de vous servir de constables. D’ailleurs, j’ai consenti à venir ici sur les instances de M. Chiffinch ; je l’avertis que je m’en vais, si je suis accueillie avec des airs impertinents !

La pensée de Fitzgerald et de Henri Lisle, et le désir de les venger n’étaient sans doute pas étrangers à cette sortie. Suzanne ne répondait pas seulement à l’homme qui venait de manifester, en la voyant, une bienveillance moqueuse et méprisante ; elle déchargeait encore sa haine contre le puissant qui tenait son frère sous un joug mystérieux, dont elle avait une instinctive horreur ; elle essayait en même temps de frapper l’ennemi du jeune lieutenant aux gardes, et de lui arracher un cri de rage et de douleur.

Si telle était, en effet, l’intention de l’audacieuse Irlandaise, elle atteignit pleinement et du premier coup son but : Jefferies poussa un sourd rugissement :

— Ah ! les temps sont changés !… hurla-t-il. C’est ce que nous allons voir à l’instant… à l’instant même, entends-tu, effrontée coquine !… Coureuse éhontée !

Il ne put ajouter un mot. Kirke lui avait mis la main droite sur la bouche, tandis qu’il lui appliquait la gauche sur la nuque.

Pendant qu’il le tenait captif dans ces tenailles vivantes :

— Allons du calme, mon cher Jim ! lui dit-il. Pourquoi te débats-tu ainsi ? C’est pour ton bien et par respect, par amitié pour toi-même que je te tiens ainsi… Je ne veux pas que tu ajoutes d’autres blasphèmes à celui que tu viens de proférer : c’est pourquoi je te ferme la bouche. Mais je te laisse les oreilles ouvertes pour que tu puisses entendre mes propositions de paix. Dire une pareille énormité à une femme d’une beauté aussi achevée, c’est une vraie félonie, et tu vas lui faire de très humbles excuses… autrement, tu resteras ainsi en pénitence pendant la nuit entière, si madame l’exige…

Suzanne allait prendre la parole, quand Chiffinch la prévint.

Il était blême de colère, et tout son corps était agité d’un tremblement nerveux.

— Général ! s’écria-t-il, vous pouvez lâcher mylord Jefferies… Oui, vous dis-je, vous pouvez le lâcher !… C’est moi, Chiffinch, qui le défie d’exécuter contre madame la moindre partie de ses menaces ! Mylord Jefferies ni moi ne sommes des hommes d’épée ; nous ne croiserons donc pas le fer, nous ne nous couperons pas la gorge… mais nous avons d’autres armes, et nous combattrons d’une autre façon… Nous verrons qui le premier culbutera l’autre et le réduira à néant, tout en le laissant vivre !… Venez, Suzanne, venez… Ni vous ni moi ne nous attablerons avec ce rustre et grossier personnage !

— Ma foi ! tu n’as que ce que tu mérites ! s’écria Kirke en écartant les mains et en rendant la liberté à Jefferies, tandis que, pour la première fois depuis qu’ils s’étaient vus, Suzanne adressait à Chiffinch un regard sans colère, sans mépris ou sans indifférence.