Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/IV

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et Albert Longin
L. de Potter (5p. 97-119).

IV

Une victoire pour dot (suite).

Quelques instants après que Kirke eut fait à son hôte cette invitation, une bougie était apportée, sur l’ordre de Murray, dans le salon, et tous les papiers qui venaient de lui être remis étaient brûlés.

Lorsque la flamme qui consumait leur dernier fragment se fut éteinte, le vieux soldat parlementaire tendit la main au soldat de Tanger.

— Je conserverai, dit-il, un reconnaissant souvenir de ce que vous avez fait là, général… C’est agir noblement…

— Et cela vous étonne de la part de Percy Kirke, n’est-ce pas ?

— Cela m’étonnera plus ou moins, suivant ce qu’il vous reste à me dire, monsieur ; car vous avez annoncé en commençant deux questions…

— Nous arriverons bientôt à la seconde, sir Charles ; mais nous avons maintenant plus de temps pour causer, puisque rien ne vous oblige plus à quitter Londres précipitamment… Persistez-vous toujours à prendre les armes pour la cause impossible du duc de Monmouth ?

— Monmouth n’est à mes yeux, vous devriez le savoir, général, qu’un drapeau à opposer à Jacques… Derrière lui, je vois les lois, les libertés, l’honneur, la religion de mon pays !… De quelque côté que me vienne une lueur d’espérance de pouvoir les sauver, je m’y tourne… Jacques, qui porte la main sur tous ces biens si précieux, doit cesser de régner !…

— Vous n’ignorez pas non plus que j’y tiens fort peu, à ce Jacques… et bien moins encore, depuis que je connais de lui une de ces bassesses infâmes qui souillerait l’histoire même de la dernière nation du monde ! Mais, sir Charles, je suis avant tout un homme pratique, et je ne prends point des sentiers impossibles pour atteindre les buts vers lesquels je marche. Attendez que ces sentiers soient praticables… Ils le seront bientôt… Nous y marcherons alors à côté l’un de l’autre… Je vous le dis encore une fois, réservez-vous pour le jour où Guillaume d’Orange, qui campe aux rivages de la Hollande, attentif à tout ce qui se passe en Angleterre, y débarquera…

— Je ne saurais attendre ce grand jour, interrompit Murray d’un air triste, mais résolu.

— Vous n’avez plus les mêmes raisons à me donner. Les lettres qui, vous compromettant mortellement, vous forçaient à recourir aux plus fragiles moyens de salut, ces lettres n’existent plus… Vous pouvez aujourd’hui rester tranquille dans votre demeure.

— Rester tranquille dans ma demeure, à l’heure terrible et sanglante où mes plus chers amis me chercheraient vainement à leur côté, et, ne me voyant pas, se diraient : « Charles Murray est mort ! pleurons-le !… car, s’il vivait, il serait ici ! » Et moi, lâche, traître, infâme, je serais tranquille dans ma demeure !… Non, non, général… Vous voyez bien que vous me demandez là une chose impossible ! Je partirai aujourd’hui même pour Taunton…

— Et miss Lucy, que faites-vous d’elle ?

— Ma fille me suit.

— Eh quoi ! sir Charles, vous ne frémissez pas à l’idée d’exposer ainsi votre enfant à tous les affreux dangers qui vont vous entourer ?

— Dieu veillera sur elle.

— Cessez, sir Charles, cessez de vous laisser dominer par cet enthousiasme du devoir que je respecte et admire, mais que ne saurait approuver la raison calme et sûre… Écoutez enfin cette dernière.

— Et que dit-elle ? Est-ce votre voix, général, qu’elle va emprunter pour me parler ?

— Oui, sir Charles, oui, c’est par ma voix qu’elle vous crie : Si tu veux te perdre, il est injuste d’offrir à la mort avec toi une seconde victime.

— J’ai tout fait, tout tenté pour échapper à cette affreuse nécessité et placer Lucy sous la protection…

— D’un homme qui n’en à pas voulu, je le sais ! interrompit Kirke avec un geste de dédain et de triomphe.

— Les motifs les plus saints ont dominé la volonté de lord Henri Lisle, général.

— Quels qu’aient pu être ces motifs, le fait n’en existe pas moins ! Et le fait, c’est une lâche félonie ! Me voici, sir Charles… La femme dont l’avenir me serait confié par un père qui va mourir, oh ! nul jamais ne lui ferait verser une larme ! et je n’irai pas, moi, demander à personne la permission de l’épouser !…

— Ma fille ne sera jamais la femme d’un soldat de Jacques Stuart… d’un homme qui va tirer l’épée contre moi et mon parti. Je ne la donnais à Lord Lisle lui-même qu’à la condition expresse qu’il se retirerait du service.

— Se retirer du service, mettre son épée au fourreau pour le reste de ses jours, tandis que l’on a encore le bras fort, le cœur intrépide, l’âme ambitieuse ! murmura sourdement le soldat de fortune ; oh ! ce serait là une condition impossible. Il ne resterait plus à l’homme de guerre qui s’y serait soumis… il ne lui resterait plus qu’à prendre la quenouille. Passe encore pour un moment, Lucy est une Omphale qui voudrait qu’on lui sacrifiât l’épée pendant un mois ou deux… mais toujours… oh ! non !

Kirke élevant la voix et s’adressant à Murray :

— Cette condition a pu convenir à lord Henri Lisle, dit-il ; mais quelque grand que soit mon amour pour miss Lucy, je ne saurais y souscrire, sir Charles.

— Aussi ne vous l’ai-je point faite, répliqua le vieillard avec une froide dignité. Je vous le dis, parce que je tiens à être franc et loyal avec vous. Et comment ne le serais-je pas à l’égard d’un homme qui s’est conduit noblement avec moi depuis que nos relations ont commencé ?

— N’allez pas croire au moins, s’écria brusquement Kirke, qui, tout entier au combat intérieur que vingt passions opposées se livraient dans son âme, n’avait même point entendu les paroles de Murray ; n’allez pas croire au moins que je refuse parce que je suis dévoué à toute épreuve à Jacques II, parce que je veux lui conserver à tout jamais mon épée fidèle ! Vous savez bien que je n’attends que Guillaume pour tourner le dos au Stuart !

Murray se recueillit un moment, et portant un regard interrogateur sur Kirke :

— Général, lui dit-il, quelle est donc cette honte sans nom dont vous avez su que Jacques d’York s’est couvert récemment ?

— J’ajoute une foi bien mince à toutes ces rumeurs malveillantes qui se répandent journellement contre ce prince, répondit Kirke. Mais il ne saurait en être de même de ce que je vais vous dire : la chose s’est passée hier, et je la tiens de Chiffinch lui-même. Jacques d’York a vendu, à beaux deniers comptants, la Flandre et le Brabant à Louis XIV. Cornish paie aujourd’hui les lettres de change tirées sur lui par l’acheteur. C’est Chiffinch qui est chargé de les toucher.

— Et vous continuez à servir un prince aussi infâme, général ?

— Que voulez-vous, sir Charles ; que diable voulez-vous que je fasse si je le quitte ? Au service de quel prince ou de quelle cause mettrai-je mon épée, si je la reprends à Jacques ? Cette épée n’est jamais restée oisive. Le repos lui est odieux, et, au lieu de s’y soumettre, elle a toujours préféré de courir les aventures.

— La crainte qu’elle ne reste oisive par les temps qui se préparent est bien chimérique, général. Vous pouvez l’utiliser tout de suite. Quelque compromis que soit notre projet, venez avec moi et combattez pour nous,

Un silence se fit, Murray resta immobile et tranquille ; il observait le major-général.

Celui-ci était en proie à une fiévreuse agitation. Tantôt il marchait à grands pas, tantôt, s’arrêtant brusquement, il poussait une sourde exclamation. L’arc de ses sourcils se tendait et se détendait dans la même seconde, et, tour à tour, son regard s’allumait et s’adoucissait.

Après une minute ainsi écoulée, il s’arrêta devant Murray et lui dit d’une voix brève :

— Si je combats pour vous, Lucy devient-elle ma femme ?

— Non, répondit le vieillard.

Kirke fit un bond en arrière, et la face animée d’une flamboyante colère :

— Non ! répéta-t-il, vous avez dit non ! Mais que vous faut-il donc ?

Murray allait répondre quand la porte s’ouvrit et donna passage à Lucy. Elle salua le major-général avec une politesse pleine de réserve, et s’approchant de Murray :

— Tout est prêt, mon père, lui dit-elle à voix basse. On n’attend plus que vos ordres pour mettre les chevaux à la voiture.

— Dis de les atteler, mon enfant, répondit le vieillard, je te rejoins dès que cet ordre sera exécuté.

La jeune fille se retira après avoir fait une nouvelle révérence au visiteur.

Durant les courts instants qu’elle était demeurée dans le salon, Kirke était resté absorbé dans sa contemplation. La nuit sans sommeil qu’elle avait passée, les larmes qu’elle avait versées, la tristesse profonde qui couvrait son visage, la montraient sous un jour nouveau et plus touchant à l’homme dont elle occupait toutes les pensées.

Son costume de voyage, d’une simplicité pleine de goût, donnait, d’un autre côté, aux lignes si virginalement pures de toute sa personne, quelque chose de piquant dont elle manquait habituellement.

Sa vue réveilla dans le cœur de Kirke et raviva la terrible passion qui le dominait et le bouleversait. Il sentit sa colère s’éteindre et son âme invinciblement attirée vers le père de Lucy.

— Écoutez un dernier mot, dit-il à Murray d’une voix qui tremblait malgré lui : vous le savez mieux que personne, sir Charles, votre cause est perdue ; vous vous avouez vaincu avant d’avoir combattu, et si vous allez braver les soldats de votre ennemi, ce n’est que par le sentiment le plus exalté du devoir et par une crainte exagérée de passer pour un traître. Eh bien ! sir Charles, cette victoire qui vous échappe, je vous la donne, moi ! Votre défaite assurée, je la change en un éclatant triomphe ! Les redoutables régiments de Tanger, les seules troupes aguerries que Jacques puisse vous opposer, et auxquelles vous ne résisteriez pas, eussiez-vous cent mille combattants sous vos drapeaux ; eh bien ! je vous les amène, moi, leur colonel, leur ami, leur père, leur dieu ! Je jette, sur le champ de bataille, leur épée et la mienne dans la balance de la destinée, et nous verrons de quel poids elles seront ! Et n’allez pas prononcer le mot de trahison, et me repousser encore ! Ce que je fais aujourd’hui pour vous, je suis décidé, si vous ne l’acceptez pas, à le faire demain pour Guillaume d’Orange… Répondez, sir Charles Murray ! Acceptez-vous ?

— Quelles sont vos conditions, général ? demanda le vieillard, dont le cœur battait avec violence.

— Je n’en pose qu’une une seule : la main de votre fille.

Murray ne répondit pas.

— Résistez-vous encore, s’écria Kirke, et ne la trouvez-vous pas assez riche, la dot que j’apporte à votre fille ? Je ne sais, mais il me semble que bien rarement épouse, même royale, en aura reçu une plus splendide !

— Attendez-moi ici, général. Je vous donnerai tout à l’heure ma réponse.

En prononçant ces mots, Murray sortit du salon et laissa Kirke seul.