Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/V

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et Albert Longin
L. de Potter (5p. 123-156).

V

Le sacrifice.

Après avoir quitté son père, Lucy avait donné l’ordre de mettre les chevaux à la voiture de voyage, et était rentrée dans sa chambre. C’était celle qu’avait habitée sa mère, morte alors que la jeune fille entrait dans sa quinzième année. Inspirée par l’exquise sensibilité de son âme, la pauvre enfant l’avait demandée à son père, et y était venue s’installer le soir même du jour où l’on avait porté le corps de mistress Murray à sa derrière demeure. Elle avait laissé tous les meubles à la place qu’ils occupaient du vivant de celle qu’elle avait tant aimée, et cet arrangement, elle y avait depuis constamment tenu, parce qu’il la lui rappelait à toutes les heures du jour.

C’était ici qu’elle cousait, c’était là qu’elle s’asseyait pour lire et méditer les Saintes-Écritures ; c’était à cette place, devant ce crucifix d’ivoire jauni, qu’elle s’agenouillait pour prier et demander à Dieu le bonheur de sa fille, ou le courage pour elle, s’il lui réservait de pénibles épreuves.

Cette mémoire filiale devait naturellement être exaltée par la situation d’esprit où la jeune fille se trouvait, et par les douloureux évènements qui se déroulaient autour d’elle et dont quelques-uns l’avaient déjà frappés de coups si affreux. À l’instant d’abandonner cette chambre sainte pour longtemps, pour toujours peut-être, elle se sentit prise d’une douleur navrante, qui venait s’ajouter à toutes ses autres douleurs, et semblait les compléter et pour ainsi dire les achever.

Ni son geste cependant, ni l’expression de son visage, rien en elle n’indiquait le désespoir. À côté de ce que Lucy avait de tendre et de faible, de sensible et d’aimant dans le cœur, partie féminine qu’avait cultivée chez elle l’éducation maternelle, existait une force presque virile, dont son père avait trouvé le germe en elle et qu’il avait pris un soin prévoyant de développer. La fille de Murray pleurait, il est vrai, comme une femme, mais elle savait aussi penser et agir comme un homme.

Elle tomba tout à coup à deux genoux sur le prie-Dieu de sa mère, et levant les mains vers le crucifix :

— Mon Dieu, dit-elle, recevez les larmes que je verse et que je vous offre comme au souverain juge qui mesure les épreuves à la force des éprouvés !… Faites que mon père échappe aujourd’hui à Jefferies !… Donnez-moi le courage qui me sera nécessaire pour endurer les maux dont me menacent les jours qui se lèvent… Faites que je sois assez forte pour être utile à mon père, s’il succombe… Mais elle est juste et sainte la cause qu’il soutient et défend : Seigneur, envoyez-lui la victoire !… Faites surtout, Dieu bon, qu’il ne se rencontre pas les armes à la main, sur le champ de bataille, face à face avec Henri ! Faites au contraire que Henri… vaincu… soit sauvé par mon père !… Frappez-moi de mort, ô mon Dieu ! s’il vous faut une victime… Mais que Henri vive et que mon père triomphe !…

Murray, en ouvrant la porte de la chambre, interrompit la prière de sa fille ; mais il en avait entendu la dernière phrase, et le nom de lord Lisle, qui s’y trouvait mêlé au souhait de victoire fait pour lui, le rejeta tout entier dans la cruelle hésitation qu’il avait surmontée un instant auparavant, aux dernières paroles que Percy Kirke avait prononcées.

IL s’avança vers Lucy qui, à sa vue, se leva de son prie-Dieu et marcha à sa rencontre en disant :

— Vous venez me chercher pour partir, mon père ?… Je suis prête ; allons.

— Hélas ! non, ma fille, répondit le vieillard. Je ne sais même si nous partirons aujourd’hui.

— Songez, mon père, que c’est le dernier jour fixé par le colonel Kirke ! Songez qu’avant la nuit sans doute, lord Jefferies, si vous restez à Londres, vous fera arrêter… et, avec ces funestes lettres…

— Elles n’existent plus, ma fille.

— Vos lettres à lord Lisle ?… Celles qui ont été enlevées à William ? Celles qui étaient entre les mains du grand juge ?… Elles n’existent plus, dites-vous ? s’écria Lucy avec un éclat de joie.

— Je les ai brûlées tout à l’heure… tu peux encore voir leur cendre dans le salon.

— Toutes ? vous êtes bien sûr que toutes ont été brûlées ?

— J’en suis sûr, ma fille.

— Ah ! Dieu soit loué ! il a déjà exaucé une partie de ma prière… Mais ces lettres, comment les avez-vous donc eues, mon père ?

— C’est le colonel… le major-général Percy Kirke qui me les a apportées.

— Lui, mon père ? dit Lucy étonnée… lui, l’ami de lord Jefferies !

— Il est encore plus le nôtre que celui du grand juge.

La jeune fille resta pensive un moment. Il était aisé de voir que deux sentiments contraires luttaient en elle : son éloignement pour l’adversaire de l’homme qu’elle aimait, sa reconnaissance pour celui qui rendait un tel service à son père. Ce fut ce dernier sentiment qui l’emporta.

— Ah ! dit-elle, que Dieu lui tienne compte de ce qu’il a fait là !… c’est un noble cœur !… et s’il n’était pas parti, je serais allée le remercier, comme c’est mon devoir.

— Le major-général est encore dans le salon, murmura sir Charles Murray en hésitant.

— Il est encore ici ! pourquoi donc ? demanda Lucy, qui ajouta presque aussitôt : Eh bien ! allons le retrouver, mon père.

— Pas encore, Lucy, pas encore… J’ai à causer avec toi auparavant.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous donc, mon père ? comme vous êtes pâle !… Vous souffrez ?… asseyez-vous.

La pauvre enfant, toute troublée, avança un fauteuil et fit asseoir le vieillard.

Celui-ci, en effet, malgré l’immense effort qu’il faisait pour dominer son émotion, était vaincu par elle. Durant de longs instants toutes les funèbres images que John Widman avait évoquées dans sa terrible prosopopée, semblaient passer devant le regard attristé de ce chef de parti rendu responsable de la défaite sanglante des siens.

Lucy s’était agenouillée devant son père et lui avait pris les deux mains dans les siennes. Penchée sur lui, et en proie à une poignante inquiétude, elle le regardait avec des yeux pleins de larmes.

— Mon père, non père ! lui disait-elle d’une voix désolée, oh ! dites-le moi, qu’avez-vous donc ? Qu’est-ce qui peut vous troubler ainsi ?… Mon père, vous dont le courage est si grand, l’âme si invincible, sous quelle douleur inouïe chancelez-vous aujourd’hui ? Oh ! vous me faites frémir, mon père ! Répondez-moi… ne me cachez rien… je saurai tout entendre.

Le vieux puritain releva de front ; une expression de douleur immense remplaça dans son regard le trouble profond qui l’avait égaré un moment ; il l’arrêta sur le visage de Lucy, et, posant une de ses mains sur la tête de la pauvre enfant :

— Ô fille de Jephté, dit-il, quelle épreuve t’attend !… me faire mourir si tu me refuses !… te sacrifier si tu acceptes !…

— J’ignore ce que vous voulez dire, mon père, s’écria Lucy d’une voix ferme, mais je comprends une chose : je comprends qu’il est en mon pouvoir de détourner de vous une grande honte, un grand remords, un grand danger, que sais-je, moi ?… Avez-vous donc pu croire que j’hésiterais un seul instant ? Parlez… oh ! parlez, mon père !

— Hélas ! tu ne sais pas ce que j’ai à te demander, mon enfant !

— Quelqu’affreux que ce puisse être, dites toujours, dites vite, mon père… J’aime mieux le savoir tout de suite, à l’instant même… Oh ! si vous saviez comme le retard que vous mettez à parler m’épouvante !

— J’hésiterais encore ; ma fille, lors même que ton cœur ne serait pas plein de l’amour de Henri !…

— Mon Dieu ! qu’allez-vous me dire ! s’écria Lucy en portant la main sur son sein et en fermant les yeux.

— Tu l’as deviné, ma fille !

— Parlez, mon père !… que je sois certaine de mon malheur !

— Songe, Lucy, dit le vieillard d’une voix caressante et en attirant sa fille sur sa poitrine ; songe, ma pauvre enfant, que Henri est perdu pour toi… perdu sans retour !… Lord Lisle est désormais un étranger pour toi !… Que dis-je ?… il est un ennemi pour nous !… Tu sais bien qu’il va combattre ton père, ta religion, ton Dieu ! Ce soldat de Jacques Stuart est digne de son maître : il a menti à tous ses serments ! il a renié sa race ! il a rejeté loin de lui l’épée de son père l… il va tirer la sienne pour défendre ce roi qui a fait assassiner le noble exilé qui donna le jour à ce fils indigne, à cet homme sans cœur !…

Lucy se redressa, tout en restant agenouillée devant le vieillard :

— Voyez si je vous aime, mon père, dit-elle d’une voix grave, puisque je ne m’éloigne pas de vous après les paroles que vous venez de prononcer !… Est-ce bien à Henri qu’elles s’appliquent ?… Oh ! qu’elles sont injustes, et combien elles augmentent mon chagrin !… Eh quoi ! mon père, avez-vous donc pu douter de moi jusqu’à vous croire obligé d’employer avec moi un semblable moyen ? Abaisser Henri, ce jeune homme si noble, si bon, si généreux, dont le sublime sacrifice vous a attendri vous-même et a fait sortir de votre bouche des paroles enthousiastes d’admiration !… L’abaisser ainsi, mon père, et pourquoi ?… Pour relever un homme dont la sanglante renommée épouvante les hommes de sang eux-mêmes !… Pour exalter un soldat de fortune dont l’épée appartient à celui qui la paie le mieux, à celui qui l’achète le plus cher !…

— À mon tour, je te dirai, ma fille, que tu es injuste envers le major-général Percy Kirke… tu ne saurais en disconvenir, et tu le reconnaissais tout à l’heure toi-même, il s’est noblement conduit envers nous, depuis que nous le connaissons… et j’étais déjà son obligé avant même qu’il ne me connût. Pour toi, pour l’amour qu’il a pour toi, il abandonne la plus haute fortune militaire, il sacrifie un splendide avenir… un présent magnifique…

— Eh bien ! mon père, qu’ai-je à faire, et que m’ordonnez-vous ? dit Lucy en se levant.

— Je ne t’ordonne rien, je n’ai rien à t’ordonner, mon enfant, répondit Murray, qui se leva aussi, prit sa fille par la main, et marchant avec elle vers le crucifix, poursuivit ainsi :

— Que demandais-tu à ce Dieu que tu implorais, quand je suis entré dans ta chambre, Lucy ? Tu lui demandais la défaite pour mes ennemis, la victoire pour moi… Eh bien ! ma fille, ce Dieu bon exauçait ta prière à l’instant même où, comme un parfum agréable, elle montait vers lui… Il m’envoyait un homme, un agent choisi par lui, — car rien ne se fait sans sa volonté souveraine ! — Ce messager, envoyé à son insu par le dieu des armées, venait m’apporter cette victoire qui m’échappait, et pour tout salaire me demandait ta main… Que dois-je lui répondre ?

— Mon père, de grâce, dit Lucy, tremblante d’émotion, laissez-moi vous adresser une question. Êtes-vous donc si certain que cet homme tient la victoire dans sa main, que vous, n’hésitez pas à sacrifier votre enfant, que vous chérissez tant, à une promesse peut-être illusoire, à un espoir qui pourrait bien être chimérique ?

— Si cette promesse et cet espoir n’étaient certains à mes yeux, je ne l’aurais jamais transmis la demande du général Kirke.

— Écoutez-moi, mon père, dit Lucy d’une voix dont la fermeté était tempérée par une suave douceur ; depuis que j’ai perdu la sainte qui m’a donné le jour, qui m’a élevée, qui veille toujours sur moi et emplit encore de sa présence invisible le lieu où nous nous trouvons ; depuis que Dieu m’a enlevé ma mère, vous m’avez prise par la main et conduite dans la vie… Vous avez fait de votre fille votre amie… vous lui avez confié des secrets que l’on fait souvent aux hommes. Eh bien ! mon père, cette marque de confiance que vous m’avez donnée vingt fois dans des occasions moins solennelles, je vous demande de me la donner encore aujourd’hui : dites-moi ce qui vous rend si certain de la réalisation des promesses du général Kirke ?

Murray ne répondit pas. Il était évident qu’il éprouvait la plus grande répugnance à confier à Lucy les causes qui, à ses yeux, assuraient la victoire à son parti.

— Allons, mon père, continua Lucy avec une froide résignation, je vois bien qu’il ne me reste qu’à obéir à l’ordre que vous m’avez donné…

— Lucy !

— J’aurais préféré de faire un semblable sacrifice avec une noble abnégation, en victime intelligente et volontaire. Mais vous ne le voulez pas, mon père… Que votre volonté soit faite ! Vous m’avez dit que mon refus vous ferait mourir, cela me suffit !

— Chère et généreuse enfant, s’écria Murray, tu mérites de tout savoir ; tu sauras tout, car tu es la femme forte dont parle l’Écriture !… Nous étions perdus, Lucy ; le projet de descente en Angleterre du duc de Monmouth et des réfugiés de Hollande est vendu et trahi. Jacques et ses ministres et ses généraux connaissent nos plans, et ce n’était qu’une sanglante comédie qui allait se jouer dans les comtés de l’Ouest… Il ne me restait plus qu’à mourir en homme courageux, les armes à la main. Mais Dieu, dans sa bonté, en a décidé autrement : il a permis, il a voulu que le major-général Kirke t’aimât, afin que, nouvelle Esther, tu sauvasses ton peuple ! Cet homme est venu mettre son épée au service de notre cause…

— Est-elle donc si invincible, si irrésistible, qu’à elle seule elle change ainsi les choses de face ? s’écria Lucy.

— Si elle m’avait été offerte seule, répondit Murray, elle n’eût certes pas valu une si grande récompense !

— Qu’offre donc encore le major-général Kirke ?

— Ses régiments de Tanger ! Ces troupes régulières et aguerries lui sont tellement dévouées, qu’il peut les entraîner dans le parti qu’il choisira…

— Le major-général Kirke reste donc dans le camp de Jacques… en attendant ?

— Oui, dit le vieux puritain en baissant involontairement la voix et les yeux.

— Et c’est dans la bataille qu’il entraînera ses agneaux… ses tigres ! mon père, de votre côté ?

— Oui, ma fille.

— Cet homme, pour exécuter sa promesse, foulera aux pieds le serment prêté à son maître ?

— Et que nous importe, ma fille !…

— Que nous importe, mon père ?… mais c’est une trahison !…

— Le résultat est si grand, si glorieux, si désirable…

— Quel qu’il doive être, je n’en aurai pas moins été le prix de la trahison !…

— Ma fille, écoute-moi… ne t’indigne pas ainsi, ô ma noble enfant… Laisse-moi t’expliquer les choses… John Widman, tu le sais, est venu me faire visite… Nous sommes entrés tandis que tu te trouvais dans le salon avec Percy Kirke, alors colonel, depuis major-général… Wildman s’est tout de suite aperçu de son amour pour toi… Il m’en a parlé, il m’a annoncé ce qui arrive aujourd’hui : la passion que Dieu a mise dans le cœur de cet homme, m’a-t-il dit, est tellement invincible qu’il sacrifiera tout pour obtenir la main de miss Lucy… Accordez-la lui et la victoire est à nous…

— Et c’est sur les conseils d’un Wildman que vous avez pris une telle détermination, mon père ?

— J’ai repoussé ces conseils avec indignation, et il est sorti de cette maison en me maudissant.

— Eh bien, mon père, pourquoi avoir ainsi changé de résolution ?… Ce qui vous indignait dans la bouche de Wildman, comment l’agréez-vous dans celle de Percy Kirke !

— Comment je l’agrée, ma fille ? répondit Murray d’une voix sombre. Ah ! j’ai bien souffert depuis que Wildman m’a quitté ! depuis qu’il a laissé tomber de ses lèvres prophétiques des paroles qui bourdonnent sans cesse à mes oreilles, la nuit et le jour, durant la veille et pendant le sommeil !…

— Quelles sont donc ces paroles si terribles, mon père ?

— Lorsque je lui eus déclaré que jamais, et pour quelque victoire que ce pût être, je ne consentirais à ton union avec Percy Kirke, le regard illuminé, la voix vibrante, le geste pathétique, il s’est écrié : — « Que de morts dans les champs ! comme la terre est rouge de tous côtés ! Et ces ruisseaux et ces rivières, ce n’est donc pas de l’eau qui coule dans leur lit ?… non, c’est du sang ! Vous êtes tombés tous, ô mes courageux amis, sous les balles des agneaux de Percy Kirke. Levez-vous de la terre sanglante où vous êtes étendus, frappés en pleine poitrine : j’ai un secret noir comme l’enfer à confier à votre oreille indignée, ô mes chers morts !… C’est Charles Murray qui vous a tués !… Ô patrie égorgée, c’est Charles Murray qui a tenu le couteau ! Ce juge infidèle d’Israël a refusé de sacrifier sa fille pour vous donner la victoire, ô mes frères ! pour te sauver, ô mon pays ! »

Lucy tomba à deux genoux sur son prie-Dieu, et d’une voix déchirée par les sanglots :

— Mon Dieu ! ma mère ! s’écria-t-elle, recevez le sacrifice que je fais ici de mon cœur et de mon être !… Henri, puissiez-vous me pardonner !…

Se relevant aussitôt et marchant d’un pas ferme vers le vieillard qui pleurait :

— Venez, mon père, dit-elle avec une divine résignation, Dieu m’a donné la force de consentir, il me soutiendra jusqu’au bout de l’épreuve… Allons trouver le major-général Percy Kirke.

Un instant après, Murray, rentré dans le salon avec sa fille, mettait la main de Lucy dans celle du soldat de Tanger.