Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/IX

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et Albert Longin
L. de Potter (5p. 241-279).

IX

L’affront.

Londres ne présentait pas encore, à l’époque où se passe cette histoire, son innombrable forêt de cheminées vomissant éternellement dans l’atmosphère leur épaisse et noire fumée de charbon de terre, qui fait comme une voûte solide et opaque au-dessus de l’immense capitale, aujourd’hui transformée en une sorte de cave obscure, humide et froide. Le soleil de mai s’était levé splendide et gai sur la ville, et allait éclairer deux cérémonies bien différentes : l’ouverture du parlement par Jacques II, et le mariage du major-général Percy Kirke avec miss Lucy Murray, qui devait se faire dans l’église de Westminster.

On faisait donc également et à White-Hall, dans les appartements de Jacques II, et dans Soho-Fields, dans la demeure de Murray, les préparatifs nécessaires aux rôles que chacun avait à remplir ce jour-là.

Tout en disposant dans la chambre du roi ses habits de grande cérémonie, Chiffinch répondait aux questions de son maître, et combattait adroitement plus d’une grave objection, détournait plus d’un danger de ses deux collègues du triumvirat.

— Ainsi, répétait le roi pour la vingtième fois, ainsi, c’est aujourd’hui qu’il fait ce beau coup de tête !…

— Oui, sire, répondit Chiffinch, c’est aujourd’hui que Votre Majesté a permis que ce mariage se fît…

— Permis ? permis ? oui, mais tu sais à quelle condition !…

= Le major général la tiendra, sire, Votre Majesté peut en être persuadée… Il me l’a juré sur l’honneur, et c’est un homme qui n’a jamais menti à son serment…

— Oh ! là-dessus, murmura le roi d’une voix chagrine, là-dessus mon parti est bien pris, ma résolution bien arrêtée… Si Percy Kirke, d’aujourd’hui à trois mois, n’a pas converti cette petite hérétique qu’il prend pour femme, je le destitue… Oui, je le destitue…

— Votre Majesté n’aura pas à en venir à cette extrémité… Elle connaît les principes religieux du général Kirke.

—Tu lui as bien recommandé, Chiffinch, de se marier en habit civil… Je ne veux pas qu’il paraisse à Westminster avec son costume militaire. Que dirait-on si l’on voyait un des officiers supérieurs de mon armée épouser la fille d’un Murray, avec l’habit de son grade ?… Je tiens essentiellement à éviter ce scandale… J’y tiens essentiellement, sache-le bien.

— Le major-général n’enfreindra pas vos ordres, sire…

— Tu as beau dire, Chiffinch, tu as beau dire, je ne vois pas ce mariage avec plaisir… non, je ne saurais le voir avec plaisir… Songe donc que c’est à la veille d’entrer en campagne, que Percy Kirke va se marier, et avec qui ?… avec la fille d’un des principaux conspirateurs qui vont prendre les armes contre mon trône !… Qu’il ne vienne pas au moins me demander sa grâce, qu’il ne vienne pas me la demander !… Je ne conçois pas, en vérité, que Jefferies, son ami d’enfance, et qui doit avoir de l’influence sur lui, ne l’ait pas empêché de faire une pareille folie… Non, je ne le conçois pas, en vérité…

— Sire, le major-général n’est pas un homme qu’on empêche de faire ce qu’il a en tête…

— C’est bien ! c’est bien ! Tu te souviendras que je rends Jefferies responsable de la conduite de Kirke… Et toi aussi, Chiffinch, toi aussi qui les défends tous deux si bien, je te rends responsable de tout ce qui peut se passer de fâcheux par suite de ce mariage… Oui, je t’en rends responsable…

— J’accepte cette responsabilité, sire… mais je ne cours pas de bien grands risques ; je suis certain au contraire que Votre Majesté sera satisfaite de son grand juge et de son major-général, et j’ose espérer qu’elle laissera tomber un regard de bonté sur moi qui lui ai procuré ces deux serviteurs selon son cœur…

— Dieu t’entende, Chiffinch !… Voyons, habille-moi que j’aille faire l’ouverture de ce parlement, que je voudrais bien voir à tous les diables !… Oui, oui, à tous les diables !…

— Votre Majesté n’a pas pourtant à s’en plaindre… Les électeurs lui ont envoyé des hommes qui lui sont entièrement dévoués.

— Oui, oui, je sais que si l’on en retire quelques-uns seulement, tous les autres, les neuf dixièmes des membres du parlement sont d’excellentes gens… Je sais que si j’avais eu à les choisir moi-même, je n’aurais pas mieux fait… mais ils n’en composent pas moins un parlement… Et le mot m’est aussi odieux que la chose elle-même !… Laissons, laissons Kirke écraser Monmouth et ses complices, nous verrons après ce qu’il y aura à faire avec ces parlements… Oui, nous verrons ce qu’il y aura à faire… En attendant, je vais leur donner aujourd’hui une bonne nouvelle… une bonne nouvelle qui ne les réjouira pas tous… je vais leur dire qu’Argyle est vaincu et pris… Quand donc pourrais-je leur annoncer aussi que Monmouth est prisonnier !

— Ce sera bientôt, répondit Chiffinch, car Dieu à résolu de donner à Votre Majesté un règne glorieux, éclatant et long !

— Mon bon Chiffinch, je te remercie de tes souhaits, car je ne puis voir là que des souhaits… J’espère pourtant qu’ils s’accompliront… Je voudrais bien pouvoir t’en récompenser. Mais je suis pauvre, Chiffinch, je suis pauvre, tu le sais… Tout cet argent que tu es allé toucher chez Cornish est déjà dépensé !… Il a fallu payer les électeurs qui m’ont composé si bien à ma guise mon cher parlement ! Mais je ne serai pas toujours pauvre, et plus tard, Chiffinch, plus tard, tu ne perdras rien pour avoir attendu…

— Je ne demande qu’une chose, la prospérité du roi mon maître, et le bonheur de servir Votre Majesté me suffit, dit le page en s’efforçant de faire exprimer à son masque le plus entier dévoûment.

Jacques II, qui ne voulait pas rester plus longtemps sur le chapitre des récompenses méritées par Chiffinch, se hâta de changer de sujet de conversation.

— As-tu fait prévenir lord Henri Lisle, le lieutenant de mes gardes, dit-il, qu’il ait à se rendre ce soir auprès de ma personne.

— Oui, sire.

— Il ne doit pas s’attendre, n’est-il pas vrai, ajouta Jacques II avec un sourire équivoque ; il ne doit pas s’attendre à la petite surprise que je lui ménage… Qu’en dis-tu, Chiffinch ?

— Il serait difficile qu’il pût la soupçonner, sire.

— Je dois le reconnaître, ChiMinch, tu as souvent de bonnes idées… oui, de bonnes idées… Celle qui concerne lord Henri Lisle, entre autres, est excellente… oui, excellente.

Tandis que le roi causait ainsi avec son premier page, Lucy, — après avoir, devant le crucifix de sa mère, élevé son âme au ciel, et prié Dieu et la sainte femme de recevoir le sacrifice volontaire de son bonheur, — s’était vêtue de blanc et rendue au salon, où son père devait bientôt la rejoindre. Il était convenu qu’ils attendraient là, avec Wildman et quelques amis de la famille, l’arrivée de Percy Kirke ; et puis, quand tout le monde serait réuni, qu’on se rendrait à l’église de Westminster pour procéder à la cérémonie du mariage.

En attendant son père, les amis de son père et l’homme qui allait devenir son époux, Lucy vint s’asseoir à une fenêtre ouverte, devant laquelle les grands arbres du jardin balançaient leur cime agitée par un vent léger. Comme le jour où, dans le même salon, Henri et elle échangeaient leurs serments, le soleil dardait à travers le feuillage des rayons joyeux, les oiseaux chantaient leurs amours, les fleurs versaient dans l’air leurs doux parfums tiédis par l’haleine de mai ; toutes ces sollicitations attractives de la nature trouvaient cependant la jeune fille insensible. Pâle, inanimée, immobile comme une figure de cire blanche, elle ne voyait ni n’entendait la poésie qui brillait, bruissait ou s’exhalait autour d’elle.

Mais il est plus facile d’échapper aux attrayants appels de la nature qu’aux importunités de l’homme, et la pauvre Lucy allait l’éprouver. Tout entière absorbée dans ses noires pensées, elle ne s’était pas aperçue que quelqu’un venait d’entrer dans le salon et s’était avancé auprès d’elle.

— Que miss Murray veuille bien recevoir mes plus respectueux hommages ! dit une voix dont le timbre excentrique aurait fait naître le rire sur les lèvres les plus sérieuses.

Lucy se retourna précipitamment et vit debout auprès d’elle le poète Cornwell, qui avait été délivré du pilori, grâce à elle, quelques semaines auparavant.

— Miss, poursuivit le singulier personnage, Horace a dit que la reconnaissance est une vertu agréable aux dieux, et c’est c’est celle que je cultive avec le plus de soin dans mon cœur. Je viens vous offrir, dans ce jour solennel, tous les vœux ardents que je fais pour votre bonheur… Mais comme votre visage est triste ! oh ! triste comme celui de lord Henri Lisle !…

Lucy, qui avait supporté jusque-là Cornwell par pure bonté, lui prêta, à ces dernières paroles, une attention tout à coup ravivée. Elle ne lui adressa cependant pas une seule question ; mais sa subite émotion n’avait pas échappé au maigre poète.

= Oui, oui, reprit-il, il est bien triste, oh ! triste jusqu’à la mort le généreux lord Lisle… Je l’ai quitté il n’y a pas encore une heure. Je savais que vous alliez vous marier, honorée miss Lucy, et l’on m’avait dit que c’était avec lord Henri. Or, cette nouvelle m’avait réjoui le cœur. Outre la reconnaissance que je vous dois et le plaisir que je ressens conséquemment de tout ce qui vous arrive d’heureux, il y avait encore dans cette union d’un jeune homme et d’une jeune vierge, l’un et l’autre d’une beauté aussi accomplie, d’une âme aussi vertueuse, d’un caractère aussi noble que vous et lord Lisle ; il y avait, dis-je, un admirable thème de poésie. L’épithalame enflammé et gracieux, tendre et brûlant, me montait spontanément au cerveau et chantait de lui-même sur mes lèvres. Je me mis donc à écrire un épithalame… Le voici : « Épithalame de Lucy et de Henry. » Imaginez-vous, miss, que j’allais pour le lire à lord Henri Lisle… Il m’a arrêté et m’a dit : « Écris pour moi un chant funèbre, mon ami, car je ne supporterai pas la vie !… Quant à ton épithalame, je crains bien que tu ne puisses même pas l’utiliser en substituant à mon nom de celui de Kirke, car c’est lui qui se promet d’épouser Lucy aujourd’hui. Qu’il le fasse, si je ne le tue pas !… »

— Mon Dieu ! que dites-vous, monsieur Cornwell ? dit Lucy en se laissant tomber sur une chaise.

— Si le major-général Percy Kirke a accepté le cartel de lord Lisle, ils doivent être occupés en ce moment à se couper la gorge. Ne vous tourmentez pas ainsi, honorée miss ; songez au contraire que c’est une chance qui vous reste, car j’ai bien compris que vous n’aimiez pas le général. C’est dommage, cependant : je n’aurais eu en effet qu’à changer le nom de Henri en celui de Kirke, et mon épithalame allait parfaitement pouvoir servir : voyez plutôt, miss, veuillez m’écouter un moment, cela vous distraira. La poésie est faite pour distraire les esprits malades. Voyez David auprès de Saül… Voyez cette magnifique ode que vient de composer mon ami Dryden sur la fête d’Alexandre, et que tout Londres en ce moment sait par cœur… Je commence absolument comme Catulle dans son épithalame de Julie et de Mallius… Écoutez :

« — Toi qui habites la colline héliconienne, ô fils d’Uranie ! toi qui entraînes la tendre vierge vers l’époux, ô Hyménée Hymen ! ô Hymen Hyménée ! ceins ton front des fleurs de l’odorante marjolaine, prends ton voile couleur de feu ; accours joyeux, tes pieds blancs comme la neige, chaussés du cothurne d’or !… »

Cornwell allait continuer impitoyablement, et Lucy, douloureusement préoccupée de la nouvelle du duel de Henri Lisle avec Kirke, aurait longtemps encore entendu bourdonner autour d’elle ce vain bruit que font les vers à l’oreille quand l’âme est ailleurs, si Murray n’était venu interrompre le poète.

Il était accompagné de Wildman et de trois de ses parents, respectables négociants de la cité de Londres.

Le vieux puritain s’avança vers sa fille et lui serra affectueusement la main sans rompre le silence.

Il avait senti qu’il n’y avait pas de paroles pour exprimer les sentiments qui agitaient en ce moment l’âme de Lucy et la sienne.

Les quatre amis, qui étaient entrés avec lui, vinrent tour à tour saluer la jeune fille et lui adresser l’éternel et banal compliment que l’on fait à toute jeune personne qui va se marier dans une heure avec un personnage fameux. Wildman seul lui dit tout bas :

— C’est beau, ce que vous faites aujourd’hui, miss ! allez courageusement jusqu’au bout ; Dieu et votre pays vous en tiendront compte !

Lucy écouta les yeux baissés et ne répondit pas.

Toute son attention, depuis un moment, semblait s’être concentrée sur la porte d’entrée. Elle y tournait sans cesse ses regards, et elle frémissait involontairement, rien qu’à l’idée de la voir s’ouvrir pour donner passage à Kirke.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! se disait-elle à elle-même, si cet homme vient, c’est qu’il aura tué Henri ! Et il me faudra mettre ma main dans la sienne… dans la sienne qu’il aura à peine achevé de laver pour en faire disparaître le sang de Henri ! Mon Dieu, je vous avais demandé de mesurer à mes forces les épreuves que vous me destiniez ! Hélas ! je le sens, elles sont trop cruelles, et mon courage va faillir !… Jamais femme s’est-elle trouvée dans ma position ?… Henri, devenir l’épouse de ton assassin !… Oh ! mon père, mon père, si vous saviez le nouveau coup qui menace de me frapper ! Non, je ne puis le lui laisser ignorer. Il est impossible qu’il persiste dans l’idée de m’unir à cet homme, s’il a tué Henri !…

Lucy s’approcha de Murray, et l’attirant à part :

— Mon père, lui dit-elle, Henri se bat en ce moment avec le major-général. Vous connaissez Henri… Si Percy Kirke peut quitter le champ du combat pour se rendre ici, c’est qu’Henri sera tué ou mortellement blessé… Mon père, donnerez-vous toujours ma main à son meurtrier ?

Avant que Murray n’eût le temps de ré- pondre, la porte s’ouvrit et la voix d’un domestique annonça :

— Le major général Percy Kirke !

Celui-ci parut dans le salon, portant un riche costume civil et n’ayant même pas l’épée au côté.

— Henri est mort ! Sauvez-moi, mon père ! s’écria Lucy en se jetant dans les bras de Murray.

Le vieillard, tenant sa fille serrée contre son sein, se tourna vers Kirke et lui dit, avec une émotion qu’il parvenait difficilement à contenir :

— Quelle a été l’issue du combat, général ?

— Quel combat, sir Charles ? répondit Kirke d’un air étonné.

— Je parle de la rencontre que vous avez eue ce matin avec lord Henri Lisle.

— Ah ! vous savez que j’ai été provoqué ? Le combat n’a pas eu lieu… J’ai refusé.

— Dieu soit loué ! s’écria John Wildman, qui, s’adressant ensuite à Murray, poursuivit : L’heure de nous rendre à Westminster va sonner, sir Charles. Il est temps de partir… Partons !

Le vieux puritain s’approcha de sa fille, et lui prenant la main avec tendresse :

— Lucy, mon enfant, lui dit-il d’une voix où tremblaient des larmes intérieures, nous arrivons vers le terme du sacrifice, demande à Dieu de te soutenir jusqu’au bout, et n’oublie jamais la grandeur des résultats où nous mène ce sacrifice ! Viens, ma fille !

Un domestique entra en ce moment dans le salon et remit une lettre à Murray.

— Tu me la donneras plus tard, mon ami, dit le vieillard.

— La personne qui me l’a remise attend ; elle dit qu’il est de la plus haute importance que vous la lisiez de suite et avant de sortir.

— Elle vient peut-être de Henri… pensa Lucy, qui murmura à l’oreille de son père : Lisez-la, oh ! je vous en supplie, lisez-la !

Murray brisa Le cachet et lut les lignes suivantes :

« Si vous ne voulez pas mourir ce soir de désespoir ; si vous ne voulez pas, même dans l’autre vie, pleurer éternellement un crime que vous vous préparez à commettre à votre insu, recevez-moi à l’instant même, seul à seule ; je n’ai qu’un mot à vous dire pour vous sauver.

« Suzanne. »

— Suzanne ?… Qui est donc cette Suzanne ? murmura sir Charles Murray.

— Allez toujours, mon père ! allez toujours ! dit à voix basse Lucy, qui sentit un vague espoir renaître en elle.

— Veuillez m’excuser, messieurs, dit Murray en s’adressant à la compagnie. Je reviens à l’instant.

Le vieillard sortit du salon, trouva Suzanne dans une pièce d’entrée et la conduisit, sur sa demande, dans son cabinet.

Lorsqu’ils y furent enfermés, la jeune Irlandaise se plaçant debout en face du vieillard, ému malgré lui :

— Sir Charles Murray, lui dit-elle, je suis la pauvre fille que vous avez vue se débattre contre Jefferies et ses constables, le soir du premier février passé, alors que vous sortiez du palais de White-Hall ; je suis cette malheureuse victime que lord Lisle a essayé de défendre contre le grand juge, et pour laquelle votre fille, miss Lucy, demandait à lord Lisle sa protection. J’ai la mémoire du cœur, sir Charles, et c’est pour reconnaître ces bienfaits que je viens vous dire de rompre le mariage de votre fille avec le major-général Percy Kirke, à moins que vous ne teniez à la jeter aux bras d’un assassin !

— D’un assassin ?

— Oui, d’un assassin !

— La preuve, donnez-moi la preuve !

— Connaissez-vous l’écriture de lord Lisle ?

— Eh quoi ! Henri a succombé, et Kirke déclarait tout à l’heure qu’il avait refusé de se battre !

— Il ne s’agit pas de lord Henri Lisle, il s’agit de son père… Connaissez-vous l’écriture de la victime tombée à Lausanne ?

— Si je connais l’écriture de mon vieil ami, de celui avec qui j’ai été en correspondance toute ma vie !…

— Lisez ceci, alors.

Suzanne remit en même temps une feuille de papier dépliée à Murray, qui lut d’une voix terrifée :

« C’est le capitaine Barca qui m’a assassiné.

« Lord Lisle. »

— Vous ne comprenez pas, sir Charles, et vous allez me demander qui est ce capitaine Barca, sous le poignard duquel a succombé votre noble ami… Vous ne me croiriez pas si je vous le disais. Retournez au salon, et posez votre question au major-général Kirke.

Murray, la poitrine haletante, la voix suffoquée, se dressait, dix secondes après avoir quitté Suzanne, devant Kirke.

— Avez-vous jamais porté le nom de Barca, général ? lui demandait-il.

— Oui, sir Charles.

— On vous a nommé le capitaine Barca ?

— J’ai déjà répondu à votre question, sir Charles ; j’ajoute à ce oui laconique que le nom de Barca est un sobriquet que mes soldats m’ont donné, et que j’ai porté dans le voyage que j’ai fait en Europe, depuis l’abandon de Tanger…

— Vous le portiez, ce sobriquet, à votre passage à Lausanne ?

— Oui.

— Chez lord Lisle ?

— Oui, je ne l’ai quitté qu’à ma rentrée en Angleterre.

— Monsieur, s’écria Murray d’une voix éclatante, et en montrant la porte avec une énergie inouïe, sortez de chez moi !

— Monsieur, dit Kirke avec un calme terrible, m’expliquerez-vous ?…

— Je n’explique rien ; je vous dis de sortir, de ne pas souiller plus longtemps cette maison de la présence d’un homme tel que vous, sanglant, vil et fourbe aventurier !

— Ah ! dit Kirke en portant la main à son côté, ah ! maudit que je suis, je n’ai pas mon épée !

— Elle ne vous serait d’aucun secours contre des laquais qui vont vous chasser honteusement si vous ne sortez de vous-même… Sortez ! et si je ne vous fais pas arrêter, c’est que je ne veux point me rendre coupable de la puérile niaiserie d’envoyer à Jefferies un de ses complices. Sortez !

Kirke resta impassible ; son œil seul, semblable à celui du tigre qui recule devant des chasseurs, promena un regard terrible sur tous les témoins de sa honte. Sans prononcer un seul mot, sans trahir par un seul geste la fureur qui bouillonnait en lui, il sortit calme, fier et digne.