Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/X

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et Albert Longin
L. de Potter (5p. 283-319).

X

Serments de vengeance.

La porte s’était depuis un instant refermée sur Kirke, et cependant tous les témoins de la dramatique scène qui venait de se passer restaient encore plongés dans un muet étonnement.

Ce fut Murray qui, le premier, rompit le silence.

— Ô ma fille ! s’écria-t-il en pressant Lucy sur son sein, j’ai besoin de ton pardon et je te le demande en tremblant…

— Mon père, que dites-vous ? Oh ! ne parlez pas ainsi ! interrompit la jeune fille.

— Ah ! malheureuse enfant, si tu savais aux bras de quel époux j’allais te jeter !

Puis, s’adressant à Wildman et à ses parents :

— Ne m’interrogez pas, mes amis, poursuivit-il ; il y a là un horrible secret qu’il faut que je garde, aujourd’hui du moins.

— Je ne vous le demande pas, sir Charles, dit Wildman d’un air bourru ; je vous avoue même que je ne tiens nullement à le connaître. Il me suffit de savoir que vous venez d’anéantir la dernière, la seule espérance qui restât à notre parti… Notre parti ?… l’ai-je dit ?… Je me récuse, alors… je n’en suis pas, je n’en ai jamais été !… Je ne fais nul cas d’un parti qui compte parmi ses chefs des hommes aussi impolitiques que vous… Et comme je me soucie fort peu de porter gratuitement ma tête sur l’échafaud, je me retire… Adieu, messieurs… Adieu, sir Charles Murray.

John Wildman sortit après avoir prononcé ces mots :

— Quant à moi, s’écria Cornwell, je suis ravi de ce qui vient d’arriver, car, je le vois maintenant, mon épithalame peut rester tel qu’il est, et assurément, nous le chanterons un jour ! Voulez-vous que je vous le lise dès aujourd’hui ?

Tandis que Cornwell dépliait son manuscrit, Murray prit sa fille par la main et lui dit :

— Viens, Lucy, viens que nous remercions l’ange qui nous sauve tous deux !

— Lucy, suivie de son père, courut dans le cabinet où Suzanne avait été laissée un moment auparavant. Il n’y avait plus personne dans la pièce. Sur une feuille de papier posée ouverte sur le bureau étaient écrits ces mots :

« N’ayant rien fait en vue de vous, miss Lucy, je ne puis recevoir vos remercîments, et je m’en vais. Ma récompense est ailleurs. Si nous nous rencontrons jamais face à face, et nous disputant un même cœur, je ne vous demande pas de vous ressouvenir alors de ce que j’ai fait aujourd’hui. Priez votre père de taire à lord Henri Lisle le secret que je lui ai confié.

« Suzanne. »

Murray et Lucy, après avoir lu, se regardèrent étonnés.

— Nous n’avons pas le temps d’éclaircir ce mystère, ma fille, dit le vieillard. Il faut que nous partions pour Taunton sans retard, à l’instant même. Je vais faire atteler, toi, Lucy, surveille Le transport des effets dans la voiture.

Tandis que Murray et sa fille se préparaient à quitter précipitamment leur maison de Soho-Fields, Kirke et Suzanne, après en être sortis sans s’être aperçus, avaient pris deux routes différentes : le major-général s’était rendu chez le grand juge au banc du roi, la sœur de Fitzgerald, annoncée par un laquais, entrait dans l’appartement de lord Henri Lisle, et se trouvait en présence du jeune homme.

— Par Cupidon, s’écria Jefferies en voyant apparaître Kirke dans son cabinet ; par le dieu Cupidon ! tu vas vite en besogne, ami Percy ! Quoi ! tu as déjà épousé la belle Lucy ?

— Trêve à ces plaisanteries de mauvais goût, mylord ; trêve, s’il vous plaît ! hurla le major-général.

— Ah ! mon Dieu ! qu’as-tu donc ? s’écria tout à coup le grand juge… Mais je ne t’avais pas regardé, moi ! Que t’est-il donc arrivé ? je n’ai jamais vu pâleur semblable à celle de ton visage. — Tu n’as pas dû voir non plus honte pareille à ma honte ! Si les damnés souffrent les douleurs que j’endure en ce moment, je les plains, ils sont bien malheureux !

Le major-général qui, depuis son entrée avait parcouru à pas précipités le cabinet du grand juge au banc du roi, s’arrêta tout à coup devant ce dernier.

— Es-tu mon ami ? lui dit-il brusquement.

— Si je suis ton ami, Percy ! est-ce que tu aurais sujet d’en douter ?

— Non ! Fais alors immédiatement arrêter Murray.

Jefferies bondit sur lui-même et renversa sur le dossier de son fauteuil sa tête où se peignit une subite stupéfaction.

— Faire arrêter ton beau-père !… y songes-tu, mon ami ?

— Par les furies de l’enfer ! cria le soldat de Tanger, cette injurieuse gaîté finira-t-elle, mylord ? et voulez-vous me forcer à vous étouffer dans mes mains, à vous écraser sous mes pieds ?

— À mon tour, général, je vous demanderai, dit Jefferies en se levant, s’il vous faut faire enfermer comme un fou que vous êtes en ce moment ? Lorsque vous vous serez expliqué, je verrai s’il faut rire des paroles d’un insensé, ou écouter sérieusement celles d’un homme raisonnable. Parlez, que voulez-vous ?

— Ce que je veux ? Ne vous l’ai-je pas dit ? Je veux que vous fassiez arrêter sir Charles Murray !

— À Dieu ne plaise que je commette une semblable folie. Quand j’ai voulu le faire arrêter, moi, vous avez bien su me dire que j’étais un fou. J’ai cédé à la raison ; pourquoi ne céderiez-vous pas à votre tour ?

— Mais c’est un rebelle, un conspirateur !

— Ne l’était-il donc pas quand vous exigiez qu’il restât à Londres en pleine liberté, en pleine sécurité ?

— Mais il court soulever dans l’Ouest les populations !

— Eh ! tant mieux ! mille fois tant mieux !

— Je vais dire au roi comment vous remplissez vos devoirs !

— Allez-y donc ! Comment, vous restez en place ?… Mais partez donc ! White-Hall n’est pas loin !… Ah ! vous ne bougez pas… J’ai refusé cependant d’obéir à vos ordres, et vous ne m’étouffez pas dans vos mains, vous ne m’écrasez pas sous vos pieds… Mais quoi ! des larmes dans tes yeux, Percy ?… Pourquoi pleures-tu ainsi ?… Ami, tu souffres donc bien ?… Tu me caches quelque chose, Kirke… Les raisons que tu m’as données pour faire arrêter sir Charles Murray sont trop puériles, elles sont indignes de toi !… Tu en as d’autres, te dis-je, que tu me caches… Parle, mon ami ; confie les causes de tes douleurs à ton vieil ami d’enfance… Que t’a fait Murray ?

— Il m’a chassé de chez lui !… oui, chassé… chassé honteusement !

— Pourquoi donc, mon Dieu ?

— Je ne sais.

— Quoi ! il ne l’a donné aucune explication ?

— Aucune ; il a même formellement refusé de m’en donner… Eh bien, mon cher Jim, repousses-tu encore ma prière et ne vas-tu pas le faire arrêter ?

— La colère t’aveugle, mon ami… Crois-moi, abandonne cette malencontreuse idée.

— Ainsi, tu es indifférent et froid aux outrages que je reçois ?

— Tu as bien peu de mémoire, Percy. Ah ! Murray t’a chassé de chez lui… Donne-moi la main, compagnon de la même honte !… Ne m’a-t-il pas aussi fait plier le genou devant lui ?… Et pourtant, lorsque je le tenais l’autre jour dans mes mains, ne les ai-je pas ouvertes à ta prière ?… Pourquoi l’ai-je fait ? Parce qu’il est le plus précieux de nos instruments de fortune, et qu’il serait impardonnable à nous de le briser avant de nous en être servi… J’ai été patient et prévoyant ; sois-le aussi, mon ami… Qu’est-ce donc qu’un retard de quelques jours dans une pareille affaire ?… Il t’a chassé, dis-tu ; il est probable qu’il ne l’a pas fait après t’avoir donné sa fille… Eh bien ! que je le fasse arrêter, Lucy t’échappe… car le prétexte qui me permettrait de la faire, elle aussi, jeter en prison, n’est pas facile à trouver… tandis qu’en la laissant partir avec son père, rien ne sera si aisé que de mettre la main sur elle, dès que l’insurrection aura éclaté… Je le la donnerai, alors.

— Oh ! je saurai bien la prendre moi-même, s’écria Kirke dont l’œil brilla d’un féroce espoir.

— Allons, je le vois, dit Jefferies, tu te rends à la raison… Je savais bien que tu finirais par faire comme moi, mon bon Percy.

— N’importe ! murmura Kirke comme se souvenant, d’où me vienne ce coup si imprévu et dont je ne puis deviner la cause, ce que j’ai refusé ce matin, je l’accepte ce soir… Je l’exige même… Ce jeune Lisle, qu’il soit ou non pour quelque chose dans l’horrible affront qui m’a été fait, il faut que je le tue… aujourd’hui même…

— Qui parles-tu de tuer, Percy ?

— L’homme que Lucy aime ! ce jeune lieutenant aux gardes, le fils de ton bon ami, lord Lisle !

— Ah ! voici que tu railles à ton tour. Va quitter ces beaux habits, mon cher Kirke, va les quitter ; pour le service qu’ils t’ont rendu, tu aurais mieux fait d’épargner l’argent qu’ils l’ont coûté. Va les quitter, et quand tu auras revêtu ton uniforme, reviens me prendre, que nous nous rendions immédiatement chez le roi.. ; Sa Majesté nous attend… Tu pourras tuer ton rival en sortant de White-Hall.

Pendant que Percy Kirke se laissait persuader par Jefferies, lord Henri Lisle adressait des questions précipitées et en apparence incohérentes à Suzanne.

La belle Irlandaise avait refusé de s’asseoir. Tremblante d’émotion, mais calme à force de volonté, elle restait debout devant le jeune homme, dans une pose humble, craintive et respectueuse, semblable au suppliant qui implore le pardon d’un crime. Combien ainsi elle rappelait peu la Suzanne du boudoir de Montagu-street, si enjouée, si heureuse, si enivrée de la visite de Henri.

— Vous venez partager ma douleur, avait dit lord Lisle en la voyant entrer. C’est bien à vous, Suzanne !

— Je ne viens pas partager votre douleur, mylord… si je n’avais eu que cela à faire ici, je ne serais pas venue… car, poursuivit-elle en baissant la voix, où serait mon droit de pleurer avec vous ?… Non, mylord, je viens faire cesser votre douleur, je viens vous apporter une grande joie !

— La joie s’est éloignée de moi pour toujours, Suzanne.

— Ne dites pas cela, mylord !… Dieu ne vous à pas abandonné, car il a permis, il a voulu que le mariage de miss Lucy Murray avec le major-général Kirke soit rompu !

— Suzanne ! Suzanne ! que dites-vous là ? s’écria Henri en s’élançant vers la jeune fille et en lui prenant les mains. Oh ! parlez ! mais parlez donc !

— Je vous dis que ce mariage est rompu ! qu’il n’aura pas lieu !… qu’il ne peut plus avoir lieu !

— Mais comment voulez-vous que je croie cela ?… Comment le savez-vous ?… Qui vous l’a dit ?

— Je n’ai eu besoin d’interroger personne, mylord !… Quand on a fait une chose, on ne va pas demander aux autres si elle s’est faite.

— Quoi ! Suzanne, c’est vous qui avez fait rompre ce mariage ?

— Oui, mylord, et qui ai fait chasser honteusement de chez sir Charles Murray le major-général Kirke.

Henri regardait Suzanne avec des yeux où un reste de doute se mêlait encore à une joie étonnée de se sentir naître. Il n’osait croire à la réalité du bonheur si inattendu qu’on lui annonçait ; et cependant, s’il n’eût été retenu par la contenance pleine de réserve de la jeune fille, il eût enveloppé de ses bras, dans un élan de reconnaissance, cette messagère de la bonne nouvelle.

— Mais de quel moyen avez-vous donc usé, Suzanne, pour faire ainsi chasser ce misérable lâche qui a refusé ce matin de se battre avec moi ?

— D’un moyen bien simple, mylord, mais que je vous demande humblement la permission de ne point vous dire… N’insistez pas, mylord, il m’est impossible de rompre le silence là-dessus. Quant à ce que vous dites de la lâcheté du major-général, c’est la colère qui vous fait parler ainsi, mylord… Percy Kirke a refusé de se battre ce matin, parce qu’il ne voulait pas avoir de votre sang sur la main qu’il allait donner à miss Lucy Murray. Mais, depuis une heure qu’il a cessé d’avoir l’espérance de faire sa femme de votre fiancée, il ne songe plus qu’à vous tuer. Il va vous provoquer en duel ; à votre tour, mylord, n’acceptez pas !

— Ne pas accepter le cartel de cet homme, Suzanne ! mais ce serait me couvrir d’infamie ! En vain pourrais-je dire pour m’excuser qu’il a secouru mon père à ses derniers moments ; non, non, refuser serait m’ôter le droit de porter une épée !

— Le roi vous attend aujourd’hui à While-Hall, n’est-ce pas, mylord ?

— Oui, Suzanne ; Sa Majesté m’a fait dire de ne pas manquer de me rendre aujourd’hui à la réception qui doit suivre la séance d’ouverture du parlement.

— En retour de ce que j’ai fait pour vous, mylord, je ne vous demande qu’une chose ; c’est, lors même qu’il vous appellerait tout de suite sur le terrain, d’éviter toute rencontre avec le major-général avant d’avoir vu le roi.

— Pourquoi donc ? Suzanne, vous semblez savoir plus que vous ne voulez dire… Chiffinch vous aurait-il appris le motif qui me fait appeler par le roi ?

— Je dois me taire, mylord… Mais quoi qu’il arrive, souvenez-vous de votre mère, à qui vous avez déjà fait de si grands sacrifices !… Ceux que l’on va encore vous demander ne sont rien en comparaison !… Adieu, mylord ; souvenez-vous quelquefois de Suzanne, jusqu’au jour où vous la rencontrerez de nouveau.

La jeune Irlandaise sortit, laissant Henri Lisle sous le charme de la dignité, de la noblesse, de la sensibilité qu’elle avait montrées dans cette entrevue, et il n’y eut que la pensée de Lucy sauvée qui pût le distraire de l’impression que Suzanne venait de produire sur lui.

L’espoir qui rentrait dans son cœur ne put pas cependant lui donner la force de chasser les préoccupations inquiètes qui lui venaient de ordre reçu de se rendre à White-Hall.

— Pourquoi le roi veut-il me voir, me parler ? se disait-il. Je ne sais pourquoi, mais j’ai un mauvais pressentiment. Et cependant je sens qu’aucune contrariété, aucun malheur ne seront jamais assez grands pour égaler la joie que Suzanne vient de m’apporter !… Lucy, que je croyais perdue, n’est point à un autre… elle peut encore m’aimer et devenir ma femme !… Dieu, à notre insu, veillait sur notre serment… Qu’il soit béni !

Une heure après, trois voitures se rencontraient dans un carrefour avoisinant White-Hall. Dans l’une d’elles étaient Murray et sa fille qui sortaient de Londres et gagnaient au grand trot la route de l’Ouest ; dans une autre étaient assis, conversant ensemble, Kirke et Jefferies ; dans la troisième se trouvait lord Henri Lisle. Ces deux dernières se rendaient au palais des Tudors, devenu la demeure des Stuarts, et qui, douze ans après l’époque où ont lieu les évènements que nous racontons, devait être presque entièrement réduit en cendres dans l’incendie de 1697.

La réception qui avait lieu à White-Hall ce jour-là était entièrement politique. À l’issue de la séance d’ouverture du parlement, tous les députés dévoués à Jacques II s’étaient rendus auprès du roi, et c’étaient les neuf dixièmes des membres de la chambre des communes, et à peu près tous les pairs du Royaume-Uni.

Tous, à l’envi, félicitaient Sa Majesté de la victoire qu’elle venait de remporter sur la rébellion en Écosse ; tous lui promettaient leur concours le plus actif et le plus entier, si elle se montrait en Angleterre.

Pendant que Jacques II écoutait avec une complaisance marquée ces protestations de dévoûment, à l’autre bout de l’immense salle où il se trouvait, Henri Lisle et Kirke venaient de se rencontrer.

— J’espère, mylord, avait dit aussitôt ce dernier à voix basse, que vous voudrez bien considérer comme non avenu mon refus de ce matin.

— Ah ! vous vous ravisez, général, répondit le jeune homme avec un sourire plein d’une injurieuse compassion ; mon Dieu, je suis à vos ordres : j’ai entendu dire que le plus brave avait aussi ses heures de faiblesse. Il paraît que ces défaillances du courage surviennent à certains moments dans certaines natures. Je vous le répète, j’attendrai avec patience votre heure.

Ce dédain, auquel il s’attendait si peu, fit bouillonner tout le sang de Percy Kirke.

— Tout de suite, sur-le-champ, dit-il en se contenant avec peine. Venez donc, venez, ô vous ! l’homme de toutes les heures !

Les deux ennemis se dirigeaient déjà vers la porte, quand tout à coup ils furent arrêtés par Chiffinch, qui se jetait au devant d’eux.

En même temps la voix de Jacques II se faisait entendre presqu’à leur oreille.

— Général… lieutenant, suivez-moi ! disait le roi, qui se mit à marcher dans la direction de son cabinet.

Kirke et Henri obéirent.

Arrivés à la suite du prince dans la salle où celui-ci travaillait d’ordinaire, ils y trouvèrent Jefferies, qui y était déjà ; et Chiffinch entra presqu’en même temps qu’eux.

— Lieutenant, dit Jacques II en se tournant vers lord Lisle, je n’ai pas la prétention de vous apprendre une nouvelle en vous disant que les comtés de l’Ouest sont sur le point de faire une coupable levée d’armes contre mon autorité souveraine, et pour soutenir les folles prétentions de Jacques Crofts, surnommé duc de Monmouth… Non, je n’ai pas cette prétention. Je me prépare à faire de mon mieux pour éteindre dans le sang des rebelles l’incendie que leur damnée folie va allumer. Voici le brave Percy Kirke qui veut bien me prêter, dans cette circonstance, l’appui de son bras et de son expérience de la guerre… Je l’ai nommé major-général des troupes que je me propose d’envoyer au-devant de Jacques Crofts… Et j’ai compté, lieutenant, que vous voudriez bien lui servir d’aide-de-camp… Oui, j’ai compté sur votre dévoûment.

— Sire, veuillez n’excuser… dit Henri en s’inclinant, mais…

— Il n’y a pas de mais qui tienne, mylord ! s’écria le roi ; j’ai presque fait une prière… c’est assez ! maintenant, j’ordonne ! Est-ce que quelque chose vous contrarie, mylord, dans le poste honorable que je vous ai assigné là ? Vous en voulez peut-être au major-général, qui a failli d’épouser une jeune fille à vous destinée ? Mais il n’a pas réussi… Vous êtes donc quittes l’un envers l’autre. Est-ce que par hasard vous songeriez à m’offrir votre démission ? Ce serait l’action d’un sujet fidèle et zélé quand il s’agit de défendre mon trône ! oui, l’action d’un sujet fidèle et zélé !… D’ailleurs, donnez-la, votre démission, si vous croyez devoir le faire ; donnez-la, si vous croyez par là racheter le passé de votre famille.

— Sire, dit le jeune homme en relevant la tête, toute ma conduite…

— Je sais, je sais, reprit vivement Jacques II ; je sais qu’elle a été jusqu’à présent loyale et dévouée. Faites donc qu’elle le soit à l’avenir, sinon j’ai des moyens, moi, pour m’assurer du dévoûment de ceux que j’appelle à me servir…

Les paroles de Suzanne revinrent alors à l’esprit de Henri ; il comprit clairement qu’il s’agissait ici du sort réservé à sa mère, si sa conduite à lui devenait un seul instant douteuse aux yeux du roi.

— J’accepte le poste où Votre Majesté veut bien me placer, dit-il avec un visage rasséréné.

— Ah ! très bien, dit Jacques II, je n’attendais pas moins de vous, lieutenant !… Allez, et préparez-vous à être dévoué au major-général Kirke comme vous l’êtes à moi-même. Quant à lui, il aura pour vous tous les égards que vous méritez.

Henri salua et se retira.

— Lors même que la vie de ma mère ne courrait aucun risque, pensa-t-il, il aurait encore fallu accepter… Lucy accompagne son père à Taunton… Kirke pourra la rencontrer… Je serai auprès de lui pour le surveiller !

— Général, dit Jacques II en s’adressant à Kirke, j’ai besoin de tous mes serviteurs en ce moment… Je savais que vous et lord Lisle, — deux hommes dont j’estime fort la valeur, — vous vouliez vous couper la gorge. J’ai songé qu’en vous imposant de mutuelles obligations et des rapports journaliers, vous oublieriez votre haine par amour pour moi… Me suis-je trompé ? Dites, me suis-je trompé ?…

— Certainement non, Sire ! dit Kirke d’une voix mal assurée.

— C’est bien ! c’est très bien !… Maintenant, messieurs, permettez que je retourne auprès de mes très chers membres de la chambre des communes… Vous, songez que Jacques Crofts doit être sur mer à l’heure qu’il est ! Allez, et achevez de préparer, en ce qui vous concerne, tout ce qui nous est nécessaire pour le recevoir dignement !

Quelques minutes après, Jefferies, Kirke et Chiffinch descendaient l’escalier privé des jardins de White-Hall.

Jefferies, placé au milieu des deux autres membres du sinistre triumvirat, leur disait :

— Tu vas partir pour l’Ouest, Percy… Triomphe sur les champs de bataille… Dès que tu auras écrasé l’ennemi, moi, laissant à Londres Chiffinch, pour garder l’oreille de Sa Majesté Jacques II, j’irai te rejoindre… Je commencerai ma tournée judiciaire dans les comtés révoltés et vaincus par loi, Kirke ! Alors, mes amis, notre vengeance éclatera terrible et impitoyable ! Mais le sang versé à flots ne sera qu’un accessoire dans ce superbe ensemble, dans cette magnifique orgie ! Il te faudra aussi des voluptés, à toi, Percy !… De l’or à tous trois, de l’or encore et toujours de l’or !… Ah ! qu’il me tarde de monter sur mon tribunal !… Je veux que le souvenir des jugements que je vais porter reste dans la mémoire épouvantée des peuples !

FIN DU TRAITÉ D’ALLIANCE.