Le Tour de France d’un petit Parisien/1/11

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Librairie illustrée (p. 136-144).

XI

Gergovie

Jean consentit à faire une excursion à Gergovie. Restait à savoir comment on s’assurerait de Hans Meister jusqu’au retour.

Le déjeuner touchait à sa fin. L’Allemand, bien qu’il eût paru satisfait de la cuisine de l’établissement, voulut goûter de sa cuisine à lui. Il se fit apporter des œufs frais et de l’eau chaude et se mit à casser et à battre les œufs dans l’eau, en y ajoutant du sel, du poivre et de la canelle. Le plus curieux, fut la façon d’ingurgiter ce singulier potage. Montre en main, il prit un soin particulier à l’avaler en une seule minute.

Le maître d’hôtel et, derrière lui, trois ou quatre garçons, regardaient curieusement procéder l’Allemand.

— Avaler promptement surtout, leur dit celui-ci, est nécessaire à ma santé.

Maurice et Jean trouvèrent l’occasion opportune et signalèrent Hans Meister à l’attention du « patron ».

— Il a le cerveau légèrement dérangé, dit Jean, et je le conduis à Orléans, à défaut d’un parent demeuré malade à Mauriac.

— Mais c’est une tâche difficile pour un garçon de votre âge ! répondit le restaurateur.

— Je compte bien qu’on m’aidera un peu, et je vous prie d’avoir l’œil sur lui… jusqu’à ce soir.

— N’avez-vous pas quelqu’un qui puisse le garder à vue ? demanda Maurice ; nous allons à Gergovie… En le promenant un peu par la ville, il sera docile…
Ils allèrent rouler dans la poussière (voir texte).

— Je le confierai à Joseph, notre frotteur, un garçon très doux — et très fort. Avec lui je puis vous répondre de votre toqué.

Libres dès ce moment, les deux jeunes garçons louèrent une calèche et partirent. Ils n’avaient pas à s’occuper du chemin : le cocher conduisait tous les jours des touristes à Gergovie.

La chaîne de montagnes qui s’étend à droite de Clermont, lorsque de la ville, on regarde la belle vallée de la Limagne, se termine à neuf kilomètres par le plateau de Gergovie. C’est là qu’on se rendait directement.

La voiture sortit de Clermont par l’extrémité méridionale de la place de Jaude, et suivit la nouvelle route du Mont-Dore, qui se dirige vers le sud, dominée par les puys de Montaudou et de Gravenoire. Cette route croise, peu après, le chemin de fer de Tulle.

La calèche roulait sur un terrain bombé de nature volcanique ; c’est une immense coulée de lave vomie par le puy de Gravenoire, couverte de scories, pleine de cendres et de pouzzolane. Le travail de l’homme a fini par transformer ce sol ingrat en beaux vignobles qui font la fortune des populations de Beaumont et d’Aubières. On dit que dans les belles années de récolte les buveurs sont admis dans les celliers de ces villages à raison de vingt centimes… par heure de consommation.

Beaumont est étagé sur un monticule.

La masse de lave descend sur le bord d’un ruisseau, côtoie de fraîches prairies, de riches vergers et remonte vers le village de Romagnat.

Le baron du Vergier était l’auteur d’une monographie estimée, sur le plateau de Gergovie. Son fils connaissait le pays pour en avoir longuement entendu parler par son père.

Après avoir dépassé Beaumont, il signala à Jean la petite rivière d’Artière, profondément encaissée entre des prairies et des vergers, et contournant la base du puy de Montrognon. Cette éminence couverte de débris volcaniques est surmontée d’une ruine féodale. Maurice apprit à Jean que la tour qui se dresse au sommet est ce qui reste d’un château élevé à la fin du douzième siècle par le premier dauphin d’Auvergne, château qui a appartenu à Catherine de Médicis, et que le cardinal de Richelieu fit démanteler.

Arrivés à Romagnat, ils suivirent pendant un moment la route d’Opmes. Près de ce village une voie carrossable a été ouverte en 1862, à travers les hauteurs de Risoles, pour faciliter l’accès de Gergovie à Napoléon III, qui s’occupait alors d’écrire son « Histoire de Jules César ».

Vue de Romagnat, la montagne où fut Gergovie, séparée des collines qui, de loin, semblent s’y joindre, affecte la forme d’un de ces tas de cailloux dressés avec régularité sur le bord des chemins pour leur empierrement. Mais elle a trois cent quatre-vingts mètres d’élévation au-dessus de la plaine, environ quatorze cents mètres de longueur et cinq cents de largeur. Son versant septentrional et celui de l’est présentent des pentes tellement abruptes qu’elles défient l’escalade. Le versant sud, au contraire, s’étage en un immense escalier, dont les gradins forment comme des terrasses légèrement inclinées vers la plaine.

La voiture contournait des collines en pentes douces et déposa au sommet nos jeunes voyageurs, très surpris d’être arrivés sans plus de difficultés. Maurice apprit à son ami que, sur ce plateau de Gergovie, s’éleva jadis la capitale des Arvernes, où Vercingétorix résista victorieusement aux cohortes romaines de Jules César.

Pour Jean, si incomplètement connu que lui fût Vercingétorix, il le considérait comme une sorte de héros national. Il savait même que ce chef énergique avait fini par succomber dans Alésia.

Gergovie devait occuper tout le plateau, qui a la forme d’un parallélogramme. Actuellement, la culture a tout envahi, sauf plusieurs chemins, pavés en beaucoup d’endroits. De chaque côté de ces chemins, s’élèvent des amas considérables de pierres basaltiques provenant des constructions qui bordaient les ruelles de la cité gauloise. Des fouilles exécutées presque à un siècle d’intervalle — en 1755 et 1861 — ont fait découvrir de larges pavés de lave, un escalier à vis, un puits de quatre mètres creusé dans le basalte, une vaste cave, des débris de statues, des fers de lances, des flèches et des framées en silex, des fragments de bronze, des poteries en terre rouge, des médailles gauloises en or, en argent et en bronze. Ces divers objets figurent au musée de Clermont.

La ville était fortifiée, à la manière gauloise, par des assises de pierres et de poutres. Lorsque César l’attaqua, ses habitants se défendirent vaillamment, tandis que Vercingétorix, campé aux alentours avec son armée, repoussait chaque jour les Romains dans leurs lignes.

Après la défaite de Vercingétorix, les habitants de Gergovie abandonnèrent cette ville et allèrent s’établir à Clermont alors nommé Nemetum. On sait, par une charte, qu’au douzième siècle les ruines de Gergovie gisaient sur le sol très facilement distinctes ; maintenant pour les reconnaître il faut l’œil exercé d’un antiquaire.

Le fils du baron du Vergier possédait à fond l’histoire nationale. En ce qui concernait Gergovie, il avait présentes à l’esprit les particularités de son siège fameux que César nous a transmises dans ses « Commentaires ».

11 fit faire lentement à son jeune ami le tour du plateau, en côtoyant les débris des invincibles murailles de la forteresse gauloise, et tout en lui racontant les péripéties de la résistance.

— Les clans de l’Arvernie, lui dit-il, hommes, femmes, enfants, vieillards, poussant devant eux leurs troupeaux et chargés de tout ce qu’on pouvait emporter de précieux, étaient accourus à Gergovie avec l’espoir de résister aux envahisseurs venus d’au delà des Alpes, ou résolus à mourir libres, sur la terre natale, en vue de leurs forêts sacrées, et en face des cimes mystérieuses de leurs redoutables volcans.

— Eh ! ces Auvergnats ! observa Jean, qui les croirait si vaillants ?

Il pensait à ses rôtisseurs de marrons…

— Ils n’ont pas dégénéré, repartit Maurice ; seulement leur vaillance s’exerce autrement et plus modestement dans les exigences de la vie moderne. Ils se montrent actifs, patients, sobres.

Le fils du baron reprit :

— César, désespérant d’enlever la position de vive force, prit des mesures pour réduire les assiégés par la famine.

» Vercingétorix avait assis son camp en avant des remparts, en le protégeant d’un mur de six pieds, établi à mi-côte le long d’une des corniches de la montagne qui en fait le tour.

» Dans ses « Commentaires », César dit que les troupes gauloises, rangées par ordre de nations à de faibles distances l’une de l’autre, occupaient toutes les hauteurs et présentaient un aspect terrible. Tous les matins au lever du soleil, les chefs se réunissaient en conseil, et il était rare que la journée s’écoulât sans qu’un mouvement s’exécutât pour entretenir le courage et la valeur des guerriers. Vercingétorix faisait combattre sa cavalerie, qu’il entremêlait d’archers.

» Là, en face, au pied de la montagne, le petit plateau de la Roche-Blanche, avait été fortifié par les Arvernes : en s’en emparant, l’armée romaine leur ôtait les moyens de se procurer de l’eau et des fourrages. César reconnut, que ce poste était assez faiblement gardé. Il sortit de son camp dans le silence de la nuit, et il en chassa la garnison avant qu’elle eût pu être secourue.

» Il établit deux légions en cet endroit, et ouvrit de ce petit camp à son camp principal un double fossé de douze pieds, pour assurer ses communications en cas d’attaque.

» De la Roche-Blanche on peut encore suivre les vestiges de ce double fossé.

» César, en développant sur près de cinq kilomètres ses lignes d’investissement, se flattait d’avoir fermé le seul chemin qui permît à la cavalerie gauloise du plateau l’accès de la plaine, de l’eau et du fourrage. Si son calcul était juste, l’anéantissement des chevaux et des nombreux troupeaux que renfermait la forteresse ne devait plus être qu’une affaire de temps.

» Mais le temps s’écoulait sans affaiblir les assiégés ; le général romain voyait au contraire se multiplier autour de lui les défections et les soulèvements parmi ses alliés. Il finit par reconnaître qu’à l’ouest de Gergovie un col étroit et des hauteurs flanquées de bois et d’escarpements difficiles, mais d’un parcours aisé sur leurs lignes de faîte, avaient servi au ravitaillement de la place assiégée. Vercingétorix, tenant à conserver cette position de Jussat, travaillait à la fortifier.

» Dès le lendemain à l’aube, César envoya à son extrême gauche une légion et un corps de cavalerie, pour inquiéter les travailleurs ; en même temps, il faisait passer à couvert le reste de son armée, dans le camp de la Roche-Blanche, en couvrant les insignes, en cachant les drapeaux. Alors il lança sur Gergovie trois légions, soutenues de deux autres dont il avait pris le commandement en personne. En peu de temps le mur de six pieds est forcé, les Romains sont maîtres de trois quartiers du camp gaulois, et les légionnaires victorieux arrivent avec les fuyards jusqu’aux portes mêmes de la ville.

» Des cris d’alarme s’élèvent de tous les points de Gergovie et répandent l’épouvante parmi les Gaulois éloignés ; du haut des remparts des mères de famille jettent aux assaillants, de l’argent, des bijoux, de riches étoffes ; et le sein nu, les bras étendus, elles supplient les Romains de les épargner. Déjà quelques légionnaires escaladaient le rempart.

» Cependant les Gaulois occupés à fortifier le point faible de Jussat se réunissent aux premiers cris qu’ils entendent ; stimulés par de nombreux messagers, ils se précipitent à la suite de leur cavalerie pour repousser les Romains qu’ils croyaient déjà maîtres de la forteresse.

» La cavalerie de Vercingétorix vint tomber comme une avalanche sur le flanc de l’ennemi, l’infanterie suivait de près ; les garnisons de la cité et du camp se rallient ; les femmes honteuses d’avoir imploré la pitié de l’ennemi, maintenant debout sur le mur, les cheveux épars encouragent les combattants et leur montrent leurs enfants qu’ils doivent défendre ; les légions plient ; au plus fort du combat apparaissent tout à coup sur le flanc droit des Romains les auxiliaires eduens, que les Romains, trompés par les armes gauloises de ces troupes, prennent pour des soldats de Vercingétorix envoyés pour leur couper la retraite. Cette erreur achève de jeter la terreur dans leurs rangs ; les légions sont précipitées le long des escarpements de la montagne et rejetées en désordre sur leur réserve. La Gaule avait triomphé de Rome, dont les morts couvraient le champ de bataille depuis les murs de la ville jusqu’au bas de la colline.

» Trois jours après César abandonnait ses lignes et repassait l’Allier, pendant que les têtes sanglantes de sept cents légionnaires séchaient sur le couronnement des portes de la ville forte.

Pendant ce récit, fait avec chaleur par Maurice du Vergier, l’œil de Jean s’allumait d’enthousiasme ; sa jeune imagination lui représentait vivante, sous ses yeux, cette lutte héroïque de deux races d’hommes. La réalité et la grandeur de la scène pouvait prêter à l’illusion.

— C’était bien beau ce que faisaient ces Gaulois, dit-il ; je suis heureux d’être venu ici. Si jamais, je sentais faiblir le sentiment du devoir envers la terre natale, je me rappellerai Gergovie et Vercingétorix.

Ajoutons que le retentissement de ce succès des Arvernes fut immense dans toute la Gaule ; il rallia à la cause de l’indépendance les cités qui hésitaient encore. « On peut, dit un écrivain patriote — M. Ferdinand de Lanoye — faire dater de cette journée le premier élan des enfants du sol vers cette unité nationale que leurs descendants ne devaient conquérir qu’après dix-neuf siècles de douleurs et d’épreuves, de défaillances et de convulsions. »

« À ce titre, ajoute-t-il, nous regretterons toujours que la statue de Vercingétorix, qui figure aujourd’hui sur le plateau d’Alésia et n’y apparaît guère que comme un trophée enchaîné à la mémoire du conquérant romain, n’ait pas été érigée plutôt sur le point culminant de Gergovie. Là, du moins, ce bronze colossal n’eût soulevé ni doutes ni ambages, et eût été salué — par les innombrables regards qui du fond de la Limagne, des plateaux du Forez et des Dômes, des contreforts du Mont-Dore et du Vélay, se tournent chaque jour vers la vieille acropole de la France centrale, — comme un pieux hommage aux origines sacrées de la patrie… » Nous nous associons à ce regret si éloquemment exprimé.

Maurice offrit à Jean de le ramener à Clermont par Chanonat, où il se promettait de lui faire voir les bâtiments, considérables encore, d’une commanderie de Malte ; mais le petit Parisien, très absorbé par sa visite à Gergovie, demanda comme une faveur de revenir par le chemin le plus direct…

Une heure après, ils apercevaient la haute cathédrale de Clermont et les toitures grises des maisons se dessinant sur le fond vert des vignobles environnants.

Ils virent mieux, en l’abordant cette fois, la position de cette ville assise sur un monticule, et occupant le milieu d’un hémicycle de volcans qui forment la berge occidentale du bassin de la Limagne. Chateaubriand, qui devait s’y connaître, déclare que la position de Clermont-Ferrand est l’une des plus belles du monde.

En arrière, le puy de Dôme dominait de ses 1,468 mètres la ligne de pics et de cratères, au nombre d’environ quarante, qui s’alignent du nord au sud, et vont se relier à la chaîne des monts Dores par une dune immense d’une élévation moyenne de plus de 800 mètres.

Maurice fit remarquer à son jeune ami que le puy de Dôme n’est pas un volcan chargé, comme la plupart des autres puys, de cendres et de scories. C’est qu’il doit son existence à un soulèvement : les feux souterrains se sont fait jour en vomissant leurs laves ardentes par les cratères environnants. Les pluies et les vapeurs qu’il attire lui donnent une fécondité remarquable ; aussi est-il couvert de bons pâturages et fréquenté par les troupeaux jusqu’à son sommet, — très accessible, d’ailleurs. — Pascal, né à Clermont, fit au haut de cette montagne de belles expériences sur la pesanteur de l’air.

Les deux amis ne pouvaient détourner leurs regards de ce vaste en semble, — la chaîne des Dômes à leur gauche ; devant eux, au fond et sur leur droite, la splendide plaine de la Limagne, et au delà de cette plaine, les montagnes du Forez — lorsque le bruit d’une violente altercation ramena leur attention plus près d’eux : au tournant du chemin, ils aperçurent deux hommes qui s’administraient des coups de poing, tout en s’injuriant. Presque aussitôt le plus fort des deux saisit l’autre à bras le corps, et ils allèrent ensemble rouler dans la poussière.

La voiture approchait du lieu de la lutte.

Les adversaires s’étaient relevés et, le bras à la hauteur des yeux pour la parade, ils préludaient à une nouvelle attaque. Les coups recommencèrent à pleuvoir drus, cette fois en détachant des vêtements des nuages de poussière.

Le plus maltraité — le plus faible — allait céder.

— Sacrament ! hurla-t-il pour se donner du cœur.

— Mais c’est mon Allemand ! s’écria Jean. Ah ! mais, c’est que je ne veux pas qu’on me l’abîme !

Et le petit Parisien se laissa glisser du véhicule pour aller séparer les combattants.

C’était bien Hans Meister, mais devenu méconnaissable tant il était enfariné dans la poudre du chemin. Il avait pour partner le « doux » Joseph, le frotteur de l’hôtel de la place de Jaude.

— Arrêtez ! arrêtez ! cria Jean, que Maurice suivait de près pour le seconder au besoin. Cet homme voyage avec moi, dit-il à l’Auvergnat, et je trouve mauvais qu’on me le mette en cet état… après les recommandations que nous avions faites !

— Mais, mon petit monsieur, dit l’Auvergnat, il voulait me brûler la politesse. Moi, j’ai répondu de lui, au patron, sur ma tête.

Le compère Hans profita de la trêve imposée, pour s’épousseter. De ses yeux louches, il regardait son bras droit en frappant sur sa manche gauche ; passant à l’autre bras, il regarda de même du côté opposé.

— Le camarade voulait déguerpir, reprit Joseph, mais ce n’est pas à moi qu’on la fait… en louchant, encore !

— Toi, petit, grommela l’Allemand, en s’adressant à Jean, tu me paieras ça tout à la fois !

Jean allait lui décocher un de ces mots menaçants qui avaient le don de le calmer.

— C’est bon ! c’est bon ! on verra, dit Maurice. En attendant vous allez revenir avec nous en ville. Il y a de la place dans la voiture…

On fit monter l’Allemand à côté du cocher.

— Quant à moi, observa l’Auvergnat, je ne puis pas rentrer en ville ainsi fait. Je vais aller par là, m’essuyer… avec un verre de vin. Mais attendez-moi, messieurs, je vous en prie, au bout de la place de Jaude, pour me rendre mon imbécile : je tiens à le présenter moi-même au patron, qui me l’a confié.