Le Tour de France d’un petit Parisien/1/12

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Librairie illustrée (p. 145-152).


Il se mit dans un coin — Jean en face de lui (voir texte).

XII

De Clermont-Ferrand à Orléans

Il était dix heures et quinze minutes du matin, le train de Clermont-Ferrand à Gannat franchissait la Tiretaine, laissant en arrière Montferrand, ville de trois mille habitants dépendant de Clermont.

Le petit Parisien venait de faire ses adieux à son ami Maurice, et roulait vers Orléans en la maussade compagnie de Hans Meister, assis l’un et l’autre sur les dures banquettes de bois d’un wagon de troisième classe, encombré de voyageurs.

Jean tenait un indicateur des chemins de fer, et énonçait à haute voix les stations principales du parcours :

— Gannat, Commentry, Montluçon, Saint-Amand-Montrond, Bourges, Vierzon, Orléans ! — Orléans… bien près de Paris !

Cela lui rappela qu’il n’avait pas encore écrit à l’oncle Antoine.

Quant à l’Allemand, il ne regardait rien, ni personne. Jean avait eu soin de se placer entre la portière et lui, afin de l’empêcher de s’échapper, si cette envie le prenait. Le compère de Jacob n’avait prononcé qu’une parole depuis le départ :

— C’était trop cher à Clermont ! Beaucoup trop !

Il avait dû tout payer ; — ce n’était, il est vrai, qu’une avance sur la valeur de la maison du Niderhoff ; mais cela lui coûtait beaucoup à Hans Meister. Tout payer ! même, sans doute, les coups donnés et reçus sur la grande route, qui devaient bien se trouver sur la note pour qui aurait su lire entre les chiffres. Beaucoup trop cher ! Sur ce thème, son esprit assombri brodait mille fioritures, composait mille combinaisons vengeresses ; son visage s’allongeait, son nez s’amincissait comme une lame de sabre, sa bouche se contractait… Soudain le train s’arrête.

— Riom !… Riom !… crie un employé en défilant devant les wagons. Riom ! Riom !

Cela avait l’air d’une ironie à l’adresse de l’Allemand.

— C’est une ville, lui dit Jean, non sans malice.

— Qu’est-ce qu’il a ce saint homme ? demanda à demi-voix une dame du pays assise vis-à-vis de Jean.

— Il a… des inquiétudes, répondit Jean.

— Des maux de dents, peut-être ?

— Peut-être.

— Vous allez loin ?

— À Orléans. Je voyage… pour mon instruction. C’est mon professeur d’allemand.

— Si vous voyagez pour votre instruction, dit la dame, regardez encore une fois le puy de Dôme : il va disparaître. Ah ! vous voyagez pour votre instruction ! Dommage que vous ne puissiez pas aller jusqu’à Randan, à trois lieues d’ici ; vous y verriez le château reconstruit par la sœur du roi Louis-Philippe… en briques roses et grises. Quand j’étais jeune, les princes d’Orléans venaient chasser dans le parc et dans la forêt de Randan.

Le train roulait vers Gannat.

— Dommage, dit encore la loquace voyageuse que nous contournions dans une tranchée la butte de Montpensier : si les chemins de fer passaient par-dessus les montagnes, vous auriez de là-haut une vue magnifique, avec les monts Dores au bout et les montagnes du Forez… Voilà Gannat. C’est ici que je descends…

Jean aperçut sur la limite de la ville trois ou quatre tours à demi ruinées, et questionna.

— C’est tout ce qui reste des anciennes fortifications… Et du vieux château, là-bas, on a fait une prison.

— Partout il y a des prisons, observa Jean.

— Il en faut.

— C’est qu’il y a tant de coquins !

— Sûr ! dit la dame en sautant du wagon.

Hans Meister aurait bien eu envie d’en faire autant ; mais la vieille prison, sur laquelle il jeta un regard louche, lui donna froid aux os.

Gannat est à la limite sud du département de l’Allier, formé de l’ancien Bourbonnais, province célèbre par le nom d’une famille de rois qui descendaient des sires de Bourbon.

C’était un dimanche. Le wagon s’emplit d’hommes et de femmes de la campagne, gens assez nonchalants d’allure, mais à première vue d’un caractère très doux.

Ceux de ces paysans qui venaient de localités éloignées des villes portaient des vestes rondes, de larges pantalons, des sabots ou de gros souliers, un chapeau à larges bords, d’où s’échappaient de longs cheveux flottants ; leurs femmes et leurs filles étaient vêtues de robes à taille courte et à gros plis, rouges pour la plupart, avec des tabliers à bavette blancs ou d’une claire étoffe rayée ; elles étaient coiffées de chapeaux de paille relevés en arrière et par devant en forme de bateau, ornés sur le sommet de la tête d’une large cocarde de rubans, chapeaux qui, noués sous le menton, encadraient souvent à merveille de fort jolis visages.

Tout ce monde se mit à plaisanter, dans un assez bon français, du reste, mêlé de quelques expressions surannées, mais prononcé en traînant sur les finales. D’un compartiment à l’autre, l’Allemand devint le sujet de spirituelles railleries, qui cessèrent aussitôt qu’on s’aperçut que ce personnage disgracieux voyageait avec un aimable enfant — un Parisien assurément, sans qu’il fût besoin de le demander.

Les conversations devinrent ensuite plus sérieuses, et Jean s’étonna d’entendre parler de tant de procès, de tant de rivalités et de tracasseries entre voisins au sujet de la limite d’un champ ou d’une servitude quelconque.

À chaque station ces gens de bonne humeur, malgré leur caractère processif, descendaient, remplacés aussitôt par d’autres non moins endimanchés et non moins gais : c’était le moment des fêtes villageoises connues dans le pays sous le nom d’« apports » ; on y boit, on y mange, on y chante, on y danse des bourrées d’Auvergne au son de la vielle et de la cornemuse. Fi des violons !

Jean se réjouissait de cette joie répandue partout sur son passage. Cet enfant aimait réellement son pays avec passion, cela se révélait peu à peu. Ce sentiment était né en lui, vivace, le jour où il se révolta contre l’odieuse accusation qui faisait de son père un traître. Longtemps la France avait été pour le jeune garçon comme un beau livre fermé, admiré sur la foi des merveilles qu’il contient ; maintenant, il lui était permis d’en feuilleter les pages magnifiquement illustrées. Au respect qu’il avait déjà, s’ajoutaient intenses les joies de la possession. Ces campagnes boisées ou marécageuses qu’on traversait, ces « brandes », — terrains couverts de bruyères, de joncs et de genêts, — ces belles plantations de noyers, tous ces petits cours d’eau si nombreux, ces étangs poissonneux, ces grands troupeaux de moutons, paissant dans les beaux pâturages, ces vignes surchargées du poids des vendanges prochaines, tout cela c’était la France, c’était la vie et la fortune de la France…

Et, oubliant un peu son sinistre compagnon de route et le triste motif de son voyage, il se prenait à s’intéresser à tous les bavardages : le rendement des lins des cantons de Varennes et de Cusset, et le rendement des chanvres de l’arrondissement de la Palisse ; la récolte des vins de Saint-Pourçain et d’Ussel — qui entre parenthèses étaient réservés à la table royale sous Louis XI et sous Henri iv, — celle des vins rouges de Montluçon, de Mariol et de Montor, et des vins blancs du Greuzier et de la Chaise ; deux années auparavant la récolte tout à fait exceptionnelle avait presque doublé. Ces moutons répandus dans tout le pays, dont la chair est délicate et la laine de bonne qualité, il apprit qu’on les achetait maigres dans les départements voisins, dans la Creuse, dans le Cher, pour les élever. Enfin, en approchant de Commentry, il eut la révélation de la véritable richesse du Bourbonnais : le bassin houiller, l’un des plus considérables de la France (il occupe 2,320 hectares et fournit du travail à plus de douze mille ouvriers).

Il entendit parler des principales exploitations de charbons de terre, qui sont au Marais, aux Ferrières, à Doyet, à Buxières-la-Grue, aux Gabeliers et en dix autres endroits. Ces mines consistent en trois couches superposées d’une épaisseur totale de vingt à trente mètres. Elles sont exploitées par deux puissantes compagnies. Des galeries profondes, des puits nombreux, d’immenses excavations, une activité incessante composent un des spectacles les plus extraordinaires qui se puisse voir. La grande galerie d’écoulement, longue de plus de treize cents mètres, assèche la mine. C’est une des curiosités locales.

Jean apprit qu’un incendie venait de se déclarer dans l’une des exploitations. Hans Meister parut s’en émouvoir extrêmement, et parlait d’aller y porter secours, tarteiffle ! flairant sans doute une bonne occasion de recouvrer la liberté de ses mouvements. Avec Jean vif et jeune, la chose avait chance de lui réussir ; mais des ouvriers mineurs qui montèrent en wagon, assurèrent qu’il n’y avait là rien que de très fréquent, et qu’on possédait des moyens rapides d’enrayer la marche de ces feux souterrains.

Les houillères de Commentry, ont donné naissance à des forges, à des usines. Les belles forges du Tronçais, de Commentry et l’usine de Saint-Jacques qui en fait partie produisent en grand des rails de chemin de fer. Le petit Parisien eût bien voulu être à même de satisfaire sa curiosité ; mais il n’y fallait pas songer ; déjà le train touchait à Montluçon, ville industrielle, bâtie sur les deux rives du Cher, et sur un mamelon qui domine cette rivière, et à l’origine d’une branche du canal du Berry, ou canal latéral du Cher, — avec des environs fort pittoresques. De nombreuses forges donnent une physionomie particulière aux quartiers excentriques de cette ville.

Un ouvrier qui se rendait à Montluçon parla de sa manufacture de glaces comme ne le cédant qu’à celles de Saint-Gobain et de Saint-Quirin. Le polissage s’y fait à la mécanique.

À Montluçon, il y avait un quart d’heure d’arrêt. Hans Meister en profita pour regarder, — puisqu’aussi bien il payait ! Ils descendirent pour se dégourdir les jambes, Jean offrant très obligeamment la main à l’Allemand — qui la repoussa.

— Si au moins nous passions par Vichy ! dit le compère de Jacob, avec un soupir.

— Vous avez laissé Vichy derrière vous depuis Gannat, répondit un homme d’équipe.

— Pourquoi par Vichy ? demanda Jean intrigué.

— Il me semble que cela m’aurait soulagé ma gastrite.

— Tout au moins, repartit Jean en souriant, pourriez-vous dire que vous êtes allé à Vichy… et que de votre gastrite il n’en est ni plus ni moins.

On remonta en wagon. Une heure après, Jean s’aperçut aux physionomies nouvelles des voyageurs que l’on prenait et l’on quittait à chaque station, et à leurs costumes ayant moins de couleur locale, qu’on était passé d’un département dans un autre, et plus exactement d’une province dans une autre, du Bourbonnais dans le Berry. On venait en effet d’entrer dans le Cher et déjà Saint-Amand-Montrond et la montagne du Belvédère étaient dépassés ; on courait sur Bourges à grande vitesse, à travers un pays très boisé et de nombreuses prairies. En général la campagne était un peu triste.

Les gens qui montaient en wagon paraissaient se ressentir de cet aspect du pays. Leur teint blafard, leurs yeux sans animation, accusaient un caractère porté à la mélancolie. Leurs gestes étaient rares, embarrassés, leur parole traînante. Jean se douta qu’il n’en était sans doute pas ainsi dans tout le Berry, et il ne se trompait pas : l’est tout entier du département, bordé par la Loire, appartient à une race d’hommes grands et forts, très actifs ; ceux-là ne sont pas superstitieux ; ils ne croient pas aux fées ou « fades », ni aux sorciers — bergers ou chanvreurs — distributeurs de sorts.

Soudain apparut à l’horizon la cathédrale de Bourges, couronnant la colline sur les flancs de laquelle s’échelonnent les rues tortueuses de l’ancienne capitale du Berry. Cette cathédrale qui a cinq nefs, est l’un des plus beaux édifices religieux de la France. Bourges est bâtie sur le canal du Berry au confluent de l’Auron et de l’Yèvres.

Le petit Parisien savait assez son histoire de France pour se rappeler, en apercevant la vieille ville, que Charles vii aux plus tristes heures de son règne reçut le surnom dérisoire de roi de Bourges. Cette sombre page se liait pour lui à l’intervention surnaturelle de Jeanne d’Arc, sa « petite sœur de Lorraine ». Il pensait aussi à « l’argentier du roi », cet infortuné Jacques Cœur dont les talents et les services furent si mal récompensés par le môme Charles.

Il y a un buffet à la gare de Bourges… et vingt minutes d’arrêt.

— Trop peu de temps, murmura Jean, pour voir toutes les belles choses qui sont là devant moi : cette cathédrale splendide malgré ses deux tours inachevées, la maison de Jacques Cœur, dont on a fait, je crois le palais de justice. Oh ! je reviendrai à Bourges… dès que je serai maître de le faire.

Si les vingt minutes d’arrêt ne suffisaient pas au petit Parisien, il n’en fallait pas tant à l’Allemand pour la confection de son brouet favori. On alla au buffet, et tandis que Jean se faisait apporter une tasse de bouillon, une tranche de jambon et un verre de vin, Hans Meister demandait trois œufs et de l’eau bouillante, et procédait selon sa méthode : cassant les œufs dans l’eau, les battant, et ingurgitant le mélange en une minute, — montre en main.

Il était cinq heures quarante, lorsque le train se remit en marche.

Quelques minutes après le conducteur criait : — Marmagne !… Marmagne !

— C’est Orléans que l’on crie ? demanda l’Allemand ; il interrogeait son voisin de droite en regardant son voisin d’en face.

— Orléans ? Vous allez à Orléans, mon vieux ? Vous n’y êtes pas encore, répondit celui qui n’avait pas été interrogé. C’est Marmagne ici.

Dix minutes s’écoulèrent. Autre station.

— Mehun !… Mehun !…

— Cette fois on dit bien Orléans ! s’écria Hans Meister en se levant à demi.

— Tenez-vous donc tranquille, mon vieux. C’est Mehun. Il y a une fabrique de faïence…

Se tenir tranquille était facile à conseiller ; mais le brouet, faute de l’accomplissement de quelque rite indispensable, n’avait pas produit son effet tonifiant ordinaire. L’Allemand, très mal à son aise, réprimait des hoquets, et luttait avec son potage réfractaire. Dans l’intervalle des hoquets, survenaient les crampes. Blanc comme un linge, sauf le nez qui tournait au vert, il se frottait le creux de l’estomac. De grosses gouttes perlaient à son front.

— C’était pourtant assez cher ! murmurait-il.

— Foëcy ! Foëcy !

— Eh ? Qu’est-ce qu’on crie ? demanda Hans Meister aux abois.

— Ne vous faites pas de bile, mon vieux. C’est Foëcy. Il y a une fabrique de procelaine…

Hans Meister demanda à Jean de changer de place avec lui : il éprouvait le besoin d’être à proximité de la portière.

Jean, avec son idée fixe d’une évasion, refusa énergiquement. Singulier débat, entremêlé de jurons et de haut-le-corps.

— Tarteiffle ! tarteiffle ! vociférait l’Allemand.

Son visage tout entier devenait vert comme une queue d’oignon. Le voisin d’en face, si placide, finit par s’alarmer pour son propre compte, et offrit sa place, que le patient accepta — sans opposition de la part de son jeune compagnon de voyage.

— Nous allons arriver à Vierzon, dit le voisin obligeant. Il y a un buffet ; vous prendrez quelque chose. Connaissez-vous Vierzon, mon vieux ? Il y a la grande fabrique de porcelaine et de faïence de Bel-Air…

— Vierzon !… Vierzon !… Les voyageurs pour Orléans changent de voiture !

— Tarteiffle ! Maintetarteiffle ! répondit l’Allemand.

— Allez donc prendre quelque chose, vieux !

Hans Meister changea de voiture, mais il ne prit rien, — au contraire.

Le voisin obligeant suivit l’Allemand et Jean. C’était un gros bourgeois, très réjoui.

L’Allemand ne lui sut aucun gré de ses prévenances. Il se mit dans un coin — Jean en face de lui — et, tirant de son sac de toile le fameux mouchoir rouge, il s’en enveloppa la tête, les oreilles surtout, et s’isola du reste de la chrétienté, trouvant promptement un sommeil réparateur — et bruyant.

Affublé de la sorte, avec son long nez tombant sur sa bouche fatiguée par un rictus ironique habituel, ses yeux à demi fermés et qui louchaient encore, son visage demeuré livide, on aurait dit Polichinelle assommé.

Aux stations, les gens qui ouvraient la portière, reculaient épouvanlés. D’ailleurs les grandes jambes du personnage interceptaient absolument le passage.

C’est ainsi qu’on arriva à Orléans, — assez tard pour que Jean ne vit rien de l’aspect extérieur de la ville. Il était plus de neuf heures, — bonne heure pour dormir : Jean secoua sans pitié sa victime et la réveilla.