Le Tour de France d’un petit Parisien/1/23

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Librairie illustrée (p. 253-260).

XXIII

Le livre de bord de miss Kate

— Faut-il poursuivre la lecture de mon journal ? demanda la gracieuse miss Kate, en souriant avec un peu d’effort.

— Oh ! certes, nous écoutons toujours, dit Henry. Poursuivez, je vous en prie.

Miss Kate s’assura par un regard de la sincérité de ces paroles, et reprit sa lecture :

— » Si beaucoup d’enfants en France ressemblent au petit Jean, votre camarade…

— Quel Jean ? demanda Julia en riant. Jean… Quiberon ?

— Le même, répliqua sa sœur, piquée au vif. Aussi passerai-je outre… avec votre permission. Ce qui suit sera mieux de votre goût, sans doute.

— « Entre Pont-Aven et Concarneau, la côte est couverte de blocs énormes que la mer a détachés de la falaise : on en voit dont le volume dépasse cent mètres cubes.

» Le promontoire de Penmarch, ou de la Tête de cheval forme l’angle méridional de cette côte de l’Ouest, qui est la vraie « fin des Terres ». Au delà, s’échancre la baie d’Audierne qui développe régulièrement la courbe de sa grève de sable fin, mais dont les bords sont désolés : on ne voit pas un arbre sur les hauteurs voisines. Au nord, à l’endroit où finit la baie, un promontoire s’avance dans la mer ; cette masse granitique énorme s’élève à deux cents pieds au-dessus des plus grosses marées. »

Là, le spectacle des vagues tourbillonnantes est vraiment formidable. La péninsule est attaquée par les flots furieux qui la battent et la mordent. On y sent des trépidations ; on y est couvert de l’embrun de la tempête. Dans le cap même s’ouvre un trou, — abîme immense, — l’Enfer de Plogoff, aux parois rougeâtres. La mer vient en heurter le fond avec un grondement pareil à celui du tonnerre ; tout navire que la vague y entraîne est mis en pièces.

» À la droite du promontoire est une anse appelée baie des Trépassés, où souvent après la tourmente la mer rejette des débris et des cadavres. Les marins, emportés dans ces parages par les gros temps, croient entendre les plaintes des noyés mêlées aux voies stridentes de la tempête et au grincement des galets froissés contre les rocs.

» Les anciens Bretons entendaient aussi, dans les mêmes lieux, les menaces d’un dieu redoutable, maître des ouragans, que neuf vierges druidesses avaient mission d’apaiser. Ces prêtresses habitaient l’île de Sein, placée en avant du promontoire, auquel elle est jointe par une chaussée dangereuse de roches à fleur d’eau, dite Chaussée de Sein. Cette île reste presque toujours noyée dans la poussière humide des vagues. Les récifs qui l’environnent sont très dangereux pour la navigation ; des milliers de bâtiments y ont rencontré leur perte.

» On a donc songé à construire un phare sur l’écueil d’Ar-men, réputé longtemps inaccessible. Ce n’était que trop réel : il a fallu creuser des trous dans des roches presque toujours submergées, pour y enfoncer des crampons de fer destinés à retenir les premières pierres. On ne pouvait travailler que durant le répit accordé par la mer au moment de la nouvelle lune et de la pleine lune. Les jours où il était permis de se mettre à l’œuvre, une brigade d’ouvriers d’un courage éprouvé, saisissaient le pic et la pioche, tandis que des marins veillaient à leur sûreté, prêts à les repêcher lorsque la vague viendrait les enlever et les entraîner sur les aspérités du récif.

» Quimper. — Port d’estuaire à la jonction de deux rivières sinueuses…

— C’est donc fini cette baie des Trépassés ?… ce phare d’Ar-men ? Cela devenait intéressant comme un roman, dit miss Julia qui voulait faire oublier à Kate ses petites méchancetés. Qu’avez-vous à nous dire de Quimper ? On s’en moque un peu en France, je crois, de cette ville… Quimper-Corentin !!

— Il n’y a nullement de quoi se moquer, répondit miss Kate. Cette ville ne manque pas d’hommes intelligents… Elle a donné le jour au médecin Laënnec, qui a découvert les lois de l’auscultation.

— C’est égal, passons.

» Douarnenez. — Au bord de sa grande baie presque circulaire, ce port a pris dans ces dernières années une véritable importance, grâce à la pêche de la sardine. De la fin de juin au commencement de décembre, il met en mouvement pour cette pêche huit cents bateaux, montés par trois ou quatre mille marins. Cette pêche rapporte annuellement douze millions de francs, environ.

» À cette hauteur de la côte, mais à douze lieues dans les terres, se trouve Carhaix, patrie de la Tour d’Auvergne, qui reçut de Napoléon, premier consul, le titre de Premier grenadier de France. Revenons au littoral.

» Camaret. — Servit longtemps d’avant-poste de refuge à la rade de Brest. — Allons-nous arriver à Brest ? fit miss Julia, montrant un peu d’impatience.

— Nous y voilà.

» Brest est le grand arsenal de la France sur l’Océan. Nous l’avons vu, ce port, par un jour brumeux, et il m’a paru triste et sombre, malgré son appareil militaire, ses forts échelonnés des deux côtés du Goulet, large de deux kilomètres, qui sert d’entrée à la rade ; malgré les camps retranchés armés de batteries qui défendent l’entrée de la ville par mer et par terre ; malgré les hautes constructions de son vaste arsenal, sa Corderie, qui est célèbre, ses cales couvertes. C’est peut-être même tout cela qui donne à la ville son air sévère. Brest n’a pourtant plus de bagne.

» En pénétrant dans le port, formé par l’estuaire de la Penfeld, on se trouve soudain dans une rivière sinueuse, entre deux coteaux à pente raide tout couverts d’édifices. Sur les hauteurs de la gauche est Recouvrance, dont les rues apparaissent échelonnées et tortueuses. Mais la rade est magnifique ; quatre cents vaisseaux pourraient y trouver un refuge. C’est là qu’est le vaisseau école des officiers de la marine française.

» De Brest, sortit en 1794 le vaisseau le Vengeur. Chargé, avec plusieurs navires de protéger un convoi de vivres, il lutta contre la flotte anglaise, beaucoup plus forte ; après un long combat, les marins du Vengeur voyant leur vaisseau désemparé, criblé de boulets et prenant l’eau de toutes parts, aimèrent mieux s’engloutir dans les flots que d’amener pavillon et de se remettre aux mains du vainqueur.

Yes ! fit Henry Esmond, assez mécontent de cette exaltation d’une gloire maritime française. Décidément, miss, ajouta-t-il ironiquement, votre journal n’est pas destiné à la publicité… en Angleterre.

— Je vous l’ai dit, se borna à répondre miss Kate.

— Il est écrit pour un Français, observa miss Julia, pour taquiner sa sœur.

Miss Kate, fort poliment, s’inclina d’un air d’aquiescement, et reprit sa lecture :

« Après Brest, se déploient sur le littoral les charmantes plages du Conquet, aimées des baigneurs, et ses prairies où paissent des chevaux de noble race…

» Peu après, le large musoir de Léon se continue par un grand nombre d’îles et d’écueils, que termine à l’ouest l’île d’Ouessant.

» Cette île est entourée presque en entier d’une falaise de roches inabordables. Ses écueils se dessinent en grisailles obscures, battues par de hautes gerbes d’écume blanche. Elle forme un plateau ondulé, couvert de cultures, mais sans un arbre, sans un buisson, qui descend en pente douce vers un petit port de pêche ouvert du côté de la haute mer.

» Les eaux d’Ouessant sont réputées dangereuses. Les marins redoutent les détroits de Fromveur, de la Helle, du Four… Les courants qui se heurtent avec des remous, les écueils, les roches sous-marines, les orages et les brouillards, les brusques sautes de vent, tout concourt à faire de ces parages une des régions les plus périlleuses de l’Océan. Nul marin n’y a doublé les caps « sans peur ou sans malheur ». — Qui voit Groix, voit sa joie, dit un proverbe maritime ; mais un autre proverbe moins rassurant, dit : Qui voit Ouessant, voit son sang !

» En suivant la côte, on monte au nord-estjusqu’à l’estuaire de Saint-Pol de Léon. C’est une ville déchue, mais encore fort intéressante. Sur la falaise, les silhouettes de ses trois vieux clochers semblent plantées comme en un pays désert ; l’un d’eux, « le clocher à jour » des chansons bretonnes, domine les autres ; c’est le magnifique clocher de l’église de Notre-Dame de Creizker, chef-d’œuvre de grâce et de légèreté, classé parmi les monuments historiques. Le littoral, protégé contre l’envahissement des dunes, est l’un des plus fertiles de la Bretagne : le laurier-thym y croît en pleine terre comme en Provence. Le port de la contrée, le petit havre de Roscoff, est devenu célèbre par son énorme figuier, appuyé sur plusieurs troncs et qui forme à lui tout seul un petit bosquet.

» L’estuaire de Saint-Pol de Léon est séparé de celui de Morlaix par des îles, des écueils, des bancs de galets.

» Morlaix est situé au bord d’une rivière où pénètre le flot de la marée. Des navires d’un fort tonnage viennent mouiller jusque devant les magasins et les fabriques établies le long de ses quais. Un étonnant ouvrage d’art est la plus grande curiosité de cette ville ; c’est le viaduc du chemin de fer,
Les sauveteurs allaient atteindre le yatch en détresse (voir texte).

hardiment jeté au-dessus des deux collines où les maisons sont disposées en amphithéâtre. En avant de Morlaix, on voit le château du Taureau, bâti durant le seizième siècle sur un rocher isolé, au milieu de la mer, pour défendre la ville contre les Anglais. Il a depuis été changé en prison… »

— Ma rédaction s’arrête à la limite du Finistère, dit miss Kate. Pour les Côtes-du-Nord, l’Ille-et-Vilaine et la Manche, je n’ai encore que des notes…

Henry Esmond félicitait la jeune Anglaise sur le sérieux de ses occupations, lorsqu’on entendit un grand bruit sur le pont. C’était Alfred Tavistock qui ramenait sa mère et le petit Parisien, et qui « rapportait » le père Vent-Debout. Celui-ci, après avoir bu copieusement en compagnie d’anciens camarades, s’était pris de querelle avec de mauvais garçons, avait été rossé, conduit au poste, et finalement délivré sur l’intervention du fils du baronnet.

Quand il se sentit sur le pont du yacht, le vieux marin retrouva subitement toute son énergie. Oubliant ses souffrances, il entreprit une ardente apologie de sa conduite.

— C’était au bal, disait-il. Du côté des dames, il y en avait une à la taille fine comme une flèche d’artimon et cambrée comme la guibre d’une frégate ; des cheveux noirs mieux cirés qu’une giberne de la ligne ; des yeux… Avez-vous jamais vu le phare d’Ouessant ? Il ne brille pas moitié de même. C’était ma danseuse. Très heureux de ma soirée, je m’en allais, ma foi, vent dessus, vent dedans, tout en portant la voile comme pas un vieux de la cale, et je louvoyais au milieu des quadrilles en donnant le signal d’un galop général : Tout le monde sur le pont ! Tremblement de Brest ! voilà-t-il pas trois malotrus qui viennent me tomber dessus par le travers ! Je pique un nez dans la lame, mais en me relevant, non d’un patara ! je te vous les ai arrimés de la belle façon ! Et maintenant je vais rester ici en panne, mon lieutenant, jusqu’à ce que vous me rendiez votre estime. Faut que le petit Parisien voie bien qu’on respecte un vieux Breton qui a bourlingué sur toutes les mers…

En parlant ainsi le père Vent-Debout se donnait de terribles coups de poing dans le creux de l’estomac.

Il fallut que le jeune Tavistock l’assura de sa plus parfaite considération, et le pria instamment d’aller se coucher.

Quand on fut en mer, le lendemain, de cette belle équipée il ne restait plus même le souvenir. Le père Vent-Debout était à son poste, très sérieux, très attentif : le vent d’aval, comme les marins appellent les vents qui soufflent de la plaine mer vers la terre, arrivait du large avec furie, et les vagues se suivaient de si près, qu’elles faisaient plus pour porter le yacht en avant que le mouvement de propulsion de la roue à hélice du petit bateau à vapeur.

— Combien nous faudra-t-il d’heures pour atteindre le Havre ? demanda le baronnet au pilote.

— En temps ordinaire, huit heures, répondit le vieux marin. Mais il vente la peau du diable, et il nous faudra moins de temps… ça se pourrait !…

— Ça se pourrait, monsieur Vent-Debout ? dit lady Tavistock intervenant. Faudrait-il craindre de ne pas arriver ?

— Je ne dis pas cela, milady. Votre yacht est un brave navire ; il a des joues, des hanches et du ventre, et celui qui vous l’a vendu ne vous a pas volé vos argents ; mais nous pourrions tout de même recevoir quelque avarie.

— Alors j’aimerais mieux retourner à Cherbourg.

— Ce serait difficile maintenant, milady. Mon avis ce matin était de n’en pas sortir ; mais milord après avoir consulté M. Esmond n’a rien voulu entendre. M. Esmond dit qu’il connaît la Manche, avec un air de croire que la Manche est un canal anglais… moi aussi je la connais la Manche ! Mais j’ai obéi : A Dieu vat !

— Si l’on suivait de plus près la côte normande ? suggéra la femme du baronnet, que l’inquiétude gagnait à mesure qu’augmentait la violence du vent. Nous pourrions au moins nous réfugier dans quelque port. S’il y avait vraiment du danger, master, ne viendrait-on pas à notre secours, avec un de ces bateaux de sauvetage… comme il yen a partout ?…

— Partout ? non, milady, pas partout ; cela viendra plus tard. De ce côté-ci, il y en a à Honfleur, à Barfleur, — en face de nous, — au Becquet : nous venons de passer devant ; il yen aura un l’an prochain à Grandcamp. Ils sont beaucoup moins espacés sur le littoral du Finistère. Mais il y a partout des postes de porte-amarres à grande portée et de fusils porte-amarres. Foi de Dieu ! milady, il est bon de ne pas trop compter sur ce moyen de parer la coque…

— Pourquoi n’y a-t-il pas davantage de « life-boats » ? demanda miss Julia, qui était venue avec sa sœur rejoindre sa mère.

— Parce que… cela coûte cher, mademoiselle. Un canot de sauvetage avec son chariot revient à quinze mille francs ; autant coûte la maison-abri et les accessoires, et les ressources de la société de sauvetage ne sont pas inépuisables.

— Et pour manœuvrer ces bateaux ? dit à son tour le petit Parisien.

— Pour les manœuvrer, mon garçon ? des gens de bonne volonté, toujours parés à faire le sacrifice de leur peau. Plutôt que de dire non, ils aimeraient mieux se faire couler avec la grande ancre en cravate.

Mais la conversation n’était plus soutenable ; tout craquait à bord du yacht de plaisance. Un grain arriva du large, et bientôt la mer, la pluie et le vent furent confondus dans la plus horrible tourmente.

Lady Tavistock déclara résolument à son mari qu’elle ne voulait pas tenter d’aller jusqu’au Havre, et le supplia de chercher un port de la côte normande où il fût possible d’entrer. Le baronnet se concerta avec le pilote, et il fut convenu qu’on chercherait un refuge à Barfleur.

Jean, tout pâle, étudiait les progrès de la tempête. Cramponné aux bordages, il regardait par-dessus, et en voyant ce déchaînement des éléments, il se demandait, anxieux, si le Richard Wallacese tirerait de cette rude épreuve… Deux grosses larmes se mirent à couler sur ses joues.

— Tu as donc peur, mon gars ? lui dit le père Vent-Debout, fort surpris. Je l’avais cru plus courageux… Je m’envasais. Tu crains, je le vois, de poser ta chique ? C’est qu’il va falloir en découdre… Ah ! tu as peur, mon Parisien !


— Oui, j’ai peur, répondit le jeune garçon, mais je n’ai pas peur de mourir. Sa peur, — c’était qu’on n’entendît plus parler du Richard Wallace, et que le jour de la réhabilitation, pour la mémoire de son père, n’arrivât jamais.