Le Tour de France d’un petit Parisien/3/11

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 671-679).

XI

Les caves de Roquefort

On dormait profondément à l’hôtel de la rue d’Alsace-Lorraine — après les émotions de la veille. Mais le baronnet se leva au petit jour et alla réveiller tout son monde : — « En route ! » Il fallut s’habiller et le suivre à la gare. Jamais il ne consentit à dire où il voulait aller !

Maurice et Jean emboîtaient le pas derrière lui, se communiquant leurs réflexions sur le fâcheux avortement de la combinaison destinée à permettre à sir Henry Esmond d’arriver à Toulouse. Il avait fallu que Méloir leur fût rendu quelques heures à peine après les avoir quittés !

Le Breton fermait la marche, — nullement fier de n’avoir pas su mieux répondre à ce que les deux jeunes gens attendaient de lui. Sa démarche pleine de balancements timides était comme un plaidoyer, un acte de contrition, un engagement pour l’avenir.

À la gare, on passa au guichet. Que demandait cet Anglais ? des billets ; mais pour où ?

— Pour une petite village… pas loin, où on faisait des fromages…

— Roquefort ? Vous voulez des billets pour Roquefort ?

— Yes ; les fromages de Roqueforte.

Maurice et Jean levèrent les bras en l’air : à Roquefort !

Et par où y allait-on à Roquefort ? Un village pas loin, avait dit le baronnet. Oui, à vol d’oiseau ; mais il faut tenir compte des montagnes qui enserrent et rendent inabordable Saint-Affrique, Tournemire et Roquefort. Se rendre à Roquefort par Albi c’eut été trop commode ! Le chemin de fer s’arrête à cette dernière ville, et après, il faut poursuivre par la route de poste, ou à pied, en mettant des journées entières pour franchir par monts et par vaux de faibles distances ; et d’Albi à Roquefort il n’y a pas moins de quatre-vingt dix-huit kilomètres…

Tout cela fut entrevu par les deux jeunes gens en jetant un coup d’œil sur une des cartes murales de la gare. Hélas ! pour aller à ce Roquefort maudit, il fallait descendre vers les Pyrénées — tourner le dos à Bordeaux, observa Jean — et, par une vaste courbe, remonter à travers les Cévennes méridionales… Il fallut se résigner.

Les voilà donc tous roulant parallèlement au canal construit par Riquet vers Castelnaudary et les deux bassins d’eau douce qui lui servent de port. Après Castelnaudary ce fut Carcassonne sur l’Aude et le canal du Midi, entre les Corbières qui se détachent des Pyrénées et la montagne Noire, au nord. C’est une ville de 28,000 habitants : on n’y donna pas même un coup d’œil, tant l’ennui était grand d’être entraîné de force vers ce désert montagneux avoisinant le plateau du Larzac ! Pourtant il aurait fallu être aveugle pour ne pas voir qu’outre une basse ville se trouvait, sur une éminence escarpée une haute ville (la Cité) ceinte d’un double rempart et de tours…

Puis, ce fut au tour de Narbonne d’inspirer la même indifférence : on était cependant à quelques kilomètres de la Méditerranée ; la ville a cela de curieux qu’elle est coupée en deux par le canal de la Robine, qui conduit à la mer…

La voie ferrée faisant un coude entra enfin dans la plaine de l’Aude, et ce fut un soulagement énorme pour Maurice et Jean de penser qu’ils remontaient vers le nord, vers Béziers, et que l’on allait quitter le département de l’Aude pour celui de l’Hérault.

Les aspects de la route passaient presque inaperçus, à une exception près toutefois : après Nissan, la voie pénétra dans un tunnel long de cinq cents mètres creusé sous le sol de Malpas, dans la montagne d’Enserune. Ce tunnel passe au-dessous de celui du canal du Midi, qu’il croise.

Revenu à la lumière, le train franchit l’Orbe sur un pont, et l’on fit une station en gare de Béziers. Il était un peu plus de midi. Nos touristes mirent à profit un quart d’heure d’arrêt passé au buffet, temps que Méloir trouva si court qu’il emporta des vivres dans son wagon : le Breton était en fonds, n’ayant pas pu dépenser tout l’argent que Jean lui avait remis la veille.

Béziers est une ville de 33,000 habitants, pittoresquement assise sur une colline au-dessus de l’Orbe et du canal du Midi. Même indifférence pour
La rue des caves à Roquefort (voir texte).
Béziers que pour Carcassonne. Pourtant les souvenirs historiques ne manquaient pas ! Saccagée par les Sarrasins, ruinée au treizième siècle par les croisés conduits par Simon de Montfort contre les Albigeois, il fallut à Béziers une vitalité exceptionnelle pour continuer de se développer.

Mais ce n’est pas à cela que pensaient Maurice et Jean, « milord » encore moins. On parla aux jeunes gens de la belle écluse de Fonserannes, à mille mètres de la ville. Le canal du Midi y descend la colline par neuf écluses. Réel sujet d’admiration auquel on ne prêtait qu’une attention bien distraite.

Le train laissa à droite la ligne d’Agde et de Cette, et s’engagea au milieu de vignobles qui s’étendaient de toutes parts à perte de vue. On voyait par le transit des stations que l’Hérault fait un très grand commerce de vins. Un peu avant d’être à la hauteur de Bédarieux, le terrain commença à se mamelonner. Bientôt on atteignit les premiers contreforts des montagnes des Cévennes, défrichés en partie pour la culture de la vigne, mais tapissés encore sur plusieurs de leurs versants de taillis de chênes verts et d’arbousiers.

Bédarieux, reconnaissable de loin aux cheminées des usines où se fabriquent des draps pour l’armée, fut laissée sur la gauche, et, de même, un peu après, la voie qui dessert les mines de charbon de Graissessac.

La vallée se resserrait ; de hautes montagnes se dressaient plus rapprochées l’une de l’autre à mesure que l’on avançait vers le nord. Il y eut des gorges à franchir, des pentes à gravir, qui réclamaient l’emploi de deux puissantes machines l’une à la tête du train, l’autre à l’arrière ; des descentes rapides, pour lesquelles on mettait les deux locomotives en tête, la contre-vapeur fonctionnant.

Partout des montagnes arides, des roches dénudées, des vallées profondes et déchirées, des ravins sauvages. Pour végétation, çà et là quelques arbres chétifs, quelques touffes de buis. Comme pour rappeler la présence de l’homme, parfois les ruines d’un château féodal. Ce tableau désolé augmentait la peine des jeunes gens. Quant à sir William il se fût plutôt réjoui. Ce voyage à Roquefort n’était-il pas une circonstance aggravante à faire connaître à milady, et dont milady serait certainement informée avant peu par le jeune baron du Vergier ?

Nos touristes descendirent enfin à la gare de Tournemire, dernière station de leur voyage : c’est un village bâti dans un cirque découpé dans la falaise du Larzac. En face, une chaîne de hauteurs, à l’extrémité de laquelle se groupent les maisons de Roquefort, dans une anse de la montagne, au pied de rochers élevés et à pic et confondues même parmi ces rochers, s’attachant à leur flancs. Ils se rendirent pédestrement à Roquefort.

C’était bien là, en effet, à huit kilomètres à l’est de Saint-Affrique, sur la pente du Combalou, ce village de Roquefort, si renommé par ses fromages… On n’ignore pas que c’est à des caves creusées dans le roc que le fromage de Roquefort doit ses qualités. Ces caves sont situées au-dessous du sol et couvertes de quartiers de roche gigantesques : on a pu y établir plusieurs étages et jusqu’à cinq.

Vingt-trois de ces caves sont naturelles. Dans ces vastes anfractuosités, on n’a eu besoin que d’adoucir les aspérités des parois et de régulariser les voûtes. Le désir d’accroître le nombre de ces caves a fait pratiquer de main d’homme des excavations nouvelles, pour lesquelles on a profité des bouleversements du sol.

Les caves de Roquefort sont une richesse pour le pays, comme pour d’autre pays la possession de mines et de carrières. L’utilité qu’on en tire remonte à un temps fort éloigné ; ainsi la concession des caves naturelles de la « Rue », qui sont les plus anciennes, a été accordée, dit-on, par un édit du roi Jean, en 1355.

Presque tout le département, du reste, fabrique du fromage, pour utiliser le lait des grands troupeaux de brebis que nourrissent des montagnes et des rochers où ne croissent que des plantes aromatiques. Dans la belle saison on y cantonne les bestiaux.

L’élevage des brebis, autrefois restreint aux environs de Roquefort, s’est étendu aujourd’hui dans tout l’arrondissement de Saint-Affrique et dans les parties limitrophes des départements du Tarn, de l’Hérault, du Gard et de la Lozère. La région du Larzac possède environ trois cent cinquante mille brebis laitières ; la totalité des troupeaux y atteint presque le chiffre énorme de neuf cent mille têtes.

Dans l’Hérault et dans tout l’Aveyron, on a utilisé des excavations naturelles pour y préparer des fromages de brebis ; mais ces caves sont loin d’avoir les qualités de température et d’humidité réunies à Roquefort et qui sont dues à des circonstances exceptionnelles de bouleversement du sol dans des conditions particulières d’altitude et d’exposition. Les caves de Roquefort sont à une température à peu près constante de dix degrés. Cette température peut s’abaisser jusqu’à cinq.

Arrivés au sommet de la côte, nos voyageurs débouchèrent au centre du village, sur une étroite place, en face de la rue des Caves. Le baronnet accepta tout de suite l’offre qui lui fut faite d’en visiter une.

On donna aux étrangers, pour les éclairer au milieu des ténèbres, des bougies, dont les flammes incertaines et vacillantes sous l’effet des courants d’air, les guidèrent au bas d’un escalier en bois, étroit et raide, jusqu’au plancher de l’étage supérieur de la cave.

Les caves de Roquefort sont coupées par une série de planchers superposés, que soutiennent de forts madriers. À chacun de ces étages sont disposées des étagères, entre lesquelles la circulation est ménagée au moyen de couloirs. La hauteur des étages est d’environ deux mètres cinquante, et ia largeur des étagères de deux mètres.

La paroi de la cave, qui est le roc même de la montagne, a été laissée nue ; le côté opposé, au contraire, est entièrement muré. De la paroi du fond s’épanche, par de grandes fissures, en courants continus, l’air frais. Ces fissures se prolongent souterrainement et se perdent dans l’intérieur du sol montagneux ; les courants d’air qu’elles fournissent et qui sont appelés fleurines, sont parfois très violents ; mais plus une cave possède de fleurines, plus elle est favorable à la fabrication du fromage.

La température de la cave étant assez basse, ils virent les ouvrières, — qu’on appelle cabanières — de cabo, cave en patois du pays — occupées dans ses profondeurs, et habillées très chaudement de vêtements de laine, la tête protégée d’un bonnet recouvert d’un mouchoir ; un grand tablier leur montait jusqu’à la poitrine. Toutes ces ouvrières jeunes, fraîches, paraissaient vives et gaies, contrairement à ce que l’on aurait pu croire : l’existence souterraine qu’elles mènent pendant les huit mois de l’année que dure le travail des caves, n’altère nullement leur robuste santé.

Les cabanières, réparties aux divers étages de la cave, travaillaient, éclairées par des lumignons suspendus auprès d’elles. Assises sur des escabeaux, les unes raclaient à l’aide d’un couteau au tranchant bien affilé, les pains de fromage ; les autres, les rangeaient sur des étagères, les disposant par piles de trois, en ayant soin de ménager entre chaque pile une certaine distance, afin que l’air circule librement ; d’autres encore allaient et venaient, descendant dans la cave les fromages frais qui déjà ont passé au saloir et dont une première croûte gluante appelée pégot a été enlevée, et aussi la seconde croûte nommée rebarbe blanche.

Tous les fromages passent ainsi par plusieurs raclages successifs dans lesquels tombe ce qu’on appelle barbe ou duvet. Quelques-unes des ouvrières enlevaient les fromages arrivés à point et prêts à être expédiés. Il faut de trente à quarante jours de cave pour la confection d’un fromage. Ceux de l’arrière-saison sont les plus estimés.

On reconnaît qu’un fromage est formé lorsque son enveloppe grise se marbre de bleu : c’est le résultat d’une végétation cryptogamique, dont les germes ont été déposés dans le lait caillé au moyen d’une poudre de pain moisi.

Les fromagers se firent un plaisir de donner aux touristes toutes ces indications, et nombre d’autres concernant la fabrication des fameux fromages, — depuis le moment où le lait caillé est versé dans le moule en terre vernissée percé de petits trous pour l’égouttage du lait. C’est alors qu’on y introduit, entre chaque couche de caillé, cette poudre de pain à laquelle les fromagers donnent une attention particulière, car c’est surtout de sa préparation que dépend la qualité des fromages.

On fait donc des pains composés d’une égale quantité de froment, d’orge d’hiver et d’orge de mars, et d’un levain très fort dans la proportion de trois pour cent, additionné de vinaigre. La pâle est pétrie très ferme et le pain reste au four jusqu’à ce qu’il soit bien cuit. On le laisse moisir pendant deux ou trois mois, et on le réduit ensuite en poudre, pour l’employer par pincées déposées entre chaque couche de lait caillé versé dans les moules.

Maintenant « Milord » en savait autant que quiconque. Aussi, en sortant de cette cave, « Milord» avait-il un air radieux, souligné par les deux superbes rangées de dents dont sa mâchoire était pavée. Maurice et Jean ne riaient pas. « Milord » aurait voulu visiter les autres caves.

— Décidément, nous voilà encavés à Roquefort ! grommela Jean.

— Les autres caves ? répondit-on à l’Anglais, elles se ressemblent toutes.

— Pas si encavés, dit Maurice, s’il lui prenait fantaisie de nous tirer d’ici, comme c’est probable, par Rodez, le Lot, la Corrèze…

— Sans mentir, on en mangerait bien de ces fromages, observa judicieusement Méloir, malgré qu’on leurs y a vu faire la barbe !

— Toi, lui dit Jean, tu ne vois que ça : manger : tu n’en es pas plus gras !

Le baronnet consultait son Guide. Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait dans le livre cartonné :

— C’est assez de petites fromages, dit-il : Pârtons !

— Vous ne voulez donc pas voir la grotte des Fées, messieurs ? dit une voix derrière eux.

C’était un gamin d’une dizaine d’années, noir comme une cigale, qui parlait. Il s’offrit d’accompagner messieurs les voyageurs. Trois autres morveux reniflaient derrière lui, échelonnés par tailles décroissantes.

— Ah dame ! fit Méloir je vois ben qu’on pense ici comme à Landerneau : qu’il vaut mieux laisser son éfant morvoux que de li écourter le nez.

— L’ouverture de la grotte des Fées, reprit le cicérone en herbe, est à neuf mètres au-dessus du sol : cette grotte a dix-huit cents mètres de profondeur, avec des trous, des gouffres, et des grosses chandelles de pierre qui pendent des voûtes…

— Oha ! fit l’Anglais d’une voix qui dispersa les enfants comme une volée de moineaux ; vô, la petite guide, allez-vous-en à l’école.

Le baronnet voulait « pâtir» tout de suite, tout de suite. — Mais lui dit-on, les chemins de fer ne sont pas à vos ordres. — Il paierait dix fois le prix des places : il voulait dépenser beaucoup d’argent…

Certes, Maurice et Jean avaient autant d’envie que lui de sortir et de Roquefort et de l’Aveyron.

Mais où le baronnet les conduirait-il ?

— Si nous allions à Paris ? suggéra Maurice. Hein ! c’est une idée… de flâneurs comme nous ?

— Paris était trop près de London !

Telle fut la réponse qu’il reçut.

Et maintenant, voici en un mot où ils se trouvèrent le lendemain matin : à Limoges ; — ayant passé une nuit en wagon. Tout ce qu’ils auraient pu dire de leur voyage, c’est qu’ils avaient soupé à Rodez, l’ancienne capitale du Rouergue, et, qu’au dessert, on leur avait servi beaucoup d’amandes : c’est le seul fruit du Rouergue, mais tellement abondant qu’il donne lieu à un commerce d’exportation de plusieurs millions de francs.

Avec un peu de bonne volonté, ils auraient pu ajouter encore que Rodez, chef-lieu de l’Aveyron, est une vieille ville bâtie sur une colline baignée par la rivière d’Aveyron.

Après Rodez ils n’avaient plus rien vu.

Dans la traversée du Lot, aux environs de Cahors, un statuaire grec qui visitait les musées de France, parla longuement d’une illustration locale qu’il appelait Zapetta. Il fallut beaucoup de bonne volonté pour comprendre qu’il s’agissait de Gambetta, qu’il traitait de philhellène et de « vrai ami. »

Un peu plus loin, Jean avait raconté à Maurice les impressions de son premier voyage à travers le Lot, au début de ses pérégrinations, lorsque Bordelais la Rose l’avait conduit de Bordeaux à Aurillac. En approchant de Brives-la-Gaillarde, Jean montra à Maurice l’endroit où la baronne du Vergier avait failli être étranglée en wagon par Jacob Risler et Hans Meister, — entre les tunnels de Montplaisir et de Galop.

Si les deux jeunes gens avaient voyagé avec moins de contrainte, ils auraient regretté d’avoir laissé à leur droite l’Auvergne — dont Jean dit des merveilles à son ami, — et à leur gauche, le Périgord, le pays de Montaigne et de Brantôme ; le Périgord blanc et le Périgord noir, celui-ci abondant en forêts où dominent les essences résineuses…

Mais il avait fallu suivre le baronnet ; et voilà comment ils étaient arrivés à Limoges — passablement fatigués par une nuit blanche. L’Anglais avait dormi dans son coin — et ronflé. Méloir paraissait aussi parfaitement reposé : il avait passé la nuit allongé sur une banquette dans son compartiment, faute d’auditeur bénévole à endoctriner sur le chapitre du failli merle Flohic et de la rousse Vivette.

Il eut sommeillé avec moins de calme s’il eut pu se douter qu’il passait près de Périgueux, où l’on fait un si grand commerce de volailles et de pâtés truffés renommés ; où l’on fabrique de l’anisette, des liqueurs fines et des dragées fort estimées.