Le Tour de France d’un petit Parisien/3/12

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Librairie illustrée (p. 680-692).

XII

Le châtiment

C’était à mi-côte, sur une petite place ombragée de quelques arbres, sorte de palier où aboutissaient deux ou trois rues tortueuses à pente rapide, et d’où montaient vers le haut de la ville une rue ou deux escarpées, mai pavées ; rues bordées, les unes et les autres de constructions irrégulières, d’anciennes maisons en bois, sauf le rez-de-chaussée, quelques-unes de ces maisons ayant conservé, encore, à défaut de croisées à grands carreaux, des panneaux de verre enfumé, montés en plomb.

Autour de baladins, une foule curieuse, attentive, — presque recueillie, — formait un cercle, les plus grands du deuxième rang se penchant pour mieux voir par-dessus les têtes du premier rang. L’orgue jouait et, sur un vieux tapis, une femme, la tête renversée en arrière, se soutenant des pieds et des mains, accomplissait un tour de force ou d’adresse qui tenait la foule en suspens.

— C’est la femme à moustaches, dit un enfant à côté de Jean.

— Assez ! assez ! criaient plusieurs voix.

— Il n’en manque plus que dix-huit ! vociféra une sorte d’hercule en maillot, courant après les gros sous qui pleuvaient lentement ; il les arrêtait sous son pied et les comptait de l’œil, attendant pour faire cesser l’exercice de la femme, — une grosse dame à jupe rose pailletée, — que le chiffre de la recette fixé par lui-même fût atteint.

— Plus que dix-sept ! Plus que seize ! ajouta-t-il.

Que faisait donc cette grosse dame dans son attitude de bête à quatre
On traversait un pays hérissé de montagnes (voir texte).
pattes qui s’essaye à marcher ? Elle venait d’avaler sur l’air du Miserere du « Trovatore », un sabre de cavalerie, moins la poignée de cuivre.

L’orgue déroulait ses notes, et le supplice de la dame se continuait malgré les cris répétés de : Assez ! assez !

Jean, désireux comme la plupart des assistants, de faire cesser ce douloureux spectacle, — cette torture peut-être, — mit la main à la poche ; Maurice en fit autant, et sir William ne voulut pas demeurer en reste. Le gros sou de Jean tomba le premier.

— Plus que treize ! cria l’hercule.

Au même moment, deux pièces blanches tombèrent à ses pieds. Celle du baronnet, — une roue de derrière, observa un charretier, — produisit une réelle sensation ; tout le monde se tourna du côté d’où elle arrivait. Le baronnet souriait et murmura :

— Yes ! Bôcoup d’argent !

Mais Jean venait de reconnaître dans l’hercule son oncle Jacob, dans la femme à moustaches madame Risler, et c’était Hans Meister qui tournait la manivelle de l’orgue, — Hans Meister !

En cherchant des yeux le généreux spectateur, Jacob Risler aperçut Jean, et il fit part de sa découverte à sa femme. Celle-ci prit peur : troublée déjà par le brouhaha d’admiration causé par la pièce de cinq francs et dont la cause lui échappait, croyant voir apparaître le képi de la police tant redouté depuis Saintes, elle fit un faux mouvement, poussa un cri, blessée intérieurement par la lame d’acier, et s’affaissa sur le carré de moquette, tandis que l’Allemand, dont les yeux avaient souffert de l’explosion de grisou de Lourches, continuait de moudre le Miserere, sans trop rien voir qu’un peu de désordre dans les rangs.

Le cercle était brisé, en effet ; chacun s’empressait vers la malheureuse gisant dans une si atroce position, et qui hurlait maintenant. Un vieux homme bredouillait en son patois : — San Marceou, prégat per ello ! (Saint-Martial, priez pour elle !)

Jean s’arracha à ce spectacle lamentable et entraîna le baronnet et Maurice ; Méloir des premiers s’était précipité vers l’acrobate, et Jean le vit de loin parmi ceux qui transportaient à l’hôpital la femme à moustaches.

Ceci se passait à Limoges, le second jour de l’arrivée du baronnet et de sa suite dans le chef-lieu de la Haute-Vienne.

— Vous avez vu cette femme ? dit Jean à Maurice, vous avez vu son mari ? c’est à eux qu’il a fallu arracher votre chère Sylvia. Le baron voulait sévir rigoureusement, ils ont pris la fuite, perdant sans doute tout leur avoir, puisque nous les retrouvons amusant le carrefour au prix de leur vie.

— Quelle rencontre ! s’écria Maurice frappé d’étonnement.

— J’ai compris la terreur de Risler à ma vue ; mais je regrette bien d’être pour quelque chose dans l’accident… dans le malheur…

— C’est le châtiment ! fit Maurice. Vous n’y pouvez rien, mon ami.

— Et Hans Meister avec eux ! Comment cela a-t-il pu se faire ? Dans un piteux état, l’Allemand !

— C’est votre voleur ? dit Maurice ; ne ferez-vous rien pour qu’on l’arrête ?

— Non, car je suis rentré en possession des papiers dérobés : à l’heure présente, ils doivent être entre les mains de mon vieil ami Bordelais la Rose. J’avais demandé qu’on les lui adressât le plus tôt possible, n’ayant pas d’autre domicile fixe à indiquer. Mais comme la chose mérite examen, je vais tout de suite télégraphier à Mérignac. Si j’étais déçu…

— Vous n’hésiteriez pas, je pense, à faire coffrer ce vilain joueur d’orgue ? Jean s’esquiva vers le bureau du télégraphe.

Comme il allait y entrer Méloir passa en courant, se dirigeant vers l’hôtel du baronnet. Jean le saisit par le bras.

— Mais c’est la femme à votre oncle ! c’est la grosse mère, la patronne de la loge !

— Je le sais bien.

— Vère ! Elle est morte en arrivant à l’hôpital, v’là votre oncle veuvier ! Fallait voir comme elle criait, avec sa jupe rose et sa couronne de fleurs sus la tête !

Jean pâlit et lâcha le gars. Une minute après il rédigeait la dépêche suivante à l’adresse de l’ex-zouave :

« De Limoges. Toujours empêché d’aller à Mérignac. Recevrez ou avez reçu papiers de réhabilitation. Risler ici : sa femme avalait des sabres ; vient de se blesser mortellement, effrayée par ma présence. Suis encore avec le fils de la baronne. Après vous avoir vu, irai au Niderhoff réclamer contre accusation de trahison. À bientôt. »

Jean ne parla pas de Hans Meister. Mais combien la présence de l’Allemand à Limoges l’intriguait !

Le soir même il reçut par le télégraphe une réponse en ces termes :

« Content de toi. Ton succès de Lourches m’a rendu mes jambes de vingt ans. Reçu le carnet et les papiers du véritable traître. Vais partir pour le Niderhoff où ferai mieux que toi. »

— Sac et giberne ! ajouta Jean après la lecture du télégramme. C’est sous-entendu. Brave cœur, va !

Et il essuya une larme d’émotion.

Jean ne sachant vraiment plus quand il lui serait permis d’aller à Mérignac s’était enfin décidé à se mettre en communication avec son excellent ami. Pourquoi n’aurait-il pas fait jouer ce télégraphe que Maurice employait sans cesse ? La veille encore, le jeune du Vergier avait donné de ses nouvelles à sa famille, à miss Kate et réclamé la prompte arrivée de sir Henry Esmond à Limoges, où le baronnet semblait vouloir faire un séjour. Un télégramme arriva une heure après celui que Jean venait de recevoir : sir Henry malade ne pourrait se rendre à Limoges.

Maurice communiqua à Jean cette fâcheuse nouvelle.

— Il faut nous résigner, conseilla Jean. Aussi bien nous rapprochons-nous de Caen,

— de Paris, qui est au bout de la voie ferrée sur laquelle se trouve Limoges.

— Est-ce que les fous marchent droit ? répliqua Maurice avec un hochement de tête qui témoignait de son peu de confiance. Que doit penser de moi, miss Kate ? Quelle dégringolade je dois faire dans son estime ! Ah ! ce baronnet, il me désespère ! Si encore il m’était permis de lui dire pourquoi je suis là ? de faire briller à ses yeux mon dévouement ? Si je pensais faire quelque progrès dans son amitié ? Mais c’est tout le contraire ! Il finira par ne plus pouvoir me supporter ; je lui serai odieux… Et alors que deviendront mes projets de mariage avec l’adorable miss Kate !… Moins de Français que jamais pour gendre : préjugé, entêtement, folie… il me faut combattre tout cela ! c’est à en perdre la raison moi-même. Enfin ! ajouta le pauvre Maurice avec un soupir, je dis comme vous Jean : Paris est au bout du chemin que nous suivons : Paris et Calais, à défaut de Paris et Caen.

— Démêloir ! cria une voix enrouée, au fond du couloir de l’hôtel. À cet appel, le Breton s’élança, tout en protestant contre l’altération de son nom. Il revint deux minutes après en maugréant :

— Voilà ! Il commande encore de faire les paquets, ce failli merle d’Ingliche !

— Et où allons-nous ? demandèrent d’une seule voix Maurice et Jean. — Maurice ne songea pas à réprimander Méloir pour la liberté de son langage.

— Où ? il m’a dit disant qu’il veut aller à un moulin.

— C’est, ma foi, bien sûr à Moulins ! s’écria le jeune du Vergier avec un accent tragique.

Maurice ne se trompait pas. Le baronnet apparut et déclara qu’il en avait assez de Limoges, et qu’il voulait sur l’heure « pâtir. »

— Nous sommes à vos ordres, répondirent Maurice et Jean.

Sir William s’attendait comme toujours à de la résistance : il ignorait le télégramme annonçant la maladie de son gendre. Il provoqua de l’opposition — pour tâter le terrain ; assura qu’il s’éloignait à regret, que son Guide affirmait que le Limousin ressemble à l’Écosse dont il a les montagnes nues, les mornes landes, les forêts, les rivières ombreuses, les belles prairies, les ravins déserts ; mais avec beaucoup trop de soleil en plus et les lacs en moins, et surtout sans les rivages de la mer que rien ne remplace.

— Vous voulé peut-être voirle pays ? dit le baronnet en achevant.

— Non pas, nous sommes aussi pressés que vous… d’aller ailleurs, repartit Maurice.

Jean se fut laissé plus aisément que son ami prendre à l’amorce : il devinait de ravissants paysages le long des rives de cette Vienne qui passait au pied de Limoges et qui, torrent étroit prenant sa source dans le département limitrophe de la Corrèze, vient couler paisiblement dans de riantes prairies, au fond d’une vallée dominée par les croupes de montagnes qui sont de puissantes ramifications des monts du Limousin ; ces montagnes, couvertes de forêts ou dénudées, penchent leurs versants ravinés au-dessus des gorges étroites qui donnent parfois à la région un aspect sauvage, sans rien lui retirer de la variété et de la fraîcheur des perspectives.

De ces parties arides du Limousin qu’on entrevoyait s’échappent ces nuées d’ouvriers en bâtiment qui se répandent un peu partout, principalement à Paris : plus favorisés, les paysans attachés au sol, font de la petite culture, exploitent les parcelles appelées « domaines » et « borderies. »

Jean eût voulu examiner de près ces chevaux limousins qui constituent la richesse du pays ; il eût voulu visiter les dépôts de kaolin de Saint-Yrieix qui alimentent la fabrication de la porcelaine de Limoges. Mais il comprit malgré la feinte bonne volonté de sir William qu’il fallait en faire son deuil, — ainsi que les principales villes du département : Bellac, Rochechouart, le Dorat, Magnac-Laval, Saint-Junien.

Et si l’Anglais se détournait de Paris et s’en allait du côté de la Bourgogne, il s’efforcerait de l’entraîner dans les Vosges, ne fût-ce qu’en lui vantant les merveilles lacustres de Gérardmer ; et alors, sans se détourner beaucoup, il pousserait jusqu’au Niderhoff ; — mais comment Hans Meister avait-il pu rejoindre Jacob Risler ? Enigme dont Jean cherchait en vain le mot.

Comme on montait en wagon, Jean demanda à Méloir s’il avait trouvé quelque friandise à son goût à Limoges.

— Ah ! dame ! Avec de l’argent blanc on a de tout partout, répondit le Breton. Ici ce qu’il y a de meilleur ce sont les marrons et les châtaignes, vienne la fin de l’automne.

Le train traversait le département de la Creuse, s’engageait dans des tunnels successifs indiquant une région très accidentée, un pays hérissé de montagnes ou déchiré par d’étroites et profondes vallées. Dans ces vallées s’étendaient des plaines, de ces belles prairies décrites par George Sand, « avec de la mousse, des joncs, des iris, mille espèces de gramens plus jolis les uns que les autres, des ancolies, des myosotis ; il y a de tout et cela vient tout seul, et cela vient toujours. »

Aux vallées, succédaient les larges plateaux d’un terrain maigre et humide couvert de petits arbres et de grands buissons ; il y pousse aussi de grandes ronces et des chardons aux rudes feuilles déchiquetées, qui font penser à la végétation des déserts africains. Puis se présentaient des gorges longues, sinueuses, s’élargissant par endroits pour devenir vallées et au fond desquelles coulent rapides et tourbillonnantes des rivières qui ont des allures de torrent.

On passa devant Guéret, fort ancienne ville de moins de 7,000 habitants, qui se dresse sur le penchant d’une montagne entre la Creuse et la Gartempe ; ville assez jolie, bien bâtie, mais où rien ne sollicite la curiosité du touriste. On ne laissait guère en arrière, pouvant faire regretter d’aller si vile, qu’Aubusson, dont la manufacture de tapisserie prend rang après celle des Gobelins et de Beauvais, et occupe environ deux mille ouvriers.

Peu après Guéret, la voie ferrée franchit la Creuse sur un beau viaduc de 286 mètres de longueur, ayant une hauteur de plus de cinquante mètres. Trente kilomètres plus loin, on sortait du département pour entrer dans l’Allier ; on contournait très visiblement au nord-est le massif central de la France ; on s’avançait vers les plaines du Bourbonnais ; on roulait vers Montluçon.

Jean reconnaissait ce Bourbonnais qu’il avait traversé une fois déjà, lors de ce singulier voyage dans lequel il avait forcé Hans Meister à le suivre à Orléans. On se souvient que Maurice avait accompagné son petit ami et l’Allemand jusqu’à Clermont-Ferrand. Les étapes accomplies avec ce disgracieux personnage devinrent un sujet de conversation pour les deux jeunes gens.

C’est ainsi qu’après un trajet de près de six heures on passa en gare de Montluçon, la ville la plus considérable du Bourbonnais, grâce à la voie ferrée qui la relie au Limousin. Fort heureusement, il s’y trouvait un buffet que sir William, Méloir—nous nommons d’abord les plus faméliques — Maurice et Jean prirent d’assaut. La ville, assise sur les deux rives du Cher, se développe sur un mamelon qui domine cette rivière à l’embouchure du Lamaron, et doit sa prospérité à sa manufacture de glaces et à ses forges.

Montluçon n’est pas, il s’en faut, dans la plaine du Bourbonnais : c’est encore la Marche aux gorges creusées, aux pentes ravinées, où les monts ont une ossature de squelette. On a remarqué que le Bourbonnais est une province composée de pièces de rapport ne formant pas un ensemble, et cela semble exact. Si Montluçon appartient à la Marche, Gannat et Vichy, au sud, appartiennent à l’Auvergne, la Palisse, à l’est, appartient au Forez.

Les baigneurs de Vichy, qui s’y réunissent dans la saison au nombre de vingt ou trente mille, ont donné le nom de Petite Suisse aux environs de cette ville d’eaux : la vallée du Sichon, les encaissements de la Bèbre dans son cours supérieur, les gorges sauvages, les cirques, les ravins des Bois-Noirs, les forêts de chênes, de hêtres, de pins et de sapins accentuent le caractère de cette région tourmentée. Les chemins des bords du Sichon, la route qui longe la Bèbre, de la Palisse à Saint-Priest, se déroulent au milieu d’un magnifique panorama. La route nationale de Montluçon à Saint-Amand-Montrond, bordée par le Cher et coupée d’un nombre infini de ruisseaux n’est pas moins pittoresque.

Tout cela est très différent du centre du Bourbonnais. Après les hautes collines, des ondulations de terrain coupées de fertiles vallées, avec une pente sensible de l’est à l’ouest, se prononcent jusqu’à la plaine. En somme pays accidenté, boisé, marécageux.

Mais le platane est partout dans l’ancienne province l’arbre de la plus belle venue. On en rencontre de superbes allées. À Cusset, ils donnent à l’entrée de la petite ville un air de distinction sévère. À Vichy, ils forment une belle promenade. Les plus beaux sont ceux de Moulins, où une avenue de vieux platanes mène du chemin de fer à l’entrée de la ville.

De Montluçon à Commentry il n’y a pas loin. Le train s’engage d’abord dans la gorge profonde et pittoresque du Lamaron, croisant à tout moment le torrent, qui court au pied de hauteurs granitiques, nues ou couvertes de fougères et de maigres taillis. Dans le compartiment des premières occupé par le baronnet, Maurice et Jean, on parla beaucoup de la grève des mineurs qui avait éclaté au commencement du mois de juin précédent.
Un gros chien noir le mordit (voir texte).
Cette grève de Commentry, fut presque générale. À son début, le chemin de fer spécial de la mine qui met en communication Commentry et Montluçon, fonctionnait encore. Des femmes d’ouvriers, affolées, se mirent en foule en travers de la voie au moment du passage d’un train, en criant qu’on ne passerait pas. Ce ne fut qu’à grand’peine que l’on put arrêter la locomotive à quelques mètres de ces malheureuses femmes. Il n’y avait pas de force armée pour mettre ces femmes à la raison. Pour éviter des catastrophes inévitables on dût arrêter la marche des trains. Les femmes dans cette grève, se montrèrent particulièrement exaltées, injuriant les ouvriers qui se rendaient au travail, les empêchant de passer, les frappant, leur déchirant les vêtements.

Nos voyageurs arrivèrent à Moulins, chef-lieu du département situé sur la rive droite de l’Allier, sur lequel il a un pont, — l’un des plus beaux ponts de France : composé de treize arches à plein cintre, sa longueur est de trois cents mètres. C’est une curieuse histoire que celle de ce pont de Moulins sans cesse emporté par les crues et les affouillements de la rivière.

Le dix-septième siècle avait vu disparaître après tant d’autres ponts un pont en bois et quatre solides ponts de pierre. L’architecte Mansard, puis son fils échouèrent piteusement ; le pont construit par ce dernier fut enlevé avant d’être achevé. Enfin Regemortes eut l’idée de débarrasser l’Allier de ses sables et de coucher sur le sol vif une large et solide muraille formant radier. De cette formidable fondation s’élancèrent enfin les piles d’un pont qui a résisté à toutes les crues.

Moulins, à l’origine rendez-vous de chasse des ducs de Bourbon, est d’ordinaire négligé par les touristes, bien que les souvenirs intéressants n’y manquent pas, et non plus les édifices : un débris remarquable du somptueux palais des ducs de Bourbon, détruit en 1755 par un violent incendie : la « Mal coiffée, » grosse tour carrée que l’on conserve comme monument historique ; une ravissante cathédrale demeurée longtemps inachevée, sorte de dernier legs de l’art gothique agonisant à la Renaissance ; le tombeau du duc Henri II de Montmorency, cet adversaire de Richelieu décapité à Toulouse pour crime de haute trahison. Sa veuve lui fit élever dans la chapelle de la Visitation — actuellement du Lycée, — un très beau monument de style composite. Quatre colonnes de marbre noir avec entablement et fronton entourent un sarcophage sur lequel le duc est représenté à demi couché ; près de lui est assise la duchesse. Hercule, Mars, personnifications de la force et des armes, la Charité, la Religion, des anges, des génies forment la décoration. Les statues, en marbre de Carrare, sont dues au ciseau de Coustou, de Regnaudin, de Thibaud Poipaut et de François Anguier.

Le baronnet, Maurice et Jean parcoururent la ville et virent ce qu’elle renferme de plus intéressant. Méloir les suivit en rechignant.

Comme il regardait, ébahi, sur la façade de la tour carrée de l’Horloge, un groupe formé d’un homme, d’une femme, d’un jeune garçon et d’une fillette qui frappent les heures, quelqu’un lui dit : — C’est « la famille Jacquemart » (Cette famille Jacquemart on la retrouve à Dijon et dans plusieurs autres villes de l’Est et du Nord.)

Le Breton se retournait pour répondre à celui qui lui avait adressé la parole — un paysan court et trapu, — lorsqu’un gros chien noir le mordit au jarret et reprit sa course. Méloir poussa un cri de douleur, accompagna « le failli merle de failli chien » de toutes sortes de malédictions et fit cette remarque prudente :

— Si ce serait qu’il soit enragé ? Ah ! dame ! Ah ! dame ! Ça s’est vu ! Est-il enragé ce chien-là ? Faut pas mentir, mon bon chrétien !

— Enragé ? ce chien ? dit le paysan ; possible…

— On dirait que ça vous fait rien, à vous…

— Dans le pays on n’a pas peur des chiens enragés… parce qu’il y a ici près le tombeau d’un saint qui guérit leurs morsures. C’est à Saint-Menoux,

— à deux petites lieues approchant.

— Vous entendez, not’e maître, dit le Breton à Maurice du Vergier. C’est que j’y veux aller à Saint-Menoux ! Vu que si j’étais enragé, je pourrais bien vous mordre, dà ! ou madame la baronne en retournant à Caen, au lieu de lui rendre le respect que je lui dois. Oui bien, je vas aller faire mes dévotions à Saint-Menoux.

Il fallut l’y laisser aller. Jean l’y suivit pour le contenter. Saint-Menoux est un gros village, son église, est un vieux monument roman du onzième siècle embelli au quinzième, avec des toits hérissés de clochetons, et un clocher central plus haut que les autres. C’est là que se trouve le tombeau qui fait des miracles ; il est fort simple, en forme de bière, et renferme le cœur du saint contenu dans une cassette de bois de cèdre.

Un trou rond, pratiqué dans le tombeau même sert aux croyants à faire preuve de leur foi. Un homme mordu par un chien enragé n’a qu’à introduire sa tête dans ce trou, et l’y laisser le temps de dire cinq Pater et cinq Ave avec la certitude de s’en retourner guéri, — surtout s’il est généreux envers le sacristain. Jean donna la pièce blanche ; et le sacristain, très satisfait, lui coula confidentiellement ces quelques mots à l’oreille :

— Il y a longtemps qu’on s’est aperçu que le bienheureux Menoux ne guérit pas de la rage, mais de la folie ; ne dites rien : vous savez, c’est la foi qui sauve.

On rentra à Moulins.

— Peut-être bien qu’il n’était pas enragé, ce chien, observa tardivement Méloir redevenu brave.

Cette morsure d’un chien enragé, — qui ne l’était sans doute pas, — fut un souvenir formidable que Méloir emporta du Bourbonnais : car sir William avait repris sa course : de Moulins il était parti pour Nevers, entraînant toujours après lui Maurice et Jean, ainsi que le Breton, — qui racontait à un chacun dans les wagons, combien il avait peu de chance avec la rousseaude Vivette, le failli merle Flohic et tous les chiens enragés de Moulins.