Le Tour de France d’un petit Parisien/3/15

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 711-718).

XV

En canot de papier

Un matin, après toute une nuit passée en wagon, Maurice et Jean se réveillèrent à Châlon-sur-Saône. Ils arrivaient en droite ligne de Belfort où le baronnet avait tenu à voir le pays : un ensemble de collines resserrées entre le Jura et les Vosges, qui s’appelle la trouée de Belfort ; cette « trouée» est défendue par la place forte de Belfort, qui s’est illustrée par sa résistance en 1871.

Pourquoi sir William s’était-il décidé à venir à Châlon-sur-Saône ? On pouvait bien craindre que ce ne fût pas pour prendre là le chemin de Paris : il aurait pu y aller directement de Belfort. Ce devait donc être par une autre raison ; l’Anglais avait donné ses ordres de départ après avoir lu un article dans une feuille départementale,et ce journal, il le conservait. Voulez-vous le mot de l’énigme ? Le baronnet cherchait une occasion de se singulariser : chasser l’isard dans les Pyrénées, faire l’ascension de la Dôle ne suffisaient pas à convaincre milady : il avait trouvé mieux.

Aussi à peine sorti de la gare de Châlon-sur-Saône demanda-t-il à tout le monde, master Ferdinand Brecqueville, « armateur ». On ne connaissait pas d’armateur à Châlon. Le baronnet déplia son journal ; alors on put lire :

« un amateur de curiosités nautiques habitant Châlon-sur-Saône. »

Il fut difficile de faire comprendre à l’Anglais la différence de sens des deux mots ; mais on lui indiqua tout de suite la demeure de l’amateur en question.

C’était un ancien employé du Mont de Piété de Paris qui, ayant pris sa retraite, était venu s’établir à Châlon-sur-Saône. Pour occuper ses loisirs, il s’amusait à construire un canot de papier, genre américain, et il projetait de descendre la Saône et même le Rhône dans le frêle esquif. Le baronnet, de son côté, se proposait de séduire master Ferdinand par de brillantes offres, d’acheter le canot de papier, et d’exécuter cet extravagant voyage sur les deux fleuves. Aoh ! Hoâh ! cette fois milady apprendrait la chose par les journaux anglais.

L’insulaire arrive à la villa Malakoff, nom donné par M. Brecqueville à sa maisonnette, en souvenir de celle qu’il avait possédée dans la banlieue de Paris. Une odeur de peinture et de chanvre conduit l’étranger à l’atelier mystérieux du constructeur de canots de papier.

L’excellent homme, agenouillé devant sa première œuvre, très absorbé, donnait un dernier coup de peinture à la proue du canot, en répétant sa chanson favorite :

C’est moi le petit qui ramone…

— Je voulé acheter le canot de papier, dit l’Anglais pour entrer résolument en matière.

Mais l’amateur était un peu dur d’oreille — quand il le voulait.

— Master Brecqueville ! cria l’Anglais d’un ton à réveiller un dormeur. L’amateur de canots se leva tout d’une pièce, et vexé d’être surpris dans son atelier, dont la porte demeurait close aux curieux, il s’avança vers l’Anglais, et nez contre nez, — son nez brûlé de coups de soleil contre le nez diaphane de l’insulaire, sa forte barbiche noire s’embarrassant dans la barbe blonde du susdit, il prit un ton rébarbatif.

— Hein ? Que voulez-vous ? Qui vous a permis ?…

— Master Ferdinand, je acheté la petite canot do papier.

Master Ferdinand demeurait immobile, le geste menaçant. Le baronnet se mit alors en garde comme pour boxer. Mais l’amateur de canots voyant à quel original il avait affaire, redevint subitement bon enfant et dit, tout en exagérant son attitude provocatrice :

— As-tu six sous ? Le marchand de vin n’est pas loin.

— Yes ! fit l’Anglais en souriant sans trop comprendre ; mais il voyait le visage de son interlocuteur se dérider. Je voulé acheter.

— Mon canot n’est pas à vendre, milord Goddam.

— Je dépensé bôcoup d’argent.

— Bernique !

— Combien ? demanda le baronnet qui prenait ce dernier mot pour une évaluation monétaire.
L’âne allait plus vite que les vélocipédistes (voir texte).

— Il vaut cent francs, au moins, mon canot, dit l’amateur, mais à un Anglais, je ne le donnerais pas pour mille francs !

— Yes ! mille francs ! fit le baronnet avec un geste d’acquiescement.

— Au fait ! s’écria M. Brecqueville, pourquoi pas ? Toi et les tiens vous avez fait mourir notre empereur à Sainte-Hélène : il y aura neuf cents francs pour les pauvres de Châlon… Soit !

Ce fut marché conclu.

Le canot de papier était prêt à mettre à l’eau. Il avait été construit avec du papier provenant de chiffons de lin écru, plaqué tout mouillé sur une forme de canot légèrement construite en sapin. Les feuilles de papier superposées et collées ensemble produisaient un carton d’un seizième de pouce d’épaisseur. Une fois retiré du moule, le canot avait été pourvu d’une carcasse convenable, composée d’une quille, de deux préceintes et d’une cloison ; point de membrures, l’extrême rigidité du bordage permettant de s’en passer ; un pont de papier avec une ouverture pour le siège du canotier. L’ensemble de la construction fut rendu imperméable par des couches de vernis.

Ce canot avait les dimensions suivantes : longueur quatorze pieds, largeur vingt-huit pouces ; hauteur de l’avant au-dessus de la flottaison, vingt-trois pouces ; il pesait cinquante livres. Il était garni d’une paire de tolets en acier, pouvant s’enlever aisément. Les avirons, en sapin, mesuraient sept pieds de long et pesaient chacun trois livres. La pagaie de sept pieds six pouces de long était d’un poids de deux livres et demie. Le mât et la voile : six livres. En ajoutant à ces diverses parties la toile nécessaire pour recouvrir le pont, des bandes de caoutchouc pour en assurer la solidité, l’éponge, le panier à provisions, le coussin, le propre poids de l’acquéreur, le canot avec son chargement et les provisions de vivres devait demeurer encore léger au-dessous de toute attente.

Les vivres — du biscuit de mer, un fromage de Hollande, une bouteille de rhum — se trouvaient dans le panier aux provisions, bien avant que le canot fût achevé ; de sorte que le baronnet en tirant une billet de banque de son portefeuille pour solder son achat, déclara qu’il voulait « pâtir » tout de suite, tout de suite.

Malakoff n’était pas loin de l’eau. Une porte de derrière menait du jardin à la rivière. Le constructeur et l’acquéreur du canot n’eurent pas de peine à l’y transporter.

Et le baronnet, administrant une vigoureuse poignée de main à master Ferdinand, s’insinua dans l’ouverture ménagée sur le pont — et poussa au large. La journée était belle. L’équipée du baronnet réussissait à merveille. — Bon voyage !lui cria M. Brecqueville, non sans quelque regret devoir s’éloigner ce cher canot dont il devait lui-même inaugurer la navigation. Enfin les pauvres n’y perdraient rien ; et après tout, il n’était peut-être pas mauvais que le canot de papier fût essayé par un Anglais…

Cependant Méloir, qui faisait sentinelle à la porte de la rue, inquiet de ne pas voir revenir le baronnet, dont il répondait sur sa tête, pénétra dans l’intérieur, et, aux premiers mots qui lui furent dits, il courut avertir son jeune maître et Jean. Ce failli merle d’Ingliche, il naviguait sur la Saône !

Ce fut un coup terrible pour le postulant à la main de miss Kate.

— Deshonoré ! s’écria-t -il ; je suis deshonoré !

— À moins que… insinua Jean qui sentait poindre une idée.

— A moins que ?

— À moins que nous ne le rattrapions.

— Mais voilà le difficile ? où est-il ? quelle route suivre ? le chemin de fer ? pour quel endroit ? va-t-il vite, cet abominable baronnet ? va-t-il doucement ?

— J’ai vu des vélocipèdes à louer, en face, dit Jean dont l’idée mûrissait à vue d’œil.

— Allons donc ! fit Maurice exaspéré ; on dirait, Jean, que vous vous faites un malin plaisir…

— Comment ! Mais c’est un vrai moyen que je vous propose ; croyez-moi, mon cher ami.

— Au fait, nous pourrions essayer. Je sais me servir du vélocipède, mais vous Jean ?

— En ma qualité de Parisien, je sais tout sans avoir rien appris. Non, je ne veux pas plaisanter, je ferai pour le mieux, afin de ne pas vous abandonner dans un moment si difficile.

Maurice tendit la main à Jean.

—Et Méloir… qu’en ferons-nous ? dit-il. Un vélocipède et lui ne sont jamais passés par le même chemin. Il faut pourtant qu’il tâche de nous suivre, de nous rejoindre ; nous pouvons avoir besoin de lui…

Jean s’était beaucoup vanté sur le chapitre de l’adresse propre aux Parisiens. Il y parut bien lorsqu’il s’agit de se tenir en équilibre sur le vélocipède et de faire avancer la machine. Aidé par Maurice, qui le soutenait dans ses premiers tours de roue, il accomplit des prodiges d’équilibre, non sans aller plus d’une fois souffler dans la poussière.

Les deux amis avaient pris la route de Senecey-le-Grand pour, de là, retrouver la Saône à Tournus. Méloir était demeuré en arrière, porteur d’une légère valise, en attendant l’heure du train pour Tournus…

Tout à coup, on entendit un grand bruit sur la route, une enfilade de gros mots, un chapelet de jurons : au milieu d’un nuage de poussière galopait le Breton, assommant de coups de poing un grison dont il s’était emparé, — mettons qu’il l’eût loué — dans son impatience de rester inactif. L’âne allait plus vite que les vélocipédistes ; seulement il s’engagea dans un chemin de traverse conduisant au château du Chesne, et d’où Méloir ne put jamais le faire sortir.

Sans perdre leur temps à attendre Méloir, les deux amis poursuivirent leur chemin ; à leur gauche, à l’extrême horizon, ils distinguaient la chaîne du Jura dominée par le Mont-Blanc…

Maurice et Jean arrivent enfin à Tournus, qui s’élève sur la pente d’un coteau, couronné par les bâtiments d’une vieille abbaye qui ressemble à une antique forteresse. Ils courent au quai de la Saône, bordée de curieux : le baronnet venait de toucher, et reprenait le fil de l’eau. Le canot de papier se trouvait encore en vue.

— Il est de papier, vous dis-je, assurait un joueur de boules à son partenaire ; je l’ai taté et gratté avec mes ongles.

— De papier ! de papier ! Il serait déjà troué par les troncs d’arbres de la rive. Et celui qui le monte, il est donc de papier aussi !

— Je vais télégraphier à mon oncle de Màcon, disait un neveu en passe d’hériter, pour qu’il aille voir la merveille nautique sur les quais. Ah ! ces Anglais sont capables de tout !

— Si nous usions nous aussi du télégraphe, pour faire arrêter le baronnet ? suggéra Maurice à son ami.

— Y pensez-vous ! répondit Jean qui, heureux de son début devélocipédiste, désirait faire une campagne plus longue. Votre futur beau-père aurait le droit de se formaliser.

— Qu’est-ce que le monde va devenir, s’écria une bonne femme, si l’on fait maintenant des bâtiments en papier !

— Alors essayons de gagner de vitesse sur lui, dit Maurice.

Et sans entreprendre de retrouver Méloir, ils remontèrent sur les vélocipèdes et roulèrent vers Mâcon. La route suivait le fleuve de très près ; souvent elle y touchait. Un peu avant Mâcon, ils longèrent l’île de la Palme ; ils aperçurent cette dernière ville et ses églises sur la pente d’un coteau qui vient mourir au bord du fleuve.

A Mâcon, où déjà il y avait foule sur les quais, — le télégramme du neveu n’avait point souffert de retard — ils eurent le crève-cœur de voir le baronnet aborder sur la rive d’en face, à Saint-Laurent de l’Ain, qui est le faubourg de Mâcon. Ils entreprirent de traverser la Saône sur le pont de douze arches qui relie les deux rives ; mais ils n’étaient pas au milieu du fleuve que déjà l’Anglais poussait de nouveau au large.

Ils le virent tantôt ramant, tantôt pagayant avec une belle furia. La Saône n’est pas très rapide, mais elle aidait la marche du canot de papier.

— Si nous louions un bateau ? avec de bons rameurs ? proposa Maurice ; nous pourrions peut-être l’atteindre.

— Et les vélocipèdes ?

— Nous les emporterions avec nous. C’est vous qui retardez ma marche, cher ami.

— Louons un bateau, je le veux bien !

Cinq minutes plus tard, ils voguaient sur la Saône. Le rameur d’avant manœuvrait une paire d’avirons ; Jean et le second rameur occupaient le second banc faisant chacun plier leur unique rame sous leurs efforts ; Maurice tenait la barre.

— Gagnons-nous de vitesse ? demanda Jean au bout d’un moment.

Maurice secoua la tête. Le baronnet, qui devinait une poursuite, se servait de la voile et de l’aviron. Sa légère coque de papier, courait sur l’eau qu’elle effleurait à peine.

Ils passèrent devant Thoissey, sur la Saône. A droite se montraient les montagnes du Beaujolais, et parmi elles le pic isolé de Torvéon ; la vallée de la Saône se retrécissait. Du même côté, tout près du fleuve, Belleville cachait son église romane derrière un rideau de peupliers.

Le canot de papier si bien manœuvré, et qui faisait honneur à son constructeur autant qu’à celui qui le dirigeait, s’engagea entre la rive droite et l’île de Guerreins, puis l’île de Mont-Merle. À la hauteur de Villefranche les deux amis se trouvaient tellement distancés qu’ils abandonnèrent le bateau de location et remontèrent sur leurs vélocipèdes.

Ils suivaient la rive droite. Hélas ! le baronnet alla toucher la rive gauche, un peu avant Trévoux. S’il avait pu s’attarder dans l’admiration des bords de la rivière qui offrent, à partir de cet endroit, des paysages charmants ? Une île balançait au milieu du fleuve ses hauts peupliers ; les rives se présentaient vertes et riantes. Mais que lui importaient à lui les rives de la Saône ? Il ne pensait qu’à compléter le bon tour joué à sa « suite» en disparaissant tout à fait — pour faire enrager milady d’une autre manière.

Les vélocipédistes dépassèrent Albigny où la Saône coule entre des îles boisées et pittoresques. Ils approchaient de Lyon. Tout à coup, Jean perd l’équilibre, et le vélocipède le couche sur la route, froissé, meurtri. Il fallut cette fois s’arrêter au premier village et renoncer à rejoindre sir William.

Le lendemain matin, de bonne heure, poussant leurs vélocipèdes — conduisant leurs chevaux par la bride — les deux amis prirent la route de Lyon. Ils n’étaient plus qu’à six kilomètres de la grande et importante ville. En approchant de Lyon, quelle ne fut pas leur surprise de voir venir au-devant d’eux, Méloir, le sac de nuit à la main et son bâton à gros bout sous le bras : l’avisé Breton ne pouvant plus rien tirer de son bourriquet avait pris le chemin de fer à Tournus, pour Lyon, et, depuis la veille au soir, il stationnait sur la route par où il pensait que son maître et le petit monsieur de Paris arriveraient — sans l’Anglais.

Il fut récompensé de sa perspicacité par les compliments sincères de Maurice et de Jean.

— Et monsieur le baronnet ? demanda-t-il. De sûr et de vrai, s’il n’a pas péri sur l’eau, il est à cette heure à Lyon, assis tout contre une table bien servie tandis que moi, et vous…

— Il ne fallait pas le laisser partir ! dit Maurice.

— Miserere à tous les saints ! C’est sûr que je suis embarrassé de bout en bout, des pieds jusqu’à la tête, depuis que le chien enragé de la famille Jacquemart… à Moulins, m’a mordu à la jambe et quasiment enlevé le morceau !…