Le Tour de France d’un petit Parisien/3/14

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Librairie illustrée (p. 703-710).

XIV

La Dôle

Nous ne dirons pas combien ce voyage en Franche-Comté fut désagréable à Maurice. Jean feignait de s’associer à la colère du jeune du Vergier ; au fond, il ne fut pas fâché de connaître une partie de la France des plus intéressantes, puisqu’aussi bien son petit commerce était suspendu. Il était d’autant moins impatient qu’il avait rencontré le jour même de son départ de Dijon — et dans la gare du chemin de fer — Bordelais la Rose revenant du Niderhoff.

Ce fut un bien grand bonheur pour tous les deux. Dans l’entretien qu’ils eurent, l’ex-zouave apprit à son petit Parisien qu’en arrivant au Niderhoff il avait trouvé à qui parler, Jacob Risler lui-même, sentant la nécessité de baisser la voix, mais plus venimeux que jamais. Jean ferait bien de se défier de lui. Sous la menace de l’attaquer, et non pas seulement de défendre la mémoire du père de Jean, ce coquin de Risler avait rendu la croix…

Et Bordelais la Rose tremblant d’émotion avait remis à Jean cette croix de son père, que le pauvre garçon reçut en pleurant à chaudes larmes, et en protestant à son excellent ami qu’il se rendrait digne de ce dépôt.

Autre chose importante que Bordelais la Rose dut lui dire encore. Pourquoi importante ? C’était son idée à lui, et il n’était point nécessaire de s’en expliquer davantage ; mais il avait refusé quarante mille francs de sa vigne, puis cinquante mille : té, puisqu’elle en valait le double ! Il ne vivrait pas toujours, non ; et il songeait à l’avenir… des autres. Mais assez sur ce chapitre, mon bon. Sac et giberne ! la discrétion c’est une vertu du Midi…

On s’était séparé avec effusion, et Jean comparant cette belle et franche nature du Bordelais, avec l’automate riche et titré qu’il suivait un peu malgré lui, ne vit plus durant plusieurs heures dans le baronnet qu’un mannequin, un homme de bois, gesticulant et grimaçant.

Sir William, Maurice et Jean firent à Besançon un séjour d’une semaine. Dès le premier jour pour satisfaire leur très légitime curiosité, on leur avait montré la maison où est né Victor Hugo :

Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte.

Le grand poète approchait donc de sa quatre-vingtième année. Il ne songeait pas à aller mourir au lieu où il avait vu le jour ; il pouvait sans ingratitude préférer à sa ville natale, Paris, la ville d’adoption de sa jeunesse, où son brillant génie avait pris son essor, Paris le champ de ses triomphes ; et la Grande Ville, en retour, avait adopté le glorieux vieillard. Prise tout d’un coup pour lui d’une tendresse quasi maternelle, elle était devenue attentive à ses moindres paroles, elle surveillait ses pas, allait au-devant de ses désirs afin de lui faire une vieillesse heureuse et douce ; elle lui préparait des fêtes pour tous ses anniversaires, et, anticipant sur les jugements qui donnent l’immortalité, afin de ne laisser aucun doute au poète sublime sur le rang que la postérité lui accorderait, elle le proclamait le plus grand poète de notre temps, le plus grand poète de notre littérature tout entière ; bien plus, elle saluait en lui le plus grand poète du monde, le poète dont la hauteur ne serait jamais dépassée.

La « vieille ville espagnole » et impériale, avec ses 50,000 habitants, étonna surtout les deux jeunes gens par la multiplicité de ses fortifications : citadelle sur roc, forts détachés, enceinte bastionnée entourant la ville, bordée par la rivière et par des fossés profonds. Il était facile de constater que c’était une place forte et non une ville de plaisance et de luxe. Bâtie sur le canal du Rhône au Rhin, dans une presqu’île formée par le Doubs et entourée de montagnes, elle a un aspect triste et sévère.

En fait de ville de la Franche-Comté, Jean et Maurice ne virent pas seulement Besançon, durant les trois semaines que le baronnet leur fit passer auprès de lui ; il les entraîna à Beaume-les-Dames, jolie petite ville de 3,000 habitants située dans un bassin verdoyant formé de collines parsemées de vignobles ; à Montbéliard, chef-lieu d’arrondissement de 9,000 habitants, où est né Georges Cuvier qui y a sa statue en bronze par David d’Angers ; à Pontarlier sur le Doubs qui possède des distilleries renommées


Le saut du Doubs (voir texte).
d’absinthe et de kirsch ; à Lons-le-Saunier, chef-lieu du département du Jura, veuf de grands édifices par défaut de solidité d’un sol qui recèle des bancs de sel gemme ; à Saint-Claude sur la Brienne, ville de 8,000 habitants, encaissée dans un étroit bassin formé par trois montagnes ; à Salins, au pied du mont Poupet, dans une étroite gorge qui ne laisse de place qu’à une seule rue ; l’établissement des salines est situé au centre de la ville ; enfin dans plusieurs autres villes de moindre importance ; il les conduisit, en outre, au cœur même de la chaîne d’imposantes montagnes qui traverse et borne à l’est la Franche-Comté : le Jura.

Le Jura a une longueur de trois cents kilomètres ; sa plus grande largeur est entre le lac de Neufchâtel et Besançon (70 kilomètres). C’est, à vrai dire, un vaste plateau incliné vers l’ouest et surmonté de longues crêtes parallèles d’où surgissent plusieurs hauts sommets : le mont Chasseral au-dessus du lac de Bienne, le mont Terrible au pied duquel le Doubs se replie vers le sud-ouest, la Dent de Vaulion, le mont Tendre, le Noirmont, la Dôle, le Crêt de la Neige (1,723 mètres) le plus haut pic du Jura ; le Reculet et le Grand-Credo qui se dressent immédiatement au-dessus de la gorge du Rhône, le Crêt du Nû, le Grand-Colombier, le mont du Chat et le mont de Vuache.

La Franche-Comté, grâce au Jura qui s’abaisse sur le Doubs et la Saône, grâce aux ramifications des Vosges si riches en sources, dont elle est bornée au nord, réunit les avantages propres à un pays de montagnes à ceux particuliers aux pays de plaines ; aussi dès les temps les plus reculés fut-elle célèbre pour la richesse et la diversité de ses produits.

Ne voir que les villes n’eut pas satisfait le baronnet. Il était membre du club alpin de Londres et, en cette qualité, toujours préparé pour une ascension.

Il choisit l’une des plus fières montagnes de la chaîne. Ils gravirent à quatre la Dôle, l’un des plus hauts sommets du Jura, d’où la vue plane sur le lac de Genève : Lausanne, Morges, Rolle n’y font pas plus d’effet que quelques grains de sable jetés sur le bord de l’eau. À l’une des extrémités du lac, Genève brille comme une escarboucle. Vers les rives de la Savoie une flotille de voiles blanches sème l’étendue liquide de points brillants ; du côté de la Suisse deux ou trois bateaux à vapeur semblent immobilisés : on dirait des fourmis prises dans un réservoir glacé.

La Dôle domine non seulement le lac de Genève et ses alentours, mais encore tout le Jura, dont il présenterait l’ensemble, si l’œil pouvait embrasser d’aussi grandes distances. Au lever du soleil, par un temps parfaitement clair, mais très froid, ils purent reconnaître, outre le lac de Genève, le lac d’Annecy et celui des Rousses ; d’autres touristes prétendirent distinguer encore les lacs du Bourget, de Joux, de Morat et de Neufchâtel : ils exagéraient peut-être un peu. À vrai dire, ce que ces touristes apercevaient au soleil levant c’étaient quelques vapeurs accumulées un peu au-dessus des endroits où ils savaient que sont ces lacs ; mais ce qui s’étendait magnifiquement à leurs regards, c’est la chaîne des Alpes. Du sommet de la Dôle on en découvre une étendue de près de cent lieues ; on voit les Alpes depuis le Dauphiné jusqu’au Saint-Gothard fermant l’horizon du côté de la Suisse. Au centre de cette chaîne s’élève le Mont-Blanc, — le Mont-Blanc dominateur, qui asseoit sa base sur la tête des autres monts ; ses cimes neigées surpassent toutes les autres cimes, et même à cette distance d’environ vingt-trois lieues, elles paraissent d’une hauteur étonnante.

Dans le milieu du jour, l’état du ciel leur offrit un spectacle qui faisait valoir l’immense développement des Alpes. Un épais nuage s’était étendu sur le lac de Genève, sur les collines qui le bordent, et sur toutes les basses montagnes. La Dôle et les sommets alpestres seuls élevaient leurs têtes au-dessus de cette immense nappe que le soleil illuminait sur toute la surface. Les Alpes éclairées par les rayons directs du soleil et par la réverbération argentée du voile nuageux, brillaient d’un vif éclat, et se distinguaient nettement à des distances prodigieuses.

Cette situation si nouvelle avait pour Jean, pour Maurice, et même pour l’Anglais et le Breton, un singulier attrait, doublé d’une crainte insurmontable : il leur semblait qu’ils se trouvaient perdus sur un rocher, au milieu d’une mer tumultueuse, loin d’un continent, dont les côtes se dessinaient bordées de rochers plongeant à pic dans l’eau, — inaccessibles. Tout à coup, les nuages s’élevèrent et les enveloppèrent dans une demi-obscurité ; puis soudain, un vent léger fit monter ces nuages au-dessus de leurs têtes, et ils retrouvèrent plus riants, après ce moment d’émotion, le lac de Genève et ses bords cultivés, couverts de petites villes et de blancs villages.

Bien d’autres excursions furent tentées avec succès dans les diverses parties du Jura : d’Ornans, excursion dans les Combes de Nouailles, jusqu’à la source de la Loue, qui jaillit au fond d’un cirque immense de rochers de plus de cent mètres de rayon ; de Mouchard, excursion aux sources de la Cuisance qui sort d’une grotte profonde percée au fond d’un cirque de montagnes ; de Morteau, excursion au Saut du Doubs par Villers-le-Lac : le Doubs se précipite d’un roc de vingt-sept mètres de hauteur environ, dans un gouffre sans fond ; de Salins, excursion au mont Poupet, d’où l’on jouit d’admirables points de vue sur les plaines accidentées de la Franche-Comté, la chaîne du Jura, le Mont-Blanc et une partie de la chaîne des Alpes, à la source du Lison, à la grotte du bief Verneau, village bâti au milieu d’un vallon dominé de tous côtés par de hautes montagnes ; de Champagnole, excursion dans les environs des Planches-en-Montagne, qui présentent la région la plus tourmentée et la plus pittoresque du Jura et offrent plusieurs belles cascades ; des Rousses, excursion dans la vallée de Joux, l’une des plus hautes vallées du Jura — elle est à plus de mille mètres d’altitude, — le Risoux, la Dent de Vaulion, le mont Tendre, le Marchairu et le Noirmont ferment de tous côtés cette vallée, en partie française en partie suisse.

L’horlogerie, la coutellerie, l’industrie du lapidaire, la fabrication du fromage, occupent les habitants de toutes ces régions du Jura. Les lapidaires de Septmoncel ont une réelle célébrité : ils travaillent toutes les pierres précieuses, les diamants exceptés. Des associations de paysans jurassiens se sont formées pour la fabrication en grand du fromage de Gruyère, par un « fruitier » qui tient compte de la quantité de lait fournie par chacun d’eux. Ces associations merveilleusement administrées font l’admiration des économistes et témoignent d’un parfait bon sens et de beaucoup de droiture dans la population du pays. Dans une ferme du Jura, le soir les hommes préparent des ressorts d’horlogerie ; les femmes sont occupées au métier à tricoter.

Ce ne sont pas, du reste, les seules industries du Jura, où la métallurgie a créé les forges de la Saisse, celles de Bourg-de-Syrod, de Beaudin, de la Serve, de Pont-du-Navoy, la société des forges de la Franche-Comté ; où les établissements de Morez fournissent annuellement des millions de verres de lunettes et des milliers d’horloges de toute sorte ; où la tournerie de Saint-Claude convertit le buis, le bois, la corne, l’écaillé, l’ivoire, les os en une infinité d’objets que le commerce répand dans toute l’Europe.

Généralement, dans ces excursions, on abandonnait les ruisseaux, les lacs, on coupait à travers les grands pâturages entourés de forêts couvrant des pentes largement ondulées. Les routes se croisaient sur les plateaux. Enfin, on s’élançait sur le sol montueux de la forêt, tantôt uni et présentant un plancher jonché des fines aiguilles sèches du sapin, tantôt semé de grosses pierres moussues. Nos touristes voyaient les rivières torrentueuses qui descendent du Jura et se répandent parmi les écueils, sur des amoncellements chaotiques de roches ; leurs eaux bondissaient par nappes, se blanchissant d’écume, se déversant avec une clameur qui remplit les solitudes. C’est ainsi que l’Orbe leur apparut. Plus calme, sous leurs pieds, au fond d’un abîme, le Doubs, clair, silencieux, glissait furtivement dans son étroite vallée. La muraille des monts se crénelait à tous les étages de vieux sapins à la ramée d’un vert métallique.

Dans les bois, des lianes aux fruits rouges enveloppaient les sureaux, le sorbier des oiseleurs étalait déjà ses grappes de corail, lourdes à faire fléchir la branche. Une lumière ambrée colorait en dessus la ramée des sapins ; la feuillée des hêtres commençait à rougir. Parfois ces sapins — comme au mont Tendre — sortaient deux ou trois à la fois d’une même souche, leur double ou triple tronc soutenant un dôme verdoyant qui chantait au vent avec des murmures de harpe éolienne. Sur un plan vertical, se piquaient hardiment quelques pins penchés au-dessus de l’abîme.

Dans les clairières, s’épanouissait la dentaire, qui donne en sa saison des fleurons d’un bleu indécis, et fleurissaient tardivement de rares scabieuses et des campanules ; des plantes charnues étalaient leurs larges feuilles, le lys martagon balançait son paquet de fleurs rouges, la pimprenelle déployait son parasol étoilé, la digitale lançait ses jets où se balancent des casques nacrés.

Au milieu de ces ascensions, tandis que derrière un repli de terrain s’effaçait une petite ville ou une forêt, un semis de maisonnettes blanches apparaissaient jetées à tous les versants ; les villages avec les clochers des églises se groupaient dans une tache de lumière tombée de quelque gorge par où regarde le soleil.

Sans relâche, on escaladait les crêtes chenues, bien haut — dans le bleu…

Mais la grande ombre de la montagne s’imposait ; un mur prodigieux d’élévation dessinait son arête sur le ciel ; seuls, les cônes les plus élevés demeuraient lumineux, le reste ne s’éclairant plus que de reflets : il fallait songer au retour. Les pentes se faisaient glissantes — la fatigue aidant, — et l’on s’estimait heureux si l’on pouvait moyennant finance trouver le vivre et le couvert dans quelque hôtellerie villageoise ou chez un habitant de bonne volonté.

La plupart de ces excursions du baronnet, de Maurice et de Jean, avec l’amusant Méloir pour porter les cache-nez et le goûter, faire sauter les bouchons et allumer les feux de bivouac, rappelaient ces désopilantes scènes d’Anglais en voyage que nous a décrites Töpffer.

Maintes fois, sir William, malgré sa bonne mine et tout en déclarant qu’il voulait dépenser « bôcoup d’argent », eut toutes les peines du monde à se procurer un gîte pour la nuit. Après toutes sortes d’explications, plusieurs commères l’envoyaient dans quelque maisonnette isolée.

— Allais, allais, la cousin’ Mélanie a des chambres, et des lits, et de tout, assurait une commère.

— Oh là ! Je crais bien, je crais bien, ajoutait une autre bonne femme.

— Est-ce loin ? demandait un de nos touristes exténué.

— Loin ? ah ouah !

Un colloque s’établissait d’une voix traînante entre les montagnardes. L’une parlait d’un tiers « d’heur’ », une autre de deux tiers « d’heur’ ». Il suffisait de retourner « drait en dessus d’où ils venaient. »

Une autre, en voyant la bande fatiguée affirmait qu’il leur faudrait plus de temps.

— C’est pas d’un’ heur’  qu’ils y vont, allais !

— Je voulé dépenser bôcoup d’argent, compréné-vô le chose ? répétait l’Anglais.

— Encore faudrait-il être sûr d’être hébergés, observait Maurice. Si c’était une auberge ?…

— Pas seulement, pas seulement ; mais il y a des chambres, pardi, des lits, et tout, pardi, il y a de tout et de tout.

Méloir intervenait.

— Not’e maître, si c’était un effet de vot’e politesse d’y demander s’y on aura du quoi pour manger ; faut pas mentir, mais j’ai mon estomac plus bas que mes semelles.

Enfin un gamin s’offrait de conduire les voyageurs à ce port de salut. On se mettait en route. Pour pénétrer dans la maison hospitalière il fallait parlementer un bon moment. Introduits, le baronnet et sa piteuse suite devaient attendre que le souper des hôtes eût pris fin.

Ils voyaient la table chargée d’un monceau de pommes de terre rôties sous la cendre, éclatées et farineuses à plaisir, de plusieurs pots de lait tout fumant, d’une grosse cafetière ; mais on les priait dépasser derrière quelques sacs d’avoine empilés ; tout à l’heure on s’occuperait d’eux.

Des deux côtés de la salle basse deux grands lits bien garnis, dressaient leurs courtines ; pourtant il en serait du coucher comme du souper ; il leur faudrait aller reposer au fenil. Heureusement, les draps ne manquaient pas dans la maison solitaire, prise au dépourvu de tout — même de bonne volonté.

Et le lendemain, quand on voulait partir, il fallait arracher Méloir des mains des garçons de ferme ou de moulin avec qui le Breton, peu endurant et mal nourri, venait de se prendre de querelle.