Le Tour de France d’un petit Parisien/3/17

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Librairie illustrée (p. 728-735).

XVII

En pays de montagnes.

Nous avons supprimé la surprise de sir William en voyant apparaître devant lui Maurice et Jean : l’intelligence et l’activité de ces jeunes gens n’étaient pas pour lui déplaire. De leur côté, les deux amis crurent retrouver le baronnet dans de meilleurs dispositions d’esprit ; plus calme, plus disposé à entendre raison : peut-être la baignade forcée dans le Rhône n’y était-elle pas étrangère…

Aussi la plaisante invention d’un département à acheter fut-elle abandonnée comme d’un commun accord. Maurice obtint même du père de miss Kate qu’il réintégrerait le domicile conjugal… Mais il n’y voulut pas consentir sans avoir vu les Alpes d’un peu près.

— Ce n’est pas la saison, objectait Maurice.

Comment donc la saison ! Avoir visité les Pyrénées, le Jura, et dans un précédent voyage, les monts d’Auvergne, les Cévennes, les Vosges, et paraître dédaigner les Alpes et le Mont-Blanc serait-ce digne d’un membre distingué de « l’Alpine Club ? »

On ne sera donc pas surpris d’apprendre que vingt jours après la perte en Rhône du fameux canot de papier, le baronnet et son jeune monde se trouvaient en pleine Savoie, après avoir visité Grenoble, la vallée du Graisivaudan, l’un des plus beaux et des plus riches pays qu’on puisse voir, Gap, Embrun, Briançon, la Grande-Chartreuse, Chambéry, Saint-Jean de Maurienne, Aix-les-Bains et le lac du Bourget, Annecy et son lac, ainsi que bien des curiosités locales, telles que la grotte de la Balme, les lacs souterrains de la grotte de Bauge, les cascades du Bout-du-Monde et de Coux, les (page 730).


Ils parvinrent à l’entrée de la gorge (voir texte).

vallées sauvages de la Maurienne, les glaciers du Buet et de la haute Tarentaise.

Nos touristes avaient aussi vu de près, — ou de loin, — les monts Viso et Genèvre, le massif du Pelvoux et le mont Venteux couvert de neige même en été ; enfin l’Isère et la Drôme ne leur étaient plus inconnues, pas plus les villes et les bourgades que les montagnes en partie couvertes de belles forêts, ravinées par des torrents qui descendent des Alpes et remarquables par les gras pâturages de leurs plateaux. Dans toute cette région les montagnards du Dauphiné s’étaient montrés intelligents et fins, ayant l’activité patiente et l’industrie qui sont d’ordinaire l’apanage des habitants des régions élevées.

Plus d’une fois Jean compta sur ses doigts les sept merveilles du Dauphiné : la Tour sans venin, la Montagne inaccessible (le mont Aiguille, à neuf kilomètres de Die), la Fontaine ardente, la Fontaine vineuse, etc. De toutes ces merveilles vraies ou prétendues, il y en a cependant une très réelle et très remarquable : la grotte de la Balme près de Crémieux et du Rhône.

L’ouverture de cette grotte n’a pas moins de trente-trois mètres de hauteur et de vingt et un mètres de largeur. Cette vaste entrée est comme une immense bouche s’ouvrant dans un calcaire taillé à pic et dont le front est couronné de buissons. Particularité des plus curieuses : la grotte de la Balme renferme une église romane du douzième siècle, dont le clocher n’atteint même pas jusqu’à la voûte. Les hardies dimensions de l’ouverture se conservent dans la grotte sur une profondeur de soixante-quinze mètres ; puis la voûte s’abaisse ; puis encore la grotte se divise en plusieurs galeries percées à diverses hauteurs et que l’on visite. On montra aux jeunes gens la « chambre des Faux monnayeurs » qui servit de refuge à Mandrin.

Mais il y aurait une lacune dans notre récit si nous passions avec tant de rapidité à travers les régions traversées. Sacrifions les villes, si l’on veut ; aussi bien dans cette région de la France tout l’intérêt est dans le sol montagneux.

Grenoble est une jolie petite ville bien proprette que l’Isère coupe en deux parties fort inégales et que de hautes montagnes dominent ; mais elle doit beaucoup de son animation au voisinage de la Grande-Chartreuse, très visitée, comme l’on sait, par les étrangers.

Le baronnet après avoir jeté un rapide coup d’œil sur la ville était monté avec Maurice et Jean dans une voiture de louage, Méloir s’asseyant à côté du cocher. Et l’on avait pris le chemin de la Grande-Chartreuse. Une partie du trajet se fait en plaine, sur une route facile, tracée au milieu de prairies et de jardins et, dans la belle saison, bien ombragée.

Quand ils commencèrent à monter, ce fut par une suite de faciles contours. Ils atteignirent le premier plateau. Mais après avoir roulé une heure comme en plaine, ils durent prendre des mulets et un guide. C’est ainsi qu’ils parvinrent à l’entrée de la gorge : avec ses forêts de sapins et de bouleaux qui s’élèvent des deux côtés depuis le pied de la montagne jusqu’au sommet elle est d’un aspect des plus saisissants. On comprend que les bruits du monde expirent à cette porte de l’empire du Silence et de la Mort. L’animation n’y est produite que par la chute sourde d’un torrent au milieu du désordre d’un abîme. Le chemin est taillé dans les rochers qui dominent et parfois surplombent cet abîme. Les touristes durent passer le pont de Saint-Bruno, jeté avec hardiesse sur le torrent, et traverser trois tunnels…

Enfin la Grande-Chartreuse se montra à eux dans un vallon formé par l’écartement de plusieurs pics : ses bâtiments sont simples, vastes et nombreux : on dirait un village où tout est bâti au hasard ; le cloître seul est d’un beau style gothique. Chaque religieux a son habitation, se composant d’un promenoir, d’un cabinet de travail et d’une chambre à coucher ; un atelier et un jardinet y sont joints. Les portes de toutes ces habitations indépendantes l’une de l’autre ouvrent sur un cloître immense, dans le préau duquel se trouve le cimetière des chartreux. C’est au fond d’un désert, dans une solitude perdue qu’ils vivent, au milieu du silence ; c’est là qu’ils meurent.

Un père hôtelier reçut les voyageurs et remplit à leur égard les devoirs d’une hospitalité cordiale. On goûta à la célèbre liqueur fabriquée au couvent, et qui donne un revenu annuel d’environ cinq cent mille francs.

De la Grande-Chartreuse ils se rendirent à Chambéry par le chemin de fer.

L’ancienne capitale du duché de Savoie est assise dans une plaine riante et fertile, entre de hautes montagnes, et arrosée par deux rivières. Elle a une cathédrale du quatorzième siècle, le vieux château des princes de la maison de Savoie, un jardin botanique très bien planté. Les costumes d’autrefois ont été conservés, surtout par les gens de la montagne. Les femmes mettent toute leur coquetterie dans la largeur de leur croix d’or et dans la blancheur de leur bonnet.

Le baronnet conduisit Maurice et Jean aux Charmettes, cette humble maison des champs que le séjour de J. J. Rousseau a rendue célèbre ; puis ils allèrent faire une excursion au lac du Bourget et de là visiter Aix-les-Bains, où le chemin de fer les conduisit en moins d’une demi-heure. Une longue avenue de platanes s’étend de la petite ville à ce lac du Bourget, le plus vert des lacs, et qui reflète sur son miroir des croupes chargées de forêts ; beau lac, si admirablement chanté par Lamartine :

Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière…

L’adorateur de miss Kate aimait le poète des Mélodies et de Raphaël, et il récita des vers. On prit un bateau pour traverser la nappe d’eau qui chatoyait avec ses péniches et ses canots. L’Anglais demeurait positif autant que burlesque ; mais Jean s’épanouissait, remué, vibrant, heureux de se sentir vivre et, pour la première fois, échappant aux vulgarités de l’existence.

Sir William prit sa revanche en visitant méthodiquement et Guide en main, — à l’anglaise — l’abbaye de Haute-Combe, toute sombre sur son rocher, près des rives du lac. Son église renferme la sépulture des princes savoisiens. En cédant la Savoie à la France, Victor-Emmanuel s’est réservé la possession de Haute-Combe comme domaine privé.

Jean vit ainsi la Savoie qui est la contrée la plus élevée de l’Europe. Située dans les Alpes, elle possède les cimes les plus hautes de ces montagnes, et tout d’abord le Mont-Blanc qui est de 4,900 mètres au-dessus du niveau de la mer. Du Mont-Blanc au Rhône, les montagnes se succèdent en diminuant, de sorte qu’on les dirait placées en amphithéâtre le long de la chaîne centrale des Alpes.

Jean fut à même de vérifier que cette terre porte l’empreinte de toutes les révolutions du globe ; toutes sont indiquées par les érosions, les crevasses, les redressements et les renversements des couches, les éboulis, les excavations internes, les agglomérations de tous genres. Là, en une journée de course, il est possible de parcourir les divers degrés de l’échelle géologique, et de voir successivement les dépôts des cataclysmes les plus modernes, les graviers du Déluge, les blocs erratiques charriés par les champs de glace, les calcaires, les grès, les roches cristallines, les granits, les porphyres et tous les éléments qui forment l’écorce de notre planète.

Attentif et réfléchi comme il le devenait Jean fit aussi ses remarques. Il constata le petit nombre des grandes propriétés, et la multitude de petites terres, toutes bien cultivées, — surtout dans la vallée qui s’étend de Rumilly à Chambéry et de là à la vallée de Tarentaise ; c’est une suite de vergers qui reposent le regard au milieu de l’âpreté des cimes granitiques et des perspectives changeantes.

Dans les hautes vallées de la Tarentaise et de la Maurienne, les paysans retiennent la terre sur les pentes ravinées, en construisant des parapets, en formant des terrasses ; ils apportent même de la terre végétale d’assez loin, se contentant parfois de créer un champ d’un mètre carré, tout au plus assez large pour recevoir deux ceps de vigne. Avec la vigne, qui réussit grâce à l’élévation du sol, et qui se rencontre jusque dans les hautes vallées voisines des glaciers, les Savoisiens obtiennent des fruits nombreux, des céréales variées ; les pâturages, les mûriers y sont des sources de richesse et font de la Savoie une contrée essentiellement agricole.

Il faut que nous disions qu’à la Grande-Chartreuse, Méloir voulut assister dans une tribune aux offices que chantent les moines à minuit. Il sortit trop tard de sa cellule, laissa se fermer derrière lui une porte dont il ne connaissait pas le secret, et il ne vit, des chartreux en robe blanche, que leur lugubre défilé dans la chapelle à peine éclairée, d’où ils se retiraient, se dispersant sans bruit comme des ombres… Jamais il ne fut possible au Breton de retrouver la vaste salle sur laquelle s’ouvrait sa cellule. Son luminaire éteint par un courant d’air, il se perdit dans tous ces corridors, ces galeries, ces cloîtres, ces escaliers, n’entendant que le retentissement de ses pas sur les dalles sonores, et n’osant, malgré sa hardiesse naturelle, faire trop de bruit. Il passa le reste de la nuit à errer, — une froide et longue nuit. Si bien que le lendemain il avait une rage de dents, — rage bien autrement réelle que la rage communiquée par le chien de la famille Jacquemart à Moulins.

On le poussa vers la fabrique de liqueurs, où il devait, paraît-il, trouver un soulagement. Les serviteurs à gages employés là, lui vendirent trois flacons d’un spécifique pour les dents, à 80 degrés (la chartreuse jaune n’en a que 43), et dans son ignorance et sa grande hâte de guérir, le pauvre garçon crut qu’il fallait avaler la liqueur le plus lestement possible, — satisfaction qu’il accordait du même coup à sa gourmandise.

Il le fit, et ses douleurs s’accrurent jusqu’au délire. Aussi à partir de cette visite à la Grande-Chartreuse on ne vit oncques Méloir suivre « ses maîtres », autrement qu’affublé d’une mentonnière, lui donnant un air passablement grotesque.

Or, il advint qu’à Annecy un humble charlatan, — s’il en est d’humbles ! — qui avait déposé des fioles inégales sur une table formée d’une planche et d’un pliant en X, avisa, passant au large du groupe défiant qui l’entourait, lui et son joueur d’orgue, le gars à la mentonnière, trop endolori pour être curieux, et il l’appela comme lui appartenant de plein droit, comme un sujet tout trouvé pour une démonstration publique de l’excellence de son eau merveilleuse.

Méloir rompit d’assez mauvaise grâce les rangs des curieux et pénétra dans le cercle… Quelle ne fut pas sa stupéfaction en retrouvant dans le charlatan son ancien patron de la loge Sartorius et Risler, l’hercule de Limoges, le mari de l’avaleuse de sabres, Jacob Risler en personne !

Hans Meister l’assistait charitablement des plus persuasives mélodies de son orgue de Barbarie ; mais « ça ne mordait pas. »

— Surtout… n’aie pas l’air de me connaître, malheureux !

Ce furent les premiers mots que le charlatan adressa à voix basse au Breton.

— On croirait que tu es mon compère, ajouta-t-il.

Jacob Risler avait presque aussi vite constaté l’identité du gars à la mentonnière avec son « père aux chandelles », que lui-même avait été reconnu. Hans, seul ne voyait rien, bien qu’il loucha autant et plus que jamais, et peut-être pour cette raison.

Méloir dut s’asseoir et se frictionner les gencives coram populo. Il avoua qu’il se sentait considérablement soulagé. Que n’eut-il pas avoué pour esquiver les ennuis de cette exhibition ?

— Et c’est d’une odeur et d’un goût agréables, n’est-ce pas ? lui demanda avec l’accent du triomphe le vendeur d’orviétan. Dites la vérité, toute la vérité, rien que la vérité !

— Faut pas mentir, mes bons chrétiens, et vous me hacheriez en petits morceaux que je ne dirais que ce qui est, fit le Breton décidé à faire preuve de bon vouloir ; de sûr et de vrai on dirait quasiment de la limonade, da !

— C’est justement, reprit Jacob, la remarque qui a été faite déjà par le prince de Bismarck, qui a eu l’honneur de me commander incontinent un onguent pour la calvitie à l’usage de sa noble tête.

À ce nom de Bismarck, le joueur d’orgue ajusta la roue de son instrument pour un nouvel air, un air de bravoure, qu’il enleva avec entrain, mais qui déplut au public dès les premières notes.

— Ce sont des Allemands, se disait-on dans les groupes.

Sur ce bel air, le charlatan arracha la mentonnière de Méloir, et le forçant à se lever, il lui tint la tête et montra victorieusement à tous, ses deux joues, pourpres toutes les deux, — de confusion : il était impossible, en effet, de reconnaître le côté malade.

— Savoyards ! criait Jacob, guérissez, n’arrachez pas !

Un dentiste ambulant se trouvait dans la foule. Indigné de la proclamation de cet axiome sur un air qui résonnait à ses oreilles avec des accents de défi, il excita les mécontents et se mit bientôt lui-même à crier :

— C’est des Allemands ; faut les faire déguerpir. À la porte ! À la porte !

À la porte ! sur une place ! Néanmoins ces mots produisirent un certain effet. Il y eut rupture et envahissement du cercle d’oisifs, et Jacob fort pris de la tournure que prenaient les choses, devant la malveillance générale et les visages menaçants de quelques-uns, empila ses fioles dans un panier, mit sa table pliée sous son bras, et entraîna du côté de son auberge le joueur d’orgue, — et Méloir.

Il sut bientôt, en pressant Méloir de questions, que le Breton se trouvait avec Jean à la suite d’un Anglais très riche, bourré de billets de banque, voyageant pour son plaisir ou pour sa santé, et qui voulait acheter argent comptant « un morceau » de la France.

Sur quelques observations faites par Hans Meister, en langue allemande, Risler recommanda à son ancien gazier, entrevu vaguement à Limoges le jour de la mort de madame Risler, de ne point parler de leur rencontre. Il ajouta, d’un ton fort jovial, qu’il réservait à son neveu une surprise… agréable.