Le Tour de France d’un petit Parisien/3/7

La bibliothèque libre.
Librairie illustrée (p. 621-632).

VII

De Bayonne à Bagnères de Luchon.

Comme on le pense bien, Maurice et Jean ne furent pas longs à prendre le chemin de fer de Bayonne. Par le messager porteur du jambon, ils savaient à quel hôtel de cette ville était descendu sir William. Méloir fut emmené. Le Breton se faisait fort de ficeler le particulier comme un saucisson, précaution que Maurice ne jugeait nullement indispensable pour ramener le baronnet au milieu des siens.

Bayonne, mire sur la rive gauche de l’Adour, près de l’embouchure de cette rivière, ses jolies maisons peintes de diverses couleurs voyantes, à la manière espagnole. Elle est traversée par la Nive qui, en venant se jeter dans l’Adour, forme un petit port intérieur tout ensoleillé ; là, évoluent, ou sont amarrés, des navires de commerce d’un moyen tonnage, les seuls qui puissent franchir la barre d’entrée de la rivière, formée de sables mouvants. C’est une ville très fortifiée et que l’on prendrait néanmoins pour une ville ouverte, tant elle offre de promenades plantées d’arbres, de places, de larges espaces, contrairement aux villes fortes des frontières, qui sont bien plutôt des forteresses habitées que des villes ceintes de remparts.

La première personne que Maurice et Jean aperçurent en sortant de la gare, ce fut sir William Tavistock, baronnet. Un sac de voyage à la main, la lunette sur les flancs, il se dirigeait vers la gare… — Nous avons bien fait de devancer le messager, murmura Jean à l’oreille de Maurice.

La rencontre ressembla à un choc, tant il y eut d’ahurissement chez l’insulaire et de surprise de la part de Maurice et de son camarade. Toutefois on s’aborda avec force démonstrations d’amitié. L’Anglais poussait des interjections gutturales et, posant par terre son sac, il se mit en devoir de broyer amicalementles mains que les deux jeunes gens lui avaient imprudemment abandonnées. Flegmatique et souriant — d’une façon non équivoque, grâce à sa puissante mâchoire, — il ouvrait des yeux démesurément interrogateurs et soumettait réellement à la question Maurice et Jean, qu’il secouait,

— Aôh ! clama-t-il, je été content de trouver vôs à Bayonne ! La petite Jean devenu haut depuis le naufrage ! Gentil, tutafaite ! Aôh ! yes,tutafaite !ce était bien.

Mais le baronnet apercevant le Breton qui l’examinait avec une attention trop soutenue, s’effaroucha subitement, et reprit sa valise.

— Ce été pour môa, dit-il, que vous venez à Bayonne,

— ou pour les jambons ? Si c’est pour môa, master Maurice, apprenez à milady que je voulé faire bien des folies — je voulé en faire ! entendé-vô ? Je parté pour Luchon, pour Bagnères de Luchon. Bonnejoure, mes petits amis ! N’oubliez pas ; écrivez loui à milady. Pour la faire enrager, je loui ai envoyé une caisse de jambons ! Aôh ! elle dira encore que j’ai le spleen ! Le spleen ! Je voulé voyager bôcoup, bôcoup.

Tandis que le baronnet parlait, Maurice avait consulté Jean du regard.

— Vous allez à Luchon, sir ? Nous y allons aussi, dit-il après une courte hésitation.

— Ô dear ! Vous n’en prenez pas la chemin, observa le baronnet, au contraire.

— Il est vrai, balbutia le jeune du Vergier en rougissant. C’est que voyez-vous, milord, nous avions l’intention de tâter de quelques bains de mer à Biarritz.

— Aôh, yes ! très comfortabel à Biarritz.

— Mais nous y avons renoncé… en route, préférant les bains de Luchon aux bains de mer — comme vous, sir.

— Alors je regretté bôcoup : je ne vais pas à Luchon pour les eaux, dit sèchement le baronnet. Ce ne été pas assez excentrique, nô !

— Ah ! fit Maurice qui se sentait battu. Et… y aurait-il de l’indiscrétion, sir ?… pourrait-on vous demander ?…

— No, il y avait point nullement de l’indiscréchun, répliqua l’Anglais qui ne demandait pas mieux que de parler « pour faire enrager milady ». De Luchon, j’entrerai dans le montagne pour chasser la petite l’isard ; très jiouli sport !

— Voilà une belle idée ! s’écria Maurice. Et s’adressant à Jean : Si nous y allions aussi… chasser l’isard ?

— Mais… je ne demande pas mieux ! dit Jean.

Sir William souriait. Comment ! il aurait la bonne fortune d’emmener avec lui des témoins de ses extravagances !

— Nous vous accompagnerions bien volontiers, sir, si vous le permettiez ?. Ce doit être un bien agréable divertissement cette chasse-là !

— Aôh ! yes, tutafaite ! Je suis fol, mais je avé encore l’œil juste, vous verrez ce que je sais faire avec une carabine.

La folie du baronnet, Maurice et Jean le devinèrent, consistait à vouloir se faire passer pour fou. Généralement c’est le contraire qui se produit. Mais est-ce bien là une sorte de démence classée ? En tous cas, on ne simule pas la folie quand on est en pleine possession de son bon sens.

— Vous feriez peut-être mieux de ne pas venir avec môa ? reprit-il par pur esprit de taquinerie. Vous réfléchirez, et vous viendrez me rejoindre. Au revoir ! Bonnejourel voilà l’heure du train. Apprenez aussi à milady que j’avé tout de même l’intention d’acheter les Pyrénées.

En entendant l’énoncé de cette énormité, Méloir éclata de rire et marmotta entre ses dents : « Je vas le piler l’Ingliche ! » Maurice se tourna vers l’indisciplinable Breton et lui jeta un regard furieux. Mais le baronnet semblait tout heureux de l’effet produit, et il reprit :

— Je crois que les Pyrénées valent mieux que les Alpes. Je sais bien que pour le même prix je pourrais avoir tout un département français.

Maurice et Jean avaient de la peine à garder le sérieux. Quant à Méloir il faisait des efforts désespérés pour se contenir, se fermait la bouche avec la main. Maurice le regarda de nouveau d’un air sévère.

— Laissez rire cette garçon, intervint le baronnet ; puisqu’il est convenu que je suis fol… Voyez-vous en Angleterre nous possédons de grandes, grandes propriétés. Chez vous, on ne sait pas faire les choses… Aôh ! non. Des champs morcelés, larges comme un mouchoir, moins que ça : comme la main…

Et, tout à fait réjoui de la tournure que prenaient les choses, sir William se mit à rire à son tour si bruyamment que Méloir en profita pour donner un libre cours à son hilarité, sans crainte de réprimande.

— Hélas ! c’était bien vrai, dit Jean à Maurice, il déménage ce pauvre baronnet. Jouez serré, mon ami.

Une sonnerie quelconque se fit entendre à l’église voisine :

— Diabel ! l’heure ! l’heure ! aôh ! je avais oublié, cria sir William. Adieu ! Je parté… Vous réfléchirez.

Le jeune du Vergier se sentait sur les épines.

— C’est tout réfléchi, dit-il, nous allons avec vous. Chemin faisant je vous parlerai d’une belle occasion qui se présente, si vous voulez réellement acheter un vaste domaine, un département tout entier…

— « Really ? » dit l’Anglais devenu très attentif et observant jusqu’à quel point le jeune du Vergier pouvait croire à sa folie simulée.

— J’ai votre affaire, sir, mais il faut se presser. Il y a acquéreur. Le marché ne tient plus qu’à cent millions.

— « Pshaw ! » fit le baronnet. Je ne regardé pas au prix, môa. Je voulé acheter, voilà tout !

— Alors, il nous faut d’abord renoncer à aller chasser l’isard du côté de Luchon.

— Très bien ! murmura Jean pour encourager son ami.

— Et c’est une privation pour moi, ajouta Maurice d’un ton hypocrite, de ne pas aller dans les montagnes tuer deux ou trois de ces chamois si lestes !

L’Anglais réfléchissait gravement.

— Voyez-vous, dit-il, ce qu’il me faut c’est une forêt… traversée par une rivière ; je voulé un château pour milady à un bout et un château pour moi à l’autre bout. Est la chose possible ?

— Très possible, fit Maurice. Et déjà miss Kate se doutant de votre intention a fait la moitié du chemin ; elle est en Normandie, à Caen, chez ma mère.

— Ohâ ! cria le baronnet. Ce fut comme un rugissement. Et il pirouetta sur lui-même, vivement impressionné par ce que lui apprenait Maurice. Kate, sa petite Kate chez les du Vergier ! Donc on le cherchait ; milady croyait à sa folie ! Ça prenait. Très bien ! All right ! Mais Kate affligée, c’était fort pénible pour le baronnet, qui demeurait malgré tout attaché à ses enfants.

— On pourrait la consulter ? insinua Maurice.

Le baronnet joua l’indifférence. Levant la tête et faisant avancer sa barbe par un mouvement du menton, il se mit à se gratter le cou : ce geste semblait activer chez lui la réflexion. Très drôle il était dans cette attitude, avec son bonnet écossais noué en arrière !

— Pas encore, finit-il par dire. D’abord, môa je ne renoncé pas à chasser les petites l’isards.

Maurice échangea un regard d’intelligence avec Jean.
On traversait des sites pleins d’imprévu (voir texte).

— Il ne faut pas le lâcher, lui dit ce dernier à demi-voix.

— Soit ! fit Maurice. Si vous y allez, nous y allons tous, sir ; on ne va pas tout seul à la chasse au chamois ? On s’y rend en compagnie, n’est-ce pas ? Il faut aussi des rabatteurs, je pense ?

— Yes, yes ! je voulé touier bôcoup de petites bêles.

— Eh bien ! emmenez-nous tous deux, Jean et moi ; cela nous réjouira fort.

L’Anglais indiqua Méloir et dit :

— Quelle est cette garçon ?

— C’est mon domestique, sir, répondit Maurice. Il nous sera utile ; et dès ce moment, je le mets à vos ordres. Méloir, débarrassez sir William de son sac de voyage.

Méloir mit plus que de l’empressement à accomplir cet ordre : tenant le sac du baronnet, il pensait déjà tenir le baronnet lui-même.

Sir William respira plus à l’aise ; sa défiance se dissipait ; il ne lui restait que le plaisir que lui procurait la rencontre de ces deux jeunes gens qui lui étaient sympathiques et qui certainement donneraient des nouvelles de lui à milady.

— Enfin, c’est décidé, lui dit Maurice, nous partons pour Luchon, comme cela ? sans autre préparation ?…

— Oui, nous partons, dit le baronnet ; dans dix minutes, ajouta-t-il en consultant le cadran de la gare. Il n’y a qu’une chose qui me gêne.

— Peut-on savoir ?… toujours sans indiscrétion ?…

Maurice souffrait, dans sa délicatesse, de ces demandes ainsi adressées au père de miss Kate.

— C’est de ne pas avoir ma montre à répétition. Je l’ai oubliée à Dax. On doit me la rapporter… démain.

Maurice et Jean savaient cela aussi bien que le baronnet.

— Mais je n’attendrai pas, reprit l’Anglais. Je reviendrai plutôt. Partons, partons. Hurrah ! Mes petits amis, je prends à ma charge la dépense de tout le monde. Aôh ! mes moyens me le permettent. Je dois me ruiner si je voulé que l’on dise que j’ai la folie des grandeurs.

Il n’y avait rien à répondre à un tel raisonnement.

Maurice aurait bien voulu annoncer à Caen la découverte qu’il venait de faire ; mais les quelques minutes nécessaires à l’expédition d’un télégramme lui faisant absolument défaut, il fallut se résoudre à suivre l’Anglais, et se contenter du résultat obtenu.

Sous son panache de fumée décrivant des orbes immenses, le convoi ondulait comme un gigantesque serpent à travers le département des Basses-Pyrénées, en passant par des localités de peu d’importance.

Le pays que l’on traversait était beau et riche en vignobles ; mais sur des collines se développaient trop librement les touyas, fourrés d’ajoncs, de fougères et de bruyères, au milieu desquels croissent clair-semés des chênes « tauzins. » Ces sortes de landes de mince produit occupent une place dont s’accommoderait bien la culture ; mais les paysans sont habitués à utiliser à leur façon les touyas, dont ils se servent pour la litière de leurs animaux, et, lorsque la place fait défaut, ils s’expatrient, — tout simplement. C’est pourquoi la population des Basses-Pyrénées fournit à l’émigration vers le Nouveau-Monde un contingent si considérable.

De temps en temps la voie franchissait un pont. Des paysans se montraient, portant le costume basque : veste bleue en drap ou en velours, pantalon de même étoffe, chemise très blanche, ceinture de soie rouge tournée plusieurs fois autour du corps et dans laquelle le Basque glisse sa pipe, sa bourse et son couteau ; sur la tête le béret, au cou une cravate peu serrée, aux pieds des chaussures de corde, auxquelles on attache des grelots pour l’exécution des danses nationales ; à la main le lourd bâton de néflier rouge, solidement ferré et qui à l’occasion devient une arme terrible. Chez les femmes, le noir dominait dans le vêtement, surtout pour les mantelets et les tabliers des dimanches.

D’heure en heure le baronnet disait d’un air madré :

— Aôh ! Ce n’est pas cette département qui est à vendre ?

— Non, non, répondait invariablement Maurice. C’est plus au nord, tout à fait au nord.

— Du côté de la Normandie ? faisait le baronnet ; oh yes !

Après Sames, se présenta à gauche dans la plaine le confluent de l’Adour et du gave de Pau ; puis Peyrehorade, au pied d’une colline que couronnent les ruines du château d’Aspremont ; la nuit venait lorsqu’on se trouva devant Puyôo, où se réunissent les chemins de fer de Bayonne et de Dax. On passa devant Orthez, à la nuit close. Nos voyageurs n’entrevirent que bien vaguement cette ville, de près de 7,000 habitants, bâtie au pied d’une colline, sur la rive droite du gave de Pau. La superbe tour de Moncade, donjon du palais des comtes de Foix, se dessinait en noir sur le plateau accessible seulement par l’est, où elle a été élevée au treizième siècle. Une odeur caractéristique trahissait un centre de tanneries et de mégisseries. A Orthez, où les fontaines sont rares, des porteurs d’eau font un service actif entre la ville et le Gave, où ils vont remplir leurs tonneaux près d’un très ancien pont fortifié ayant plusieurs arches en ogives. Au milieu du pont il y a une tour dans laquelle s’ouvre le passage.

De Lescar (1,800 habitants), ils ne virent ni la cathédrale romane que les touristes visitent, ni le vieux château en briques avec sa tour carrée, ni le beau château moderne, appartenant à la famille Dariste.

Lorsqu’ils arrivèrent à Pau, il était près de dix heures du soir. On ne pouvait songer qu’à trouver un hôtel. Le baronnet descendit « avec sa suite » à l’Hôtel de France, où un repas fut aussitôt servi aux voyageurs, arrosé de ce vin de Jurançon, — produit d’un coteau voisin, — dont Henri d’Albret fit avaler quelques gouttes à son petit-fils nouveau-né avant même le lait de sa nourrice. Maurice prit soin de faire sustenter largement Méloir à la cuisine, où le vin de Jurançon même, malgré son prix élevé, fit son apparition.

Le lendemain matin, de bonne heure, tout le monde fut sur pied. Jean ne voulait pas quitter cette ancienne capitale du Béarn sans voir d’un peu près le château où est né Henri IV, ni, rue de Tran, la maison de Bernadotte, devenu roi de Suède, comme l’autre Béarnais devint roi de France. Jean entraîna donc Maurice, et reconnut la situation du chef-lieu du département des Basses-Pyrénées, bâti sur le bord d’un plateau stérile d’où il domine d’une quarantaine de mètres les vallées du Gave et de l’Ousse. Sur le Gave est jeté un pont de sept arches. Un ruisseau profondément encaissé, l’Hédas, sépare la ville en deux parties reliées par cinq ponts. La plus grande moitié est celle qui se trouve resserrée entre le ravin de l’Hédas, le Gave et l’Ousse. De ses maisons, de ses terrasses, de ses jardins, ils virent se développer un vaste panorama, terminé au sud par cette magnifique ligne des Pyrénées, — une succession de sommets s’étendant à droite et à gauche à perte de vue, hachant l’horizon, — et au centre desquels s’élève le pic du Midi de Pau.

À l’ouest de cette partie de la ville, un promontoire escarpé et couronné par ce château de Pau, si pittoresque avec les cinq tours carrées aux toits pointus qui le flanquent et le donjon de Gaston Phébus. Il est réuni à la ville par trois ponts.

Dans les rues on parlait des idiomes variés : c’est que le climat de Pau attire nombre d’étrangers et de valétudinaires qui y font volontiers un séjour avant de se rendre aux diverses stations thermales des Pyrénées. Ce mouvement de voyageurs supplée à l’activité industrielle à peu près absente, sauf quelque travail de manufacture consistant en toiles et mouchoirs. — Quant à visiter le château, il n’y fallait pas songer…

Il était près de neuf heures, lorsque le baronnet s’installa confortablement dans un wagon de première classe avec ses deux compagnons de voyage, — dont il voulait faire des complices. De son côté, Méloir faisait l’admiration des gens de la campagne qui garnissaient un wagon des troisièmes : ils n’avaient jamais vu de Breton, et le gars racontait des merveilles de Landerneau. Il trouvait même de bonnes âmes disposées à s’attendrir sur l’infortune d’un brave garçon éconduit par une Vivette rousse, au profit d’un failli merle du nom de Flohic.

Vers dix heures, un train croisa la voie venant de Tarbes et amenant à Lourdes quantité de pèlerins. Nos voyageurs, laissant Lourdes derrière eux, montèrent vers Tarbes qu’ils atteignirent en trente minutes. Le chef-lieu du département des Hautes-Pyrénées est une ville de 24,000 âmes située à trois cents mètres d’altitude au milieu de l’une des plus belles plaines de la France et sur la rive gauche de l’Adour, dont les eaux desservent tous ses quartiers. Tarbes occupe une vaste superficie, ce qui s’explique par le nombre et la grandeur des cours et des jardins des maisons particulières.

Maurice et Jean virent ce qu’ils purent de la ville dans un arrêt d’une demi-heure. Le baronnet, ne voulant pas quitter la gare — ou plutôt le buffet — et les deux jeunes gens ne pouvant pas quitter le baronnet sans s’exposer à ne plus le retrouver, ils durent se contenter de regarder de loin les divers édifices et églises, la flèche dentelée de Sainte-Thérèse.

La plaine fertilisée par l’Adour verdissait au loin sous un ciel plein de lumière, avec les montagnes bleues des Pyrénées au sud. Les vignes disposées en «hautains» autour des érables et des châtaigniers jusqu’à la hauteur de quatre ou cinq mètres, rougissaient de leurs pampres les pentes ensoleillées.

Dans les prairies, bondissaient les poulains de cette race élégante de chevaux préconisés comme chevaux de selle. Quelques panaches de fumée trahissaient une vie industrielle. Il y a en effet à Tarbes d’importantes usines, des fonderies de métaux, des filatures de laine, des fabriques de feutre ; le gouvernement y possède une manufacture d’armes et une fonderie de canons.

Méloir, plus libre que son maître, put s’échapper, et lorsqu’il rentra à la gare, il semblait avoir largement apprécié les vins de Rabasten, de Madiran, et de Castelnau-Rivière-Basse.

Le train fit face de nouveau aux Pyrénées qui se montraient à travers le branchage des noyers ; on traversa des campagnes de plus en plus accidentées ; on entendit gronder des torrents, murmurer des eaux ruisselantes ; on se trouva enfin en pleines Pyrénées, en pleine région des sources thermales, dont quelques-unes très célèbres sont régulièrement fréquentées.

Qui ne connaît les thermes sulfureux de Barèges, dans l’étroite vallée du gave de Bastan ; les eaux de Saint-Sauveur, qui sourdent non loin de Luz, au bord d’un défilé du Gave franchi par un pont superbe de soixante-cinq mètres de hauteur ; les nombreuses fontaines de Cauterets auxquelles quinze mille malades viennent chaque année demander la guérison des maux les plus divers ; Bagnères-de-Bigorre, charmante ville sur l’Adour, entre la riche plaine de Tarbes et la vallée de Campan ; Bagnères-de-Luchon, où se rendaient nos voyageurs ? Qui ne connaît les Eaux-Bonnes et les Eaux-Chaudes dans la vallée d’Ossau, non loin de la base du pic du Midi de Pau ; Aulus et Ax dans l’Ariège ainsi que Ussat-les-Bains, situé dans un vallon rocheux ; et dans les Pyrénées-Orientales, le Vernet, au pied d’une arête qui remonte vers le mont Canigou, et Amélie-les-Bains sur la rive droite du Tech ?

Les Pyrénées limitent nettement cette région méridionale de la France et s’élèvent comme un rempart continu de l’une à l’autre mer, — du cap de Creus, qui s’avance à l’extrémité du golfe du Lion, jusques au col de Velate, voisin des bords de l’Atlantique. De tous les plateaux ravinés, de toutes les plaines qui s’étendent au nord de l’imposante chaîne vers la vallée de la Garonne, on aperçoit leurs cimes bleues et leurs glaciers découpés en dents de scie à l’horizon. De plus près, on est frappé par l’ardent coloris des broussailles et des roches pyrénéennes.

Les montagnes surmontées de pics aigus se suivent et s’enlacent comme les anneaux d’une chaîne. Moins de forêts que sur les premières pentes des Alpes, moins aussi de neiges perpétuelles sur les sommets. En un seul endroit, vers son centre, la chaîne est comme brisée par le haut val d’Aran — qui appartient à l’Espagne.

Les pics les plus élevés des deux grandes portions des Pyrénées occidentales, sont le Canigou, le massif de la Maladetta (monts Maudits) qui renferme les plus grands glaciers et le plus haut pic de toutes les Pyrénées : le pic Néthou (3,404 m.). Ce massif appartient à l’Espagne. Autour de la vallée du Lys ou vallée de Luchon se trouvent les plus grandes altitudes et les champs de neige les plus étendus des Pyrénées françaises : le pic Perdighero, le Portillon, qui est le plus haut col des Pyrénées, les glaciers des Graoués, etc.

En allant vers l’ouest, on note encore le Marboré, le col appelé Brèche de Roland, le Vignemale (3,298 m.). Le Vignemale est le plus haut sommet des Pyrénées françaises. Dans cette portion de l’immense chaîne, les pics les plus élevés se trouvent sur le territoire espagnol : c’est le pic Poset et le mont Perdu. On remarque encore, plus à l’occident. Néouvieille avec ses glaciers et ses haut sommets, le pic Campvieil, le pic Long, le pic du Midi de Bigorre. À l’ouest du gave d’Ossau, s’élève un double sommet non moins majestueux, le pic du Midi d’Ossau.

La section la plus occidentale des Pyrénées a son point culminant au pic d’Anie (2,504.), mais la plupart des sommets n’y atteignent pas deux mille mètres.

C’est en traversant des sites pleins d’imprévu et d’accidents de paysage que nos voyageurs arrivèrent à Bagnères-de-Luchon.

Cette petite ville, d’un peu plus de 4,000 habitants se trouve à l’angle le plus occidental de la vallée de Luchon ou du Lys, qui est sans contredit l’une des plus pittoresques, des plus populeuses et des plus productives des Pyrénées. Nous avons dit qu’autour de la vallée de Luchon, se trouvent les plus grandes altitudes et les champs de neige les plus étendus de nos Pyrénées. Plus près de son centre, la vallée et les collines sont couvertes de pâturages et de forêts, et occupées çà et là par de riches habitations et de jolis villages. Le sol a tant de fertilité qu’il donne quelquefois deux récoltes dans la même année.

Le climat de Luchon est assez doux, mais l’air y est toujours vif. Le printemps et l’automne y sont habituellement très beaux. Pendant l’été, surviennent quelquefois des semaines pluvieuses qui contrarient beaucoup les coureurs de montagnes. L’hiver n’y est long et rigoureux qu’une année sur trois en moyenne.

À peine au sortir de la gare, le baronnet demanda si l’on avait des guides à lui procurer, — beaucoup des guides.

— Il vous en faut donc bien, milord ! dit un brave homme décoré lui-même de la plaque de guide que délivre l’autorité.

— Ioune régiment ! s’écria l’Anglais.

— C’est t’y donc que vous ne voudriez point me compter, not’e milord ? fit Méloir en s’avançant respectueusement.

— Non, dit Maurice intervenant. Mais il s’agit d’organiser une chasse à l’isard.

— Yes, yes, les petites l’isards ! Je les tiens au bout de mon carabine.

— Et il faut du monde, ajouta Maurice.

— Très bien ! j’en suis, répliqua le guide et j’amènerai cinq ou six de mes camarades. Voyez-vous, messieurs, il y en a plusieurs qui ne connaissent pas les montagnes et ne savent pas marcher.

— Que font-ils donc, alors ceux-là ? demanda Jean.

— Ils louent des montures aux voyageurs ; ils les accompagnent à cheval…

Ils leur montent des scies et les exploitent. De ces guides-là on en compte tant et plus, près de cent, peut-être. Quant aux vrais guides — aux guides a pied — capables de conduire les touristes sur les sommets et les cols d’un accès difficile, nous sommes dix, pas un de plus, pas un de moins. Je suis du nombre, Pierre Barrau, pour vous servir. Vous me trouverez quand vous voudrez rue de Piqué, où je suis connu.

— Mais nous n’avons pas de temps à perdre, dit le baronnet, je voulé nous mettre en route tout de suite, tout de suite.

— Vous ne voulez pas chasser cette nuit, je suppose, milord !

— Oh ! no ; démain.

— Eh bien ! à la première heure je me fais fort d’aller vous réveiller à votre hôtel avec les camarades : deux ou trois vrais chasseurs d’isards et trois ou quatre rabatteurs Vous payerez suivant le tarif. Pas de chiens ! Ils vous dispersent tout de suite les isards à plusieurs lieues.

— Et des carabines ?

— Et des carabines de bon calibre pour tout le monde. Et aussi, milord, une voiture à quatre places et un char à bancs pour nous conduire tous jusqu’au Portillon. Je me charge de tout cela, même des vivres pour les guides.

— Vous êtes un homme précieux, dit Maurice à Pierre Barrau.

— Je donné à vô carte blanche ! s’écria le baronnet.

— A quel hôtel dois-je trouver, milord ?

— Nous n’en avons point de préféré, repartit Maurice.

— Alors je puis vous conduire à l’hôtel d’Etigny, cours d’Etigny ?

— Comfortèbeul cette hôtel ?

— Très confortable, milord.

— Je voulé dépenser bôcoup d’argent, môa. Comprenez-vô le chose ?

— Mais je ne demande pas mieux, môa, repartit le guide imitant sans le vouloir l’accent de l’insulaire. À cette condition, vous serez bien servi à Bagnères-de-Luchon ! ajouta-t-il en saluant.

Et il prit les devants pour conduire les voyageurs au cours d’Etigny.

— Au petit bonheur ! s’écria Méloir emboîtant le pas au guide. J’vas tout casser ; je sens ben ça, not’e maître, je ne mens pas ; sûr et vrai comme un camouflet fait vingt-huit chopines.