Le Tour du Léman/01

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 5-9).


Lausanne.


I

Le Jura.




Lausanne, 28 août 1844

J’arrive dans la capitale (15,000 habitants) du peuple vaudois (200,000 âmes tout au plus), dans la ville où est le siége du gouvernement cantonnal, le conseil d’État et le reste... Mais j’ai tort, mon ami, de plaisanter ; les grands ont mauvaise grâce à rire des petits.

J’ai été plus de trois jours à la torture pour expier mes gentils petits péchés parisiens, ou, si tu aimes mieux, en diligence, ce qui revient au même. Enfin, je puis marcher, me mouvoir, faire usage de mes articulations, je n’entends plus un bruit monotone et continu de roues, je ne respire plus la poussière des grandes routes, et je n’ai plus le plaisir de voir une femme de cinquante hivers pour le moins dormir la tête sur mon épaule, de sentir un gros monsieur m’écraser de sa rare corpulence.

Mon entrée en Suisse s’est effectuée par Pontarlier et l’âpre vallée de Joux où il y a un fort dominant les sapins et les nuages, une source intermittente au milieu d’un marécage, et de pauvres hameaux composés de basses cahutes en bois. Ce sont des contrées perdues, attristantes, empreintes d’une poésie morne et sauvage.

Je m’aperçus que j’étais sur terre vaudoise en voyant des volets bariolés de bandes traversales blanches et vertes ; nos voisins poussent le patriotisme jusqu’à barbouiller leurs portes et leurs fenêtres des couleurs nationales.

La vallée s’élargissait, s’abaissait, et un large horizon, ayant pour dernier plan les Alpes colossales, s’ouvrait devant moi. Ce village helvétique, le premier que l’on rencontre après Jougne, poste de douaniers et dernière bourgade française, se nomme Ballaigues (belles eaux d’après un petit dictionnaire géographique) ; on y trouve en effet une cascade formée par le torrent de l’Orbe.

Le paysage devient de plus en plus gai et riant, la vigne commence à se montrer et succède au mélèze sévère, plus de cabanes de planches, mais des maisons propres, assez élevées, bien construites et surmontées de belles charpentes.

J’ai eu bien froid en traversant le Jura, car il neigeait sur les hautes cimes et un vent glacial poussait le brouillard dans les gorges pierreuses que nous suivions. Au sortir de ces défilés ardus, l’air redevint doux et le soleil de la saison reparut avec une nature moins inclémente.

À droite j’entrevis un vallon profond ; au milieu du vallon un monticule, et sur ce monticule baigné par l’Orbe, une vieille tour en ruine ; cette masure a nom les Clées, c’était autrefois l’un des châteaux forts destinés à défendre les avenues du pays de Vaud, une des Clefs de cette province. Il s’y nicha des brigands féodaux qui infestaient les routes d’alentour, et du haut de leur repaire fondaient sur les voyageurs et les détroussaient ; le château fut pris et rasé, puis rebâti dans le douzième siècle, et finalement brûlé par les Fribourgeois et les Bernois dans leurs guerres avec un comte de Savoie, baron de Vaud.

J’ai passé ensuite à Orbe, où il y a un pont élevé et d’un travail hardi sur l’Orbe limpide qui coule dans un lit de roches verdâtres ; — près de là l’infortunée et terrible reine Brunehault ayant été vaincue fut attachée à la queue d’un cheval fougueux ; — à La Sarra, ancienne baronnie, berceau d’une famille puissante, — la route est frayée entre le château vêtu de lierre, et un banc de grès jaune que l’on exploite ; — à Pompales où j’ai remarqué les abondantes eaux de la Venoge et un vaste moulin ; à Cossonay, bourg de bon air, dominé par un clocher recouvert de zinc qui brille au soleil comme s’il était d’argent ; à Mex où j’ai aperçu une habitation jadis seigneuriale, sans doute, flanquée de deux tours carrées, inégales, avec une galerie en arceaux de pierres soutenus par des piliers au rez-de-chaussée, et d’autres galeries à balustres à chaque étage, le tout abrité par un toit saillant. C’est à mon sens une des constructions les plus curieuses de la contrée.

En sortant du petit vallon romantique de Crissier et en descendant par une route charmante dans celui de Prilly, presque aux portes de Lausanne, le lac Léman, que je n’avais pas vu depuis quatre ans, s’est montré tout à coup à mes regards ravis ; il est aujourd’hui d’un bleu pâle, et les montagnes de la Savoie y projettent de sombres reflets.

Je viens de te parler, mon ami, d’Orbe et de l’Orbe, cela me fait songer à une chose particulière à ce pays ; beaucoup de petites rivières ou gros torrents ont emprunté leur nom aux endroits qu’ils traversent : à Vevey, l’on trouve la Veveyse ; à Aubonne, l’Aubonne ; à Dully, la Dulive ; à Versoix, la Versoie ; à Promenthoux, la Promenthouse ; à Morges, la Morges ; à Paudex, la Paudèse ; à Lutry, la Lutrive ; à Hermance, I’Hermance.