Le Tour du Léman/02

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 11-14).



II

Plan du Voyage.




Lausanne, 28 août

Il est, je crois, à propos, mon ami, de te dire le plan définitif de mon voyage.

Tu sais que le Léman, un des plus grands et des plus beaux lacs de l’Europe, occupe le fond d’une large vallée bornée d’un côté par la haute chaîne des Alpes de la Savoie, de l’autre par celle du Jura qui sépare la Suisse de la France ; je vais explorer en détail cette admirable vallée que plusieurs États se partagent, et suivre le littoral du lac qui figure un croissant irrégulier : je verrai donc successivement le Canton de Vaud, l’ancien Pays de Gex, région transjurane qui forme un des arrondissements du département de l’Ain, la République et Canton de Genève, le Chablais, — une des provinces du duché de Savoie, — enfin l’extrémité septentrionale du Valais où le Rhône se jette dans le Léman.

Ce sera un véritable voyage d’artiste, un pèlerinage aventureux, capricieux, à travers champs, par monts et par vaux, car, tout en suivant l’itinéraire que je t’ai tracé, je pourrai parfois dévier de ma route pour voir un lieu célèbre ou pittoresque, mais j’y reviendrai par un autre chemin ; j’ai pris tous les renseignements, je me suis fait donner toutes les indications topographiques nécessaires, j’ai étudié les annales de ces parages : on visite avec plus d’intérêt les endroits dont on sait l’histoire. Pour bien connaître un pays, il faut le parcourir à pied, ne pas épargner le temps, n’être pressé par aucune affaire, n’avoir en tête aucun souci, s’abandonner au hasard, à l’imprévu, à la fantaisie du moment ; partir sans savoir où l’on dînera, où l’on couchera ; songer, méditer, prendre des notes, mais n’en pas prendre trop, car le soin d’écrire dérange la pensée et fait qu’on observe mal à force de vouloir observer bien ; ne pas se charger de bagage pour s’épargner de grandes dépenses et surtout de grands embarras ; jaser avec le premier paysan venu, interroger tout le monde ; s’accommoder au besoin d’un mauvais lit et d’un maigre repas, se faire simple, frugal et familier au moins momentanément.

Voilà la meilleure manière de voyager, celle dont on retire du profit ; mais elle ne saurait convenir à qui aime trop ses aises et redoute par dessus tout les privations matérielles, même celles de courte durée ; à qui voyage uniquement pour manger à table d’hôte, goûter les bons vins de certains crus, tâter des produits gastronomiques de certaines localités, et dormir dans des draps de fine toile.

À celui-là il ne faut pas de la poésie, mais du confort.

Ce mot emprunté à la langue d’Outre-Manche me rappelle ceci :

Un Anglais étant venu en Suisse, fit le tour du Léman dans un de ces chars légers qui n’ont qu’un seul banc placé de long ; comme il tournait le dos au lac, il ne le vit point, et, de retour en Angleterre, ne savait pas ce qu’on voulait lui dire quand on lui en parlait.

La plupart des livres qui traitent de la Suisse et de la France contiennent des choses fort piquantes dans le goût de celle-ci : « De..... à..... tant de kilomètres, la route gravit une côte, on aperçoit à gauche un torrent où l’on pêche d’excellentes truites, un peu plus loin est une très bonne auberge (on en donne le nom).... pays fertile en blé, trois foires par an, etc... Voilà un petit échantillon des ouvrages que se procurent les touristes.

N’attends pas de moi, cher ami, de semblables renseignements.

Ces mêmes manuels du voyageur, itinéraires dits pittoresques et descriptifs, ornés de méchantes lithographies de Genève (ceux de la Suisse), ont la prétention d’indiquer les courses à faire, tous les lieux qui méritent d’être parcourus, les beaux points de vue et les stations agréables. Je connais des gens qui se garderaient bien de s’arrêter dans un endroit quelque charmant qu’il leur parût d’ailleurs, si leur petit livre n’en disait rien. Ne te laisse jamais guider par ces guides systématiques, arides, fastidieux, routiers et routiniers, qui, en général, ressassent ce que tout le monde sait ou du moins doit savoir.

Beaucoup de personnes font le tour du lac en voiture, soit diligence, chaise de poste ou coupé ; elles suivent les grands chemins, jettent à droite et à gauche un regard vague et rapide, déjeûnent à Genève, dînent à Thonon, couchent à Saint-Gingolph, et le lendemain arrivent à Lausanne après avoir traversé Villeneuve et Vevey.

C’est ainsi que l’on visite d’ordinaire la vallée du Léman.