Le Tour du Léman/04

La bibliothèque libre.
Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 23-30).


IV

Théodore de Bèze.




Lausanne, 30 août.

Il y aurait un travail curieux à faire sur les célébrités de tout genre et de tous pays qui ont séjourné ici à diverses époques, retenues par les agréments d’une société hospitalière et affable, par les douceurs d’une vie facile, et aussi par les beautés de premier ordre dont la nature a été plus que libérale envers ce petit coin de terre. Pour oser entreprendre cette tâche, il faudrait que je fusse très répandu dans le monde lausannois, que je connusse intimement les écrivains modernes du terroir dont la conversation, les renseignements verbaux et les conseils me seraient d’absolue nécessité ; il faudrait en outre que j’entrasse en communication avec les anciens auteurs de la Suisse romane ou romande, et pour cela je serais obligé de fouiller les archives cantonnales, de consulter les vieux catalogues des libraires locaux, de lire, de compiler, de rendre des visites intéressées aux bibliophiles et bibliomanes, de quêter des documents, de remuer la poussière des bouquins, et je le déclare, mon bon ami, que je n’en ai pas la force, que je ne m’en sens point le courage, que cette besogne préparatoire, chanceuse, incertaine, quant aux résultats, austère, absorbante, m’effraie souverainement, me répugne invinciblement.

Je me suis rendu en Suisse non pour fatiguer mon intellect, le bourrer d’aliments indigestes dont son tempérament ne peut faire un incessant usage, mais pour le récréer, lui procurer du repos, de la liberté, du délassement, et interrompre les labeurs du littérateur et du bibliothécaire.

Ne mériterais-je pas le nom de fou, je te le demande, si j’entreprenais un voyage de plus de cent vingt lieues, — moi qui ai le bonheur d’être encore jeune, d’avoir encore le cœur chaud et la tête ardente, moi qui ai le malheur de rester à Paris dix mois sur douze, — pour feuilleter avec la froide patience d’un vieil érudit des in-folios et des in-quartos doublement pesants. Autant vaudrait ne pas être sorti de l’enceinte de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, autant vaudrait passer mes trop courtes vacances dans ce sombre et délabré bâtiment de Montaigu qui fut tour à tour collége. — Calvin, je crois, y étudia la dialectique, — prison militaire, caserne d’infanterie, et qui maintenant sert de bibliothèque provisoire.

Je t’ai dit au moyen d’une citation de Victor Hugo ce que je viens faire en Suisse, je ne te le répéterai pas.

Il sera temps dans six semaines de revoir mon horizon de livres méthodiquement classés et étiquetés, de reprendre mon métier de fossoyeur de l’intelligence humaine : oui nous sommes des fossoyeurs nous autres, nous enterrons dans une vaste fosse commune l’esprit d’autrui et quelquefois le nôtre : une bibliothèque est bien le cimetière de la pensée, la poudre et les vers s’y trouvent comme dans celui où croupit et se décompose la matière, au lieu d’une bêche nous tenons à la main une clef ; les armoires figurent les grandes divisions du champ mortuaire, les rayons, les rangées de tombes, les bières sont de toutes dimensions : en carton, en parchemin, en basane, en veau, en maroquin ; de même dans les charniers du corps il y a une grande variété dans le bois des cercueils, depuis le sapin jusqu’au palissandre, tout est subordonné à la fortune du défunt et au degré d’ostentation de ses héritiers. Nos nécropoles intellectuelles renferment bien des sépultures célèbres, illustres, souvent visitées, objets d’un culte éternel de respect, d’admiration, et dont le contenu, embaumé de gloire, durera toujours ; mais par contre que de morts vulgaires, obscurs, oubliés, inconnus même de nous qui sommes préposés à leur garde !

Il est affligeant de songer que des milliers d’hommes ont sué sang et eau, se sont torturé la cervelle pendant une grande partie de leur vie, se sont rendus chauves ou aveugles pour écrire des volumes auxquels personne ne pense et ne pensera jamais, des ouvrages mal conçus ou mal exécutés, pleins d’erreurs, de billevesées, de sottises, de folies, d’utopies extravagantes, d’aberrations, d’absurdités. D’autres auteurs ont produit des livres estimables, mais dans des circonstances inopportunes, ou bien encore n’ont pas su en tirer parti : obtiendront-ils justice ?

Dieu le sait.

Théodore de Bèze, l’un des Français qui vinrent établir la Réforme dans l’ancienne ville impériale de Genève, fut nommé d’abord lecteur de grec dans celle de Lausanne, grâce à la protection et à l’amitié de maître Jean Calvin, puis bientôt après lecteur en théologie. Sa parole était abondante, châtiée, poétique, et il eut un auditoire nombreux et assidu : on accourait des Cantons et de l’Allemagne pour suivre ses leçons, écouter ses sermons : les femmes surtout raffolaient de sa personne, et prônaient en tout lieu son mérite que rehaussaient un extérieur séduisant et distingué et des manières de gentilhomme. On nous peint Théodore de Bèze, à cette époque, sous les traits d’un damoiseau plein de grâce, à la figure fine, éveillée, mobile, aux yeux grands et expressifs, au nez aquilin, aux cheveux blonds bouclés, à la taille noble ; ses vêtements étaient élégants et musqués, il portait toujours une fraise propre, coquette, bien plissée, et des gants parfumés à la mode d’Italie. Il montait à cheval mieux qu’un écuyer de cour, s’adonnait à l’escrime, jouait fort bien à la paume, et de plus versifiait en français et en latin galamment, érotiquement et avec beaucoup d’aisance.

Tu vois, mon ami, qu’il avait reçu une éducation complète à qui est destiné à l’état ecclésiastique et à la prédication.

Mais plus tard il s’amenda. Voici sommairement sa vie : Il reçut le jour à Vezelay, près d’Avallon, en Bourgogne, en 1519, et fut baptisé dans l’église même où saint Bernard avait prêché la croisade. Son oncle lui résigna un prieuré qu’il possédait, après lui avoir fait étudier le droit et la théologie à Orléans. Théodore ne se sentait du goût que pour la poésie, et se mit à rimer bon nombre de vers plus ou moins licencieux ; une de ses épigrammes l’ayant compromis, et le parlement étant sur le point de le citer à sa barre, il se défit en hâte de ses bénéfices et prit le chemin de Genève, — ce refugium prædicatorum, — où il arriva sous le nom de Thibault de May et accompagné d’une amie, de dame Claudine, qu’il ne pouvait épouser en France, et qu’il célébra amoureusement sous le nom de Candide. Calvin reçut à bras ouverts son compatriote romanesque, le prit pour acolyte et lui voua une solide amitié. De Bèze savait dérider le front, rasséréner l’humeur presque toujours morose du réformateur législateur.

Théodore de Bèze.

L’Histoire des Églises réformées de Bèze n’est, à proprement parler, qu’un journal diffus des progrès du calvinisme en France et des persécutions qu’il eut à subir.

Au milieu d’une foule de détails fastidieux, pour la plupart inutiles, étrangers au sujet annoncé, on trouve parfois une petite anecdote naïve, réjouissante, originale, écrite en style marotique et quasi rabelaisien.

L’auteur perd rarement de vue son but principal qui est d’attaquer le catholicisme au défaut de la cuirasse, de faire connaître la vie licencieuse, sensuelle, et la crasse ignorance des prélats de ce temps.

Une ancienne édition de cet ouvrage a pour frontispice une gravure représentant des hommes de guerre frappant sur une enclume avec des marteaux, autour on lit :

Plvs à me frapper on s’amvse,
Tant plvs de marteavx on vse.

L’allégorie se comprend sans peine.

Voici un passage de cette histoire qui m’a toujours paru fort plaisant, je conserve la vieille orthographe :

« ..... En ce temps aussi fut fait suffragant de cest évesché (d’Agen) un nommé Jean Valeri, les faits duquel sont assez cogneus en toute la Guienne, car du commencement qu’il fust en cette charge il deuint si orgueilleux pour se voir la teste mittrée qu’à tout propos il vouloit faire quelque acte pour se faire cognoistre tel : il excommunioit tout ce qui luy venoit à contre cœur : si le vin qu’on luy donnoit en faisant la visite par le diocèse n’estoit bon il l’excommunioit, ensemble la vigne qui l’auoit produit, et le muy dans lequel il estoit : s’il trouuoit une charrette qui l’empeschast de passer il luy donnoit sa malédiction.


En faisant sa confirmation si on luy présentoit quelque belle fille il ôtoit sa mittre de la teste, et la mettoit sur celle de la fille, luy disant en riant qu’elle seroit belle évesquesse, et puis la baisoit, au reste grand persécuteur (de protestants), il estoit italien et avoit un fils bastard, conseiller au siége présidial d’Agen, assez modeste mais aussi ignorant que son père..... »

Tout cela se passait sous François Ier.