Le Tour du Léman/05

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 31-41).


V

Séjour de Voltaire à Lausanne.




Lausanne, 30 août.

Voltaire ayant connu en Allemagne le pasteur lausannois Polier de Bottens, père de madame de Montolieu, et l’ayant entendu parler de la Suisse avec enthousiasme, se décida à venir s’y fixer. Sa première résidence fut le château de Prangins, près de Nyon, sur un coteau qui domine le lac, habitation du baron Guiguer, ami de sa famille ; puis il devint maître successivement de Monrion, maison de campagne près de Lausanne, de celles des Délices et de Tourney près de Genève, enfin de la terre de Ferney dans le pays de Gex, limitrophe de la Suisse et appartenant à la France.

C’est du séjour du grand homme dans la métropole du canton de Vaud que j’ai à t’entretenir.

Un des littérateurs modernes les plus distingués de cette ville, M. J. Olivier, a publié un opuscule fort intéressant intitulé Voltaire à Lausanne. J’y trouve tous les passages des œuvres du philosophe dont j’eus soin de prendre copie avant mon départ ; ces passages, qui nous apprennent ce que fit Arouet pendant les hivers de 1756, 1757 et 1758, sont augmentés de détails curieux, entièrement neufs pour nous Français, réunis avec sagacité et fondus dans une relation piquante, que j’ai lue avec beaucoup de plaisir, et à laquelle j’ai dû faire de nombreux emprunts.

Il faut rendre à César ce qui appartient à César.

Ce n’est pas la dernière fois que j’aurai recours aux écrits de M. J. Olivier, à la fois judicieux et patriotique historien et poète de l’école moderne, souvent bien inspiré. Je ne suis qu’un geai, je le sais bien, mais je ne veux pas pour cela me parer des plumes de M. Olivier, qui, si on le compare à moi, est un paon, moins l’orgueil, j’aime à le croire.

Maintenant que j’ai apaisé les scrupules de ma conscience par cette franche déclaration, je reviens à l’auteur de Zaïre.

Il appelait Monrion sa petite cabane, son palais d’hiver. — Je vois dans ceci une grosse contradiction, car rien ne ressemble moins à un palais qu’une cabane. — L’été le ramenait aux prétendues Délices. « Je vais, écrivait-il, passer une partie de l’hiver dans un petit ermitage appelé Monrion, au pied de Lausanne, à l’abri du cruel vent du nord. » Il eut aussi une demeure à la ville (rue du Chêne, 6), il s’y plaisait infiniment, et voici comment il la décrit : « Je me suis arrangé une maison à Lausanne qu’on appelerait palais en Italie : quinze croisées de face en cintre donnent sur le lac à droite, à gauche et par devant ; cent jardins sont au dessous de mon jardin, le grand miroir du lac les baigne ; je vois toute la Savoie au delà de cette petite mer, et par delà la Savoie, les Alpes qui s’élèvent en amphithéâtre et sur lesquelles les rayons du soleil forment mille accidents de lumière. » Dans un autre endroit il dit à ses amis : « Je voudrais vous tenir dans cette maison délicieuse, il n’est point de plus bel aspect dans le monde. La pointe du sérail de Constantinople n’a pas une plus belle vue, je ne puis me lasser de vingt lieues de ce beau lac, des campagnes de la Savoie, et des Alpes qui les couronnent dans le lointain ; mais il faudrait avoir un estomac, cela vaudrait mieux que l’aspect de Constantinople. » Cette lettre n’est point un modèle de style, tu le vois, et j’aurais pu me dispenser de souligner des répétitions qui sautent aux yeux ; peut-être me trouveras-tu bien osé de critiquer Voltaire, j’en ai le droit tant que je ne m’attaque pas à ses chefs-d’œuvre. Ce dernier membre de phrase : mais il faudrait avoir un estomac, est démenti par ceci que je trouve ailleurs : « Nous mangeons des gélinottes, des coqs de bruyère, des truites de vingt livres..... Ne sommes-nous pas fort à plaindre ? »

Il me paraît difficile de se livrer, sans estomac, au plaisir de la bonne chère.

Nouvelle contradiction. Et de deux !

Dans une lettre à d’Alembert, il s’écrie, plein d’un ravissement extatique tout-à-fait insolite chez l’homme bien plus enclin par tempérament et par habitude à la causticité incisive, à la raillerie mordante qu’à la contemplation enthousiaste : « Que tout me fait aimer mon lac et que je sens mon bonheur dans toute son étendue ! » Cette observation de M. Olivier me paraît profondément juste : « ..... À Lausanne, il (Voltaire) n’a pas de l’esprit seulement, de l’amabilité, de la malignité, du badinage, mais une sorte de bien-être et de joie plus franche..... » Le bonheur rend expansif et combat les mauvaises influences de l’esprit et du penchant ; Voltaire dut à cette ville ses jours les plus heureux. L’auteur vaudois que je viens de citer a pris cet aveu pour épigraphe.

Une société choisie entourait le grand homme, et il imagina de faire représenter ses tragédies sur un théâtre établi dans la campagne de Monrepos, qui appartenait au marquis de Langalerie. Il distribua les rôles aux personnes les plus intelligentes, et présida aux répétitions : l’historien Gibbon, un des spectateurs, avoue qu’il fut très satisfait et des acteurs et des actrices... Mais il faut laisser parler Voltaire : « Je fais le bonhomme Lusignan... cela me convient fort. — Je vous avertis sans vanité que je suis le meilleur vieux fou qu’il y ait dans aucune troupe. — Nous avons un bel Orosmane, un fils du général Constant... un très beau et très bon Orosmane, un Nérestan excellent, un joli théâtre, une assemblée qui fondait en larmes. — Madame d’Hermenches a très bien joué Énide, et que dirons-nous de la belle-fille du marquis de Langalerie, belle comme le jour ? Elle devient actrice. Son mari se forme, tout le monde joue avec chaleur, vos acteurs de Paris sont à la glace. — Je voudrais que vous eussiez passé l’hiver avec moi à Lausanne, vous y verriez des pièces nouvelles exécutées par des acteurs excellents ; les étrangers accourir de trente lieues à la ronde, et mon pays roman, mes beaux rivages du lac Léman devenus l’asile des arts, des plaisirs et du goût. — On croit chez les badauds de Paris que toute la Suisse est un pays sauvage : on serait bien étonné si on voyait jouer Zaïre, à Lausanne, mieux qu’on ne la joue à Paris ; on serait plus surpris encore de voir deux cents spectateurs aussi bons juges qu’il y ait en Europe... J’ai fait couler des larmes de tous les yeux suisses... Les acteurs se sont formés en un an ; ce sont des fruits que les Alpes et le Mont-Jura n’avaient point encore portés. César ne prévoyait pas, quand il vint ravager ce petit coin de terre, qu’il y aurait un jour plus d’esprit qu’à Rome. »

Je ne te demande pas pardon, mon ami, de ces longues citations, elles sont nécessaires ; je finis par celle-ci, extraite d’une note placée à la fin de l’ouvrage de M. Olivier :

« ..... Le théâtre, fort bien arrangé d’ailleurs, était situé dans les combles d’une grange attenante à la maison de maître (de la campagne de Monrepos). Les acteurs étaient donc sur le fenil, mais les spectateurs dans le château. Ainsi, lorsque Lusignan demanda, suivant son rôle : Où suis-je ?... guidez mes faibles yeux ? un plaisant pouvait bien s’écrier du parterre :

Seigneur, c’est le grenier du maître de ces lieux.

Un jour, Voltaire, qui, de la coulisse, suivait la représentation, se sentit lui-même si vivement entraîné par le jeu de M. et Mme d’Hermenches que, s’avançant peu à peu avec son fauteuil, il se trouva, sans s’en apercevoir, sur la scène entre Zaïre et Orosmane, qui ainsi ne put pas donner son coup de poignard ; le dénouement fut manqué. Cette situation et le théâtre furent peints sur des panneaux de boiserie à Hermenches. Toutes les figures sont des portraits, et celui de Voltaire est d’autant plus remarquable qu’il est sérieux et pourtant très ressemblant. D’autres personnages de la société de Lausanne au dix-huitième siècle furent peints de la même manière, sous la direction du Génevois Huber : le prince de Ligne jouant dans la belle Maguelonne ; — la marquise de Champcenetz, si belle, que le duc de Choiseul aurait voulu faire d’elle une rivale de madame Dubarry ; — une autre belle lausannoise, madame de Corcelles, faisant de la musique avec Pugnani, le Paganini de ce temps-là, dont le profil excentrique contraste avec la rondeur de son voisin, Crousaz la Basse, l’un des amateurs lausannois ; — un autre Crousaz, vrai type de chasseur bourru, et qui, toujours mécontent, toujours grondant, partait en tapinois, ses deux chiens bassets dans son sac, d’où il ne les tirait mystérieusement que dans un endroit solitaire et lorsqu’il était sur la trace du gibier ; — plusieurs officiers en semestre et venus de Nyon, de Lausanne, un peu de tous les côtés : quels joyeux camarades ! quels francs rires ! quelles bonnes chansons ! Voyez-les accoudés sur l’herbe où le déjeûner est servi, et, à leurs pieds, ce magnifique rang de bouteilles qui attend immobile dans le ruisseau. Enfin, il n’est pas jusqu’à la gouvernante et jusqu’à la fermière, paysanne aux grands yeux noirs, dont la belle tête est encadrée de l’ancienne guimpe nationale, qui n’aient aussi leur place sur cette précieuse boiserie historique. M. de Constant, le fils de l’ami de Voltaire, l’a fait transporter à son château de Mézery, dont elle orne la salle à manger. »

Ne me sais-tu pas gré, cher ami, de t’envoyer cette charmante note ? J’ai préféré la transcrire textuellement que de t’en donner une succincte analyse.

Voltaire menait une vie fort mondaine, il était choyé par chacun, et il choyait chacun : les invitations se succédaient à de courts intervalles ; on venait à Monrion, on y passait quelquefois la nuit en fête, en folâtreries, en bombances, et les baillis bernois eux-mêmes s’y rendaient comme pour secouer leur flegme magistral, leur gravité germanique. Mais quand Voltaire eut quitté pour toujours Lausanne et se fut retiré à Ferney, où il sembla vouloir faire pénitence de ses plaisirs helvétiques et où l’attendait la maladie, la société dont il était l’âme se trouva dissoute, le goût de la littérature dramatique se refroidit beaucoup s’il ne se perdit point totalement, et M. J. Olivier dit qu’aujourd’hui le beau monde ne se pique guère de beau langage, — je m’en suis bien aperçu. — Arouet eut des démêlés avec un libraire de l’endroit, nommé Grasset, — je ne t’en parle que pour mémoire, — et découvrit les lettres d’Aïssé la Circassienne, intéressante esclave rachetée, qui, après s’être prostituée aux grands seigneurs de la cour de France en compagnie de madame de Tencin et des merveilleuses de la Régence, se purifia par un amour ardent pour le chevalier d’Aydie, et sut résister aux avances d’un très haut et très puissant personnage. Ces missives avaient été adressées par leur auteur à madame Calandrini, de Genève.

Par suite de quelles circonstances l’homme dont je m’occupe abandonna-t-il Lausanne, où il n’y avait que des familles françaises, des mœurs françaises, du goût français, et où on n’a de Suisse que la cordialité, ce qui est l’âge d’or avec les agréments du siècle de fer, où encore il noua plusieurs amitiés ?... On ne le sait pas précisément ; mais à croire les mémoires de Casanova, il devint d’humeur revêche et difficile, grondeur, très exigeant, hargneux, et finit par se brouiller avec ses acteurs et ses actrices qui cessèrent entièrement de le voir.

Il partit pour sa seigneurie du Pays de Gex, car il voulait maintenant être Français solitaire, Français éloigné de Paris, Français suisse et libre.

Grâce à Voltaire, au service militaire des Suisses chez nous, à l’impolitique et odieuse Révocation de l’édit de Nantes, notre esprit français, notre passion pour les arts et les lettres s’implantèrent sur les bords du Léman ; plus tard l’émigration les raviva, maintenant les idées tournent un peu au méthodisme et à l’anglomanie : les Anglais protestants, mais non pas tout-à-fait à la manière des Vaudois, abondent dans le canton de Vaud, la France ne veut plus de troupes étrangères et fait bien, et notre diplomatie paraît prendre à tâche depuis quelque temps de nous brouiller avec les cantons suisses.

Espérons qu’elle n’y parviendra pas.

Voltaire était d’un naturel haineux, son animosité contre Jean-Jacques allait jusqu’à la fureur. Voici un fait qui le démontre et que l’auteur de l’opuscule sur son séjour à Lausanne a appris de M. le doyen Bridel, homme d’un grand âge et qui a beaucoup écrit sur son pays.

« ..... Le père de Saurin le littérateur avait été, comme on sait, pasteur à Bercher, dans le Pays de Vaud. Il laissa, en partant pour se faire convertir par Bossuet, une fort vilaine réputation. Il était si rapace qu’un jour, faisant la prière à la vieille dame de Bercher, tout en joignant et rejoignant les mains, il trouva moyen de lui enlever la frange d’or qui bordait son fauteuil. L’avocat de Rousseau voulait se servir de ces faits et d’autres pareils pour nuire à l’adversaire de son client dans la fameuse affaire des couplets, et il déclara qu’il devait y avoir à Lausanne des preuves de ce qu’il avançait, ce qui était vrai : elles existaient dans un registre alors en dépôt chez M. Polier de Bottens. Voltaire le sut par le moyen d’une femme de chambre qui avait une intrigue d’amour ; il parvint à s’introduire secrètement dans la maison, et ayant effectivement trouvé les pages accusatrices, il les déchira sans égard pour son bon ami M. Polier, qui en resta injustement compromis. »

Quelle infernale méchanceté ! quel manque absolu de délicatesse ! Il se pourrait bien que tout ceci eût motivé le départ du grand homme.

Je m’occuperai dans une de mes prochaines lettres d’autres personnages éminents qui s’arrêtèrent à Lausanne.


Armoiries anciennes de Lausanne.