Le Tour du Léman/06

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 43-59).


VI

Impressions de Promenades




Florency, 31 août.


Je suis venu passer l’après-midi dans une toute jolie et toute modeste petite campagne située sur un mammelon que l’on trouve à peu de distance de la ville après avoir laissé derrière soi les belles allées d’arbres de Montbenon. Ce réduit a pour maître un homme spirituel, instruit et simple, un bon père de famille vivant patriarcalement, cultivant avec un égal amour les fleurs de la poésie et celles de la nature ; sa maisonnette des champs porte le nom poétique de Florency.

De ce lieu on a divers points de vue adorables sur la ville, le Jura et le Léman. — L’habitation est sans aucune apparence mais de suffisante grandeur, un gros buisson de jasmin d’Espagne couvre la balustrade du perron, les hirondelles nichent dans la toiture qui abrite le propriétaire et le fermier ; à droite, un verger en pente bordé par un bois ; à gauche, un jardinet ; devant, une vigne aussi en pente ; — le raisin n’est pas assez mûr pour que nous lui rendions visite.




Quel temps à souhait ! chaud mais sans excès et d’une pureté parfaite ; mon esprit dégagé de toute préoccupation importune est limpide comme le ciel. D’agréables faneuses, qui ne sont point des paysannes, forment des meules de foin avec des fourches et des rateaux d’un bois bien blanc, un collégien en vacances poursuit les papillons dans le pré et les prend dans son réseau de gaze verte. Les herbes sèches remuées exhalent un délicieux parfum auquel vient se mêler la salubre senteur des étables ; les bourdons bourdonnent joyeusement ; les guêpes piquent les grappes de raisin qui commencent à se dorer ; les vrilles du pampre s’accrochent aux échalas. Que tout cela me charme, me ravit, me transporte ! et pourtant cela se voit en tous pays, dans la pépinière du Luxembourg tout comme en ces lieux... Oui, mais là bas rien qu’un horizon de tuyaux de cheminées, de maisons à six étages, et ici des montagnes aux nuances changeantes, tantôt grises, violacées, bleuâtres, légèrement empourprées. Là bas pour perspective, les dômes de la Sorbonne, du Panthéon et du Val-de-Grâce, — où je n’ai jamais vu un val quelconque. — Ici la Dôle, le Noirmont et la Dent d’Oche.

Là bas l’homme, ici Dieu.




Après avoir mangé de savoureuses prunes couvertes de cette poussière délicate que le plus léger attouchement fait disparaître — symbole de la fragile pureté — je suis allé m’asseoir avec mon hôte sous les trembles au penchant de la petite vallée qui livre passage au Flon, en face de Lausanne, de cette ville qui prit naissance autour d’une cellule cénobitique quand le vieux Lausonium eut été submergé par le lac ; nous étions sur la mousse épaisse et fraîche, causant amicalement et savourant des sensations calmes, rêveuses qu’on ne saurait rendre. Un gros escargot au corps spongieux gravissait, son havresac de coquillage au dos, un tronc d’arbre droit et élancé ; l’animal allongeait de belles cornes rosées et, cheminant sans se presser, laissait derrière lui une trace humide et argentée ; j’avançai la main pour le saisir, mais je la retirai aussitôt disant ceci : « Eh ! de quel droit dérangerais-je cet innocent promeneur, sais-je où il va ? peut-être à un galant rendez-vous, peut-être à un repas d’amis ; n’abusons point de notre force. »

Mon hôte sourit à ce propos et m’approuva tout en me faisant remarquer que l’homme est toujours porté à la bonté envers les animaux dont il ne peut tirer aucun parti... Observation juste ; mais il oubliait que l’on fait du bouillon d’escargot pour les poitrinaires. — Nous ne le sommes ni l’un ni l’autre, Dieu merci !

Quelques champignons vénéneux arrondissaient leur parasol brun, et paraissaient pomper avec délices l’humidité nourricière du sol, je les foulai aux pieds comme plantes malfaisantes, mais je m’en repentis soudainement, car je songeai que tout doit avoir son utilité dans la création, et que la vipère, vénéneuse aussi, est employée pour certaines préparations médicales.

La terre était trop froide sous la futaie, nous nous levâmes pour retourner au soleil, mon hôte me montra les restes d’un banc de bois qu’il avait fait placer là l'été dernier.

— Qui l’a enlevé ? demandai-je.

— Des mendiants sans doute, répondit-il, l’enclos n’est fermé que par une basse palissade.

— Et l’on n’y a jamais mis empêchement ?

— Ah ! bah ! répliqua-t-il avec sa coutumière bonhomie, ne faut-il pas que tout le monde se chauffe !

Ce seul mot, ce mot charmant peint mon ami.

Les plus doux paysages ne sauraient toujours plaire, émouvoir également, on finit pas se blaser en quelque sorte sur leurs beautés, sur leurs merveilles même, la continuité de contemplation gâte tout. Quittez de temps en temps une contrée aimée, vous serez sûr de ne jamais vous en dégoûter, vous n’émousserez point vos impressions, vous ne sentirez pas vos admirations se glacer, elles seront renouvelées par l’absence et l’éloignement, ravivées par le désir, augmentées par le contraste. Je pense comme Obermann :

« ..... Je me soucie peu d’admirer une heure et de m’ennuyer un mois. » Vivez tour à tour dans le bruit et l’éclat d’une grande ville, et dans le calme et l’heureuse obscurité des champs ; voilà la plus belle et la plus désirable existence, celle qui fait l’homme complet.




Il y a dans la vie la plus heureuse, la plus retirée, mille petits soucis, mille inquiétudes qui nous sont envoyés sans doute pour nous empêcher de nous attacher trop aux choses de la terre.

On parle de construire un hospice pour les aliénés au dessous de la vigne du maître de Florency, qui ne pourra plus regarder le lac sans voir un triste asile des misères humaines placé entre sa demeure et le rivage ; mon hôte se désole : il y a de quoi vraiment !

Tout propriétaire doit craindre d’être exproprié pour cause d’utilité publique, comme on dit, ou bien d’être avoisiné un jour par un cimetière, un hôpital, une voirie, un abattoir, un lieu choisi pour l’exécution des criminels.

Cette réflexion est propre à consoler ceux qui comme moi ne possèdent aucune propriété immobilière.

J’écris à la hâte tout ce qui me passe par l’esprit, pendant que le maître de céans donne quelques ordres à son jardinier.




Sur le soir nous avons dévalisé un espalier garni de pêches superbes et récolté un melon parfumé ; le tout a été placé dans un petit panier artistement garni de grappes rouges de sorbier et de roses du Bengale, et nous nous sommes dirigés vers la ville portant à tour de rôle ledit petit panier.

Une collation nous attendait ; elle se composait de pâtisseries aux fruits, de compotes exquises, de miel roux en rayons, de beurre très frais, de vin blanc du cru et de thé. — Je m’étonnais de voir mes hôtes étendre le beurre et le miel sur des tranches d’un délicieux pain de seigle : ce mélange me paraissait singulier, mais bientôt je le trouvai exquis. Pourquoi ne mêlerait-on pas deux choses faites de la substance des fleurs ?

Pardonne-moi, ami, ces détails du genre bucolique et peut-être aussi du genre ennuyeux ; il y a quatre ans que je n’étais sorti de ce Paris où l’on ne respire pas, où l’on ne dort pas, où tout est faux, frelaté, corrompu et cher. Je vois des montagnes colossales, des eaux sereines, j’emplis mes poumons d’un air vivifiant et je retrouve quelques excellents amis.....




Prilly.

Je t’écris, cher Émile, accroupi sur les racines noueuses et tortueuses d’un tilleul trapu et ébouriffé qui a une colossale circonférence — 21 pieds, dit-on — et, s’il faut en croire la chronique, une existence de plusieurs siècles. Charles-le-Téméraire se rendant à Morat, où il fut si bien fêté par les Suisses, campa sous son ombre alors fort chétive sans doute. Le jet pur d’une fontaine, convenablement placée à l’abri des rameaux énormes et horizontaux de l’arbre monstre, au bord du chemin, tombe dans une auge de pierre ; la naïade est si belle, si fraîche, si gazouillante que je n’ai pu m’empêcher de présenter plusieurs fois à son urne ma tasse de cuir, la soif vient en buvant comme l’appétit en mangeant ; cette débauche d’eau m’a laissé la vue claire et l’esprit libre.

Ce nom de Prilly, doux, élégant, euphonique comme celui de la plupart des villages vaudois, appartient à un hameau à demi caché par les ombrages d’un vallon de peu de profondeur que coupe, je te l’ai dit précédemment, la route de France ; à droite, j’aperçois à travers la feuillée la campanille de l’école communale, en briques rouges d’un ton coloré ; à gauche, un grisâtre pavillon carré accolé à une construction irrégulière et toute rurale, c’est la pinte (cabaret) du château de Prillyun écriteau me l’apprend — la gentilhommière a été convertie en taverne, et les gens du peuple de Lausanne vont y danser le dimanche.




Le fils de mon hôte m’accompagne, il atteint cet âge où l’on monte en graine, où l’on se comporte à la fois en homme et en enfant, où les premières lueurs — encore ternes — de la réflexion, de l’entendement, luttent contre les ombres du commencement de la vie ; moment de transition, de transformation physique et morale. La raison entr’ouvre l’œil et le referme aussitôt, les notions premières se classent dans l’esprit, on a comme un vague pressentiment des choses, on s’essaie à causer, à observer, à juger, on ose dire parfois son avis sur ceci et sur cela, on se sert du peu que l’on a déjà appris, on fait timidement l’application de faibles connaissances théoriques, tout est encore incohérent, confus, superficiel, léger ; une demande puérile succède à une parole sensée, une remarque judicieuse précède une naïveté de marmot. L’enfance et l’adolescence sont aux prises ; après avoir écouté avec plaisir attentivement une conversation sérieuse et profitable, et même y avoir placé son mot fort à propos, on va prendre part aux jeux bruyants et vifs d’une bande de jeunes écoliers, mêler ses cris à leurs clameurs glapissantes, faire assaut avec eux d’espièglerie folle, d’étourderie sans retenue.

Mon jeune ami montre une gravité précoce, il recherche la société des gens plus âgés que lui et se livre à des études substantielles, corsées, sous la direction d’un père érudit ; je démêle en lui un jugement sain, de la rectitude, de la logique dans les idées, mais je le trouve un peu trop sérieux, un peu trop réfléchi et concentré en lui-même pour son âge, je crains qu’on ne le bourre trop de grec et de latin — cela a son danger, l’imagination peut en souffrir plus tard ; — l’imagination vaut mieux, à mon sens, que la science ; il faut prendre garde d’étouffer sous une lourde masse d’engrais la plante délicate qui produit les plus charmantes fleurs de l’esprit humain.




Écublens, 3 heures.

Nous avons quitté la grande route près de l’église isolée de Prilly, et nous nous sommes enfoncés dans les terres, en tirant vers le Jura, au sud-ouest à peu près ; la campagne est découverte et riche, la culture luxuriante et soignée, tout respire l’aisance, la paix agreste, le bonheur.

Vers midi nous sommes arrivés ici avec une faim toute helvétique, la mienne était aiguisée par l’eau de Prilly, mais rien à offrir à son tranchant, pas la plus mince auberge dans ce village épars sur la croupe d’un coteau empanaché de hauts noyers.

Nous sommes entrés sans façon dans une maison de paysan, et là nous avons exposé de même notre cas à une femme dont la figure est honnête et la mise fort propre ; vite elle nous a fait monter dans sa chambre, a étendu une nappe à côtes sur sa table de chêne, cirée et brillante, puis elle nous a servi un jambonneau entouré de choux et du fromage de chèvre pour dessert.

Cet endroit était autrefois une seigneurie ; j’ai lu je ne sais où l’ingénieux expédient dont Guillaume d’Écublens, évêque de Lausanne au xiiie siècle, se servit pour affranchir ses domaines et sa ville épiscopale de l’autorité temporelle : Il assembla dans les plaines d’Écublens les chanoines de la cathédrale, qui est, je te l’ai dit, sous l’invocation de Notre-Dame, et les principaux habitants de Lausanne, puis il leur fit élire pour seule souveraine..... devine qui ?..... la Sainte Vierge ! Ce choix judicieux permit au prélat rusé de prendre en main les rênes de l’administration comme représentant de la mère du Christ.

Nous sommes repus, le soleil baisse, il fait grand vent et les cimes des arbres s’agitent et s’entrechoquent avec un bruissement sourd, nous allons payer notre repas et nous diriger vers la ville en longeant le lac qui s’émeut et commence à sortir de son immobilité majestueuse.




Pont de la Péraudette (route de Vevey), 2 septembre.

La journée est magnifique, le bourg de Pully, chaudement éclairé, se détache avec la tour de l’horloge et l’aiguille délicate de son ancien prieuré sur la nappe scintillante du Léman, qui est aujourd’hui d’un beau bleu lapis moiré ; au fond du tableau s’ouvre la gorge sourcilleuse du Valais et s’élèvent les montagnes d’un beau gris azuré avec des versants tapissés d’une neige éclatante.

Étendu sur l’herbe en face d’un arbre touffu qui complète ce paysage ravissant, j’admire !... et ne puis l’exprimer, cher ami, mon admiration ; des chariots chargés d’herbages débordants passent en grinçant sur la route, et de temps en temps je vois apparaître un vigneron portant sur son dos sa brante aux cercles de fer, espèce de hotte pour les liquides dont la forme allongée est des plus gracieuses... Oh ! que je regrette vivement de n’être ni poëte, ni peintre.



PULLY
(Route de Lausanne à Vevey).


Je m’achemine vers le bourg situé entre la route et le lac au milieu du vignoble, une berline armoriée fastueusement descend la côte, je lis autour du blason qui s’épanouit sur la portière cette devise :

Le bon temps reviendra.

J’imagine qu’il y a là dedans des pèlerins légitimistes, les chevaux marchent dans la direction de Goritz. — Le bon temps pour ces gens-là, c’est le temps des priviléges aristocratiques.


Pully, 1 heure.

Un prieuré de Bénédictins — le seul ordre religieux pour lequel j’éprouve quelque sympathie, parce qu’il s’est voué aux travaux historiques — a donné naissance à Pully. Une petite partie de la commune est le port, la plus considérable occupe la hauteur et entoure le vénérable moutier qui, comme le château de Prilly, est devenu pinte ; ce bâtiment vaste, noirâtre, dégradé, eut pour fondatrice la reine filandière Berthe, qui gouvernait le Pays de Vaud, appelé alors la Petite Bourgogne ; — on peut dire que cette benoite princesse laissait tomber le sceptre en quenouille. — Le cabaret villageois a conservé quelques vestiges du couvent : des machicoulis, une tour carrée, un porche sombre, des fenêtres à compartiments et une flèche couverte de plomb.

J’ai vu avec indignation et colère des maçons sur leurs échafaudages occupés à blanchir à la chaux l’antique église dont la façade regarde le lac. En matière d’art la stupidité des ecclésiastiques protestants ne le cède en rien à celle des prêtres catholiques ; les uns et les autres ont un vandalisme plus funeste aux édifices d’autrefois que celui des vandales ; ces messieurs-là se pament d’aise à la vue d’un mur enduit d’ocre ou de bistre, d’un panneau de chêne peint en vert bien cru. Mieux vaut abattre une abbaye séculaire, un château féodal, une chapelle gothique, que de les défigurer outrageusement par des restaurations faites avec l’intelligence qui distingue le clergé de notre temps.




Lutry, 3 heures.

J’ai continué ma promenade jusqu’à Lutry, petite ville que le lac baigne, et dont le vignoble qui s’étend jusqu’aux sommets des monts du Jorat produit les vins blancs estimés de la Vaux. On voit quelques restes de la muraille dont Berthold de Neuchâtel, évêque de Lausanne, fit entourer, dans le xie siècle, cette cité qui n’a d’ailleurs rien de remarquable.

Les habitants se soumirent de fort mauvaise grâce à la domination bernoise, et renoncèrent avec peine au catholicisme ; il fallut presque user de violence pour leur faire embrasser le protestantisme ; cela ne se conçoit guère, car ils avaient eu de fréquents démélés avec les prélats de l’église de Lausanne, leurs seigneurs ; mais l’habitude de l’ancien culte et le voisinage de Fribourg, terre de tout temps ultra-catholique, apostolique et romaine, furent les causes de leur résistance opiniâtre à l’édit de réformation. En matière de foi je ne puis comprendre les ordonnances ; les conquérants agirent en cette circonstance avec tyrannie, je le reconnais, bien que le catholicisme n’ait pas en moi un défenseur.

À une certaine époque le terroir de Lutry fut infesté de vers fort nuisibles à l’agriculture, lesquels faisaient de grands dégâts dans les champs de blé et les prairies.

Le dimanche 14 mai de l’an de grâce 1536, le conseil de la ville s’assembla dans le but d’aviser à ce qu’il fallait résoudre pour détruire ce fléau : après mûre délibération, il fut arrêté que l’on enverrait deux membres de l’assemblée à Lausanne pour consulter les docteurs de l’endroit. Ceux qu’on alla voir proposèrent un remède que tu peux indiquer, mon cher ami, aux cultivateurs de ta connaissance, mais dont je ne garantis pas l’efficacité :

Les conseillers firent faire pendant trois jours, au préalable, trois processions dans toute la paroisse, puis ils obtinrent de monsieur l’official de l’évêque une sommation adressée en bonne et due forme à messieurs les insectes pour qu’ils eussent à comparoir devant le tribunal sacré ; les habitants de Lutry gagnèrent leur cause, et le juge fulmina une sentence d’excommunication contre les vers malfaisants... On a oublié de nous dire si ces derniers furent anathématisés par défaut.

C’est à ce bon temps de foi que voudraient nous ramener nos ultramontains et nos orthodoxes.

Ce fait, que tu pourrais regarder comme une imagination bouffonne dont je veux t’égayer, a été consigné dans plusieurs ouvrages parfaitement sérieux et notamment dans l’Histoire de la Réformation de la Suisse, par Abraham Ruchat. Quelles ténèbres d’ignorance et de superstitions couvraient encore le monde il y a deux siècles et demi environ !

Dans une autre localité du pays, un porc ayant dîné avec un enfant au berceau, fut traduit en justice et condamné à la potence ; on n’admit pas de circonstances atténuantes. J’imagine que le charcutier de l’endroit remplit l’office d’exécuteur des hautes-œuvres et que les juges mangèrent le criminel.