Le Tour du Léman/09

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Comptoir des Imprimeurs-Unis (p. 77-96).


CHÂTEAU DE WUFFLENS.


IX

Wufflens.




Wufflens, 4 septembre, — une heure.

Quelle masse imposante, énorme, prodigieuse de briques entassées ! quelles maisons montagnes !... oui, ce sont bien là des bâtiments de royale apparence, et je ne m’étonne point que l’on en attribue la fondation à la reine Berthe, qui a fait construire de ses deniers tant de moutiers et de tours de guerre dans son beau et féodal Pays de Vaud.

Je suis arrivé au pied des deux châteaux de Wufflens, que sépare une étroite cour intérieure, par des chemins agréables qui suivent les ondulations d’un sol accidenté ; j’ai fait route avec des paysannes de la vallée de Joux ; elles venaient de vendre des framboises à la foire et paraissaient contentes de leur gain.

Je me repose sur de gros troncs d’arbres équarris et je contemple avec une admiration inépuisable ce manoir colossal, au renflement supporté par des machicoulis, ce donjon rugueux, sombre, flanqué de donjons plus bas, plus minces, mais d’une structure semblable. Jamais, je le déclare, je n’avais vu fief aussi majestueux, aussi pittoresque, aussi sublime, aussi grandiose, donnant une idée plus juste de la puissance des altiers barons du moyen-âge !... — ô altitudo ! ô altitudo !

Je comprends maintenant les temps héroïques, car je vois l’arrogant Wufflens, le château double, se dresser sur sa butte d’où il domine, comme un pic, les campagnes fécondes et le lac limpide qui échancre ses rivages émaillés de suaves enchantements. Les murs du séculaire édifice sont âpres, rongés par les plantes pariétaires, crevassés, labourés de fissures, balafrés de lézardes, mais pourtant aussi fermes et solides que les pitons d’une montagne ; des martinets se logent dans les interstices des briques, quelques violiers touffus s’épanouissent au bord des toits élevés et raides : celui du donjon principal porte à son faîte un petit beffroi, ou plutôt une petite lanterne aiguë couverte de zinc, scintillant au soleil, où, selon la tradition locale, un fanal était placé la nuit soit pour guider les barques sur le Léman, qui s’avançait alors plus près du manoir, soit pour faire des signaux aux châtelains des manoirs du Chablais, vassaux des ducs de Savoie comme ceux de Wufflens. Le château le plus moderne remonte lui-même à une haute antiquité, — c’est la demeure du propriétaire actuel. — Je ne puis trop louer la délicatesse, la grâce svelte des tourelles rondes, acérées comme des fers de lances, occupant les quatre angles ; ces tourelles ont leur coiffure pointue en maçonnerie, — chose que je n’ai vue en nulle autre construction des vieux âges. Deux terrasses peu larges s’étagent au-dessus de la route, au-dessous du grand donjon ; là sont des jardins et quelques gros marronniers qui ont dû être plantés au temps de la Ligue et vivront vraisemblablement plus que toi et plus que moi, si on leur permet de mourir de vieillesse.




Porteur d’une lettre d’introduction à l’adresse du châtelain de Wufflens, j’ai pénétré hardiment dans la cour située entre les deux manoirs par un passage voûté pratiqué sous les terrasses. Cette cour a un caractère tout-à-fait chevaleresque, on n’en trouve plus guère de semblables que dans les descriptions Walter-Scott ; les armes de la famille de S......., par qui ce fief illustre est possédé depuis bien longtemps, sont sculptées
sur une tablette de pierre dominant une porte cintrée (d’or à la bande d’azur chargée de trois mollettes d’éperons d’argent, les deux cygnes d’argent becqués d’or, les supports de l’écu manquent). La devise était : Sans décliner. Ces deux mots renferment toutes les lettres du nom de M. de S......., y compris la particule, comme me l’a fait remarquer naguère un savant personnage très versé dans les antiquités nobiliaires.




Il y avait une multitude de seigneuries grandes, moyennes et petites dans le Pays de Vaud. Voici des anciens dictons par lesquels le peuple caractérisait les familles nobles, signalait leurs défauts distinctifs ou leurs qualités dominantes ; ces dictons sont peu connus aujourd’hui, même au bord du Léman, c’est pourquoi je te les envoie comme une curiosité héraldique :

Grandeur d’Alinges-Coudrée.
Antiquité de Blonay.
Noblesse d’Estavayer.
Franchise de Villarzel.
Hautesse de cœur de Gingins.
Parenté de Joffrey.
Piété de Chandieu.
Bonté de Pesmes.
Richesse de Mestral-Arruffens.
Hospitalité d’Aubonne.
Prudence de Tavel.
Sagesse de Seigneux.
Générosité de Praroman.
Opiniâtreté de Dortan.
Amitié de Goumoens.
Accordise de Martine.
Politique de Cerjat.
Ingénuité de Sacconay.
Chicane de du Gard.
Naïveté de Mestral-Payerne.
Gravité de Maillardoz.
Simplicité de Rovéréa.
Gaillardise de Lavigny.
Mesnage de Loys.
Vanité de Senarclens.
Vivacité d’esprit de Enn...
Indifférence de Asp..

Les deux derniers noms sont illisibles dans le bouquin auquel j’ai emprunté ceci. J’aurai bientôt l’occasion de t’entretenir des demeures de quelques-unes de ces familles anciennes, éteintes ou existantes, que je visiterai en poursuivant mon voyage.




J’ai sonné au bas du perron sur l’invitation d’un écriteau, j’ai sonné une seconde fois avec plus de force, et une servante à douce figure m’a introduit dans le vestibule du château habité, large et pavé de dalles ; là sont des dressoirs, des meubles antiques, des cuirasses et des portraits de famille aux fières et nobles mines, les personnages qu’ils représentent sont vêtus de velours, d’hermine, de soie, d’acier, ils ont la tête raide et hautaine, le regard assuré, la moustache formidable ; — il y a là des gens de robe et d’épée, des baronnes et des abbesses, des prélats et des capitaines, des pages et des prieurs.

J’ai exhibé ma lettre, mais M. de S....... était à la foire, ce qui m’a singulièrement contrarié, car j’espérais obtenir de son obligeance d’intéressantes communications sur Wufflens.

On vient de me faire passer dans la salle à manger où I’on me laisse seul pour que je puisse en voir à loisir la décoration tout-à-fait seigneuriale. Cette pièce est parquetée, haute et grande, des armoires surmontées de peintures occupent le côté opposé à celui des fenêtres, le plafond est formé de caissons égaux où brillent des blasons variés et riches ; — décoration qui rappelle la salle des Croisades au musée de Versailles. — Ce sont, j’imagine, ceux des familles qui ont formé des alliances avec la maison de Wufflens. Ces couleurs vives, ces métaux éclatants, tous ces emblèmes héraldiques donnent à la salle un aspect princier ; j’en suis comme ébloui : de bons vieux fauteuils à ramages la meublent. Le soleil projette une lumière ardente par les fenêtres, il fait étinceler dans des flacons de cristal placés sur un bahut délicatement sculpté un vin d’or ; quelques abricots veloutés et joufflus sont éparpillés à l’entour.

Sur ces entrefaites, une voiture légère est entrée dans la cour, j’ai entendu une voix de basse bien timbrée parler aux gens du château, et bientôt M. de S....... a paru dans la salle dont j’examinais curieusement les détails, — toujours chargé de mon havre-sac ; — il portait bourgeoisement quelques paquets de provisions de dessert et notamment un fromage qu’il déposa sur le bahut sans faire presque attention à moi, car son donjon lui procure de nombreux et souvent d’importuns visiteurs.

Les touristes de tout genre, depuis le paysagiste et le dessinateur jusqu’au commis-voyageur en bimbeloterie, viennent journellement des quatre points cardinaux le traquer dans son logis féodal, le harceler de questions niaises, oiseuses, sottes pour la plupart, le déranger, l’obséder, le tourmenter ; et bien souvent, sans doute, plein d’une humeur légitime, il troquerait volontiers ses tours gigantesques, que l’on aperçoit de si loin et qui attirent les voyageurs, contre une maison basse, cachée par les massifs d’arbres d’un des vallons nombreux du Pays de Vaud. — Ce nom a beaucoup occupé les étymologistes ; les uns le font dériver de Vaux (vallées), les autres de Wald, qui signifie forêts en langue celtique, d’autres encore d’un certain Vodelgise, qui était comte du territoire de la ville de Nyon au moyen-âge. Mais cette question a fort peu d’importance et ne doit pas nous occuper plus Iongtemps.

M. de S....... est un bel homme, de taille élevée, gras, frais, rubicond, à la moustache blonde, aux cheveux bouclés, — je fais presque un signalement ; — il a les gestes vifs, l’air franc et loyal, le parler bref. Après avoir lu rapidement ma lettre, il s’est placé à table et m’a pressé d’y prendre place ; je n’ai pu m’y refuser : — du vin de 1824 a été apporté, et il m’en a versé de copieuses rasades, à la manière suisse.

Autrefois, au Pays de Vaud, les mariées apportaient à leurs époux les présents de noces dans un bahut richement ouvragé : ce fut dans celui dont je viens de parler qu’une dame du lieu offrit les siens à un membre de la branche cadette de la maison de Savoie. On voit sur l’un des battants le berger Pâris et la scène d’adjudication de la fatale pomme, — passe-moi ce mot de commissaire-priseur et d’affiches de ventes ; — sur l’autre, l’incendie de Troie et la fuite d’Énée emportant Anchise.

Un jeune peintre dauphinois de mes amis, qui m’a donné une lettre pour M. de S......., a restauré et complété les caissons armoriés du plafond ; il est l’auteur des tableaux de genre surmontant les portes.




Au sortir de table, M. de S....... m’ayant remis une grosse clef, j’ai ouvert la porte du vieux château, — le plus grand, — dont l’intérieur est entièrement ruiné, et j’ai gravi seul un escalier en spirale qui aboutit au sommet du donjon principal, — la hauteur d’un sixième étage à peu près. — La salle dite des Chevaliers a une voûte à nervures dont les retombées s’appuient sur des piliers et une vaste cheminée blasonnée qui en occupe tout le fond.

En continuant mon ascension, je rencontre d’autres salles à fenêtres-croisées, près desquelles sont des bancs pratiqués dans l’épaisseur des murs, où les châtelaines et damoiselles venaient s’asseoir et parachever de leurs belles et mignonnes mains quelque ouvrage délicat qu’éclairait un jour enluminé par le reflet des vitraux précieux. Aujourd’hui plus de vitraux, plus de châtelaines, le velours ou le damas de soie du siége a disparu, il ne reste que la pierre brute. Les planchers de quelques étages sont à jour, et le regard plonge dans un abîme à travers une grille plusieurs fois répétée, formée de solives monstres sur lesquelles il serait imprudent de s’aventurer.

On ne trouve presque plus d’arbres de la taille de ceux dont sont faites ces poutres ; de même il ne se rencontre de nos jours personne qui ose habiter le grand donjon de Wufflens : il fut bâti pour et par des géants, comment pourrait-il servir de demeure à des nains ? — Tout s’est rapetissé à la fois, — car tout doit être en harmonie dans ce monde.

Croule, fier Wufflens, qui t’obstines à rester debout, tes débris serviront à construire ces cabanes à lapins où nous nous logeons. Partout sous mes pas des précipices béants, je ne vois que délabrement sinistre. La majesté extérieure de ces murailles battues par les flots de tant de siècles écoulés ne laisse pas deviner la misère, la ruine intérieure du fief. Les dehors des bâtiments, comme ceux des hommes, sont souvent bien trompeurs !

Une rangée de fenêtres égales couronne le faîte du donjon ; c’était là que le seigneur postait ses sentinelles ; nul ennemi n’eût pu se diriger vers le château sans être aperçu à une grande distance : il n’y avait donc aucune surprise à redouter. En descendant de ce belvédère prodigieux, je découvre au milieu des décombres couvrant une plate-forme saillante un sapin de haute stature, qui a poussé là par hasard. Le vent des forêts du Jura le sema sans doute en passant sur les tours de Wufflens.




M. de S....... m’attendait dans son cabinet d’où l’on découvre Morges, et il m’a montré le terrier de la chatellenie et la généalogie à peu près complète de sa maison ; l’original de ces documents fut anéanti dans le pays à l’époque de la Révolution helvétique, il fallut faire prendre copie de la copie qui avait été envoyée à Berne.

— Vous voyez ce champ, me disait M. de S....... en m’attirant vers son balcon et en me montrant de la main la plaine qui s’étend du côté de Tolochenaz, — où Mme la duchesse d’Otrante possède une campagne nommée le Châlet ; — c’est là que des misérables, sous la conduite d’un brigand nommé Reymond, ont fait un auto-da-fé des archives de ma famille.

Je vais t’apprendre en peu de mots, mon cher Émile, ce qu’étaient ces misérables et ce brigand Reymond ; pour cela je dois commencer par t’exposer l’état du Pays de Vaud en 1802, époque où se passaient les événements que me remémoraient les paroles de mon hôte.

Ce pays s’appelait alors Canton-Léman, il avait été affranchi, depuis peu d’années, de l’autorité bernoise par les baïonnettes de la République française, et, satellite de la grande planète révolutionnaire, il en suivait à peu près les phases agitées et s’essayait à vivre du régime démocratique, tout en conservant des usages féodaux ; les Français occupaient toujours Lausanne conjointement avec des bataillons helvétiques, plusieurs partis étaient en présence, celui-ci voulait la réunion pure et simple à la France, celui-là la constitution cantonnale, un autre un gouvernement unitaire pour toute la Suisse ; quant aux gens des campagnes, ils soupiraient après la suppression entière des redevances féodales, des droits seigneuriaux sur leurs patrimoines, et ne demandaient guère qu’à en être libérés pour toujours. Mais les possesseurs de fiefs héréditaires ou acquis tenaient mordicus aux vieux us et coutumes, résistaient de toutes leurs forces aux tentatives d’émancipation des tenanciers : — cela se conçoit aisément.

Or, dans la nuit du 19 au 20 février, il arriva que des inconnus pénétrèrent dans le château de La Sarraz, enfoncèrent la porte de la salle des archives et jetèrent dans les eaux de la Venoge tous les titres, actes et terriers dont ils purent se rendre maîtres. Il fut impossible de découvrir les auteurs de cette audacieuse action : on se perdit d’abord en conjectures erronnées, mais bientôt le bruit se répandit partout qu’un vaste complot était ourdi par les campagnards dans le but d’anéantir les papiers des châteaux et partant les écrits anciens établissant la dette du vilain envers le gentilhomme, l’obligation de payer les dîmes, tailles, cens et lods.

Des bandes de paysans grotesquement armés se donnèrent rendez-vous pour s’emparer de Lausanne, où existait un grand dépôt d’archives, mais il y eut irrésolution, malentendu ; bref l’entreprise échoua, la ville fut mise en état de siége, et quelques seigneurs alarmés eurent le temps d’envoyer leurs parchemins à Berne pour les sauver du fagot.

Ces vassaux firent des courses de tous côtés, campant comme des routiers et des bohémiens vagabonds, tantôt à Saint-Sulpice, tantôt dans la plaine du Loup, aujourd’hui sur les bords du Léman, demain sur ceux de l’Aubonne et de la Venoge ; à la Côte, à la Vaux et ailleurs, voire aux portes de Lausanne ; une fois même ils traversèrent cette ville pêle-mêle, poussant les cris de Paix aux hommes ! Guerre aux papiers ! portant un drapeau vert et des lambeaux de parchemins rôtis au bout de leurs piques.

L’officier français commandant la ville les harangua, aussitôt ils se dispersèrent sans aucune résistance pour se rejoindre dans la campagne ; ils brûlèrent les archives de plusieurs châteaux, notamment de ceux de Wufflens, d’Échichens, de Saint-Saphorin, d’Écublens ;

du reste nuls autres excès. Ils se présentaient devant un manoir, la nuit ordinairement, quelquefois au nombre de plusieurs mille, poussant de grandes clameurs, tirant en l’air des coups de fusil, au son du tambour, et précédés de sapeurs qui menaçaient d’abattre les portes peu promptes à s’ouvrir. On exigeait la remise immédiate des papiers féodaux au nom des paysans armés pour la destruction de la féodalité, on les brûlait sur place s’ils étaient en petit nombre ; dans le cas contraire, on les entassait sur des chars et on allait en faire de grands feux dans quelque prairie des environs.

Tout était respecté, hormis les paperasses antiques ; quelquefois on recourait à la menace, mais seulement pour intimider les nobles récalcitrants. Un seigneur, refusant de livrer ses archives par la péremptoire raison qu’il ne les avait pas chez lui :

— Tes papiers ou bien ta tête ! lui cria-t-on.

Mais on n’arracha pas même un cheveu à cette tête. — Les Suisses montrent toujours un certain amour de l’ordre jusque dans le désordre des révolutions. — Un jour on feignit de vouloir pendre un châtelain qui, outré de colère, avait mis flamberge au vent et vomissait des invectives contre les brûleurs de papiers.

Le chef de ces paysans était un certain capitaine Raymond, d’abord ouvrier imprimeur, puis officier dans une demi-brigade helvétique. Cet homme ne manquait ni d’énergie ni de capacité militaire, et avait, de plus, une remarquable facilité d’élocution ; il finit par devenir fou ou illuminé, — c’est tout un, — quand il n’eut plus de villageois à enrôler contre des chartes et des diplômes.

Ces campagnards, bonnes gens au fond, qu’on allait voir passer comme une mascarade réjouissante, qui n’effrayaient personne dans les villes et dans les villages, furent appelés en patois et plaisamment Bourla-papeis, — brûle-papiers, — ou Gamaches, — nom d’une chaussure rustique.

Dans leurs courses ils riaient, buvaient, chantaient, et des habitants de communes exemptes de redevances féodales se joignaient à eux uniquement pour faire des farandoles, se divertir et se délasser ainsi de leurs rudes travaux.

La sédition tourna donc à la farce burlesque et s’éteignit peu à peu ; la féodalité expira avec elle ; par malheur, bien des papiers précieux pour l’historien et le chroniqueur ont être réduits en cendres.

Il est à remarquer que les brûle-papiers témoignaient beaucoup d’attachement aux soldats français ; ils déclaraient qu’ils ne leur opposeraient aucune résistance s’ils étaient attaqués par eux, qu’ils éviteraient avec soin toute collision sanglante.

Je me représente les scènes pittoresques qui durent se passer dans les campements et les expéditions des bourla-papeis, je crois voir ces villageois se chauffant avec de vieux registres, — car on était en hiver, — promenant leurs torches du pied du Jura au Lac, prenant des voix d’ogres pour effrayer dans leurs gentilhommières de pauvres petits hobereaux, épouvantant les loups et rôdant comme eux, — non pas autour des bergeries, mais des seigneuries, — recevant la neige sur le dos parfois, faisant la grimace quand ils trouvaient le vide dans un cabinet d’archives enlevées secrètement, mises en lieu sûr ; je les entends s’entredire d’un ton dolent et piteux :

— Avec quoi nous chaufferons-nous dont cette nuit ? Diable ! il fait bien froid !

Cela me rappelle que les Bernois mirent le feu aux châteaux de Wufflens en 1536, lorsqu’ils marchaient au secours de Genève ; mais l’incendie fit peu de progrès, et le curieux édifice échappa à la destruction.




La famille des anciens sires de Wufflens est éteinte depuis plusieurs siècles. Après la réformation et l’occupation du pays sept capitaines bernois devinrent propriétaires des deux châteaux dont ils eurent l’idée de faire une place de guerre, mais ils ne la mirent pas à exécution, je ne sais pourquoi, et cédèrent le fief à un nommé François Le Marlet, sieur de Solon, qui fut sur le point de le céder à son tour à Henri IV, alors prétendant à la couronne de France ; j’ignore les causes qui empêchèrent cette cession. En définitive la seigneurie échut aux S......., qui n’ont pas cessé de la posséder depuis.

Le prince béarnais écrivit au sieur Le Marlet deux lettres que m’a montrées M. de S....... Voici la copie de la première ; la seconde, fort courte, n’a aucun intérêt :

« À monsieur de Vuflens,

« Monsieur de Viflan (sic), j’ay entendu par les lettres du sieur de Clervaut l’affection et bonne volonté que vous avés au bien de mes affaires, et comme pour les advancer vous estes content d’engager ou me vendre vostre terre de Viflan, dont je vous ay d’autant plus d’obligation que je n’ay jamais faict chose pour vous qui vous doibve inciter à me faire ce bon office. Aussy debvez-vous croire qu’il ne s’offrira jamais occasion de m’en revencher que je n’essaye de tout mon pouvoir à recognoistre ce signalé service. Le dict sieur de Clervaut m’escrivoit estre nécessaire que je lui envoyasse une ratification particulière du contrat qu’il a faict pour vostre terre ; mais parce qu’il a ung pouvoir général que je lui ay envoyé pour faire tout ce qui concernera le bien de mon service, j’ay estimé que cela serviroit assés pour asseurance de ma volonté, attendant que la saison permette d’envoyer toutes les ratifications nécessaires pour aultres affaires semblables. Je vous prie continuer à vous employer à ce que le dict sieur de Clervaut négocie en Suisse comme vous avés déjà commencé, estant besoing que tous les gens de bien y aident, tant pour la gloire de Dieu que pour nostre commune conservation, tout ainsy que nos ennemys travaillent unanimement à la ruine de l’un et de l’autre ; et j’espère que Dieu bénira nos armes si justement prinses à leur confusion, et qu’il me fera ung jour la grâce de recognoistre tous ceulx qui auront servi de leur personne et biens comme vous. Ce qu’attendant, faictes estat de mon amitié, de laquelle vous sentirez les effets avec le temps ; et sur ceste asseurance je prieray le Créateur, monsieur de Viflan, qu’il vous ayt en sa saincte et digne garde.

» De La Rochelle, ce premier jour de febvrier 1587.

» Vostre entièrement bon et bien affectionné amy,
« Henry. »




M. de S....... a servi en France dans un régiment suisse de la garde de Charles X, et il parle avec plaisir de ses garnisons de Versailles, d’Orléans, de Rueil et de Courbevoie ; la chute de la branche aînée fit de l’officier un paisible agriculteur : j’ai remarqué dans les appartements un portrait à I’huile où il est représenté avec son habit d’uniforme rouge à revers blancs. Comme nous continuions de causer sur la vie militaire qu’il regrette, sans l’avouer pourtant, il a ouvert une armoire et en a tiré son schako ; au-dessus de la plaque fleurdelisée j’ai vu un gros trou rond ; une balle de juillet avait passé par là.

— Six pouces plus bas et mon affaire était faite ! m’a dit assez gaîment M. de S.......

En prenant congé du châtelain, qui a tant à se plaindre des Français, j’éprouvais une sorte de honte de son accueil amical.